7.— Chloé, rouge ou noir ?
— Noir.
Diego retourna un trois de carreau.
— Faux. Tu bois une gorgée.
La jeune fille avala un trait de sangria. Le goût âcre la fit grimacer. A chaque soirée, elle se promettait de ne plus y toucher, mais à 1,99€ le litre et demi, la sangria restait un des meilleurs moyens de se mettre dans l’ambiance de la soirée sans alléger son portefeuille. Bien sûr, son goût n’approchait que vaguement les saveurs fruitées des vins qu’elle avait goûtés sur les terrasses espagnoles.
— Maylis, à toi. Rouge ou noir ?
— Rouge.
— Dix de cœur. Correct, tu donnes une gorgée à quelqu’un.
— Ok. Laura, tu bois.
Diego continua son tour de table. Il jouait à ce jeu depuis presque cinq ans, mais il ne s’en lassait pas. Les cartes s’accumulèrent, tandis que les verres se vidaient peu à peu.
— Mardi prochain, c’est soirée tournaisienne à la Carolo, annonça Laura. Vous viendrez y faire un tour ?
— Seulement si tu nous offres à boire, négocia Tristan en décapsulant une bière.
— Je suis au bar de 1h à 3h, bières à volonté pour mes cokoteurs chéris.
— Ça marche !
— Chloé, intérieur ou extérieur ?
La jeune fille fixa Diego, puis les cartes étalées devant elle : un trois et un sept. Elle devait deviner si la prochaine carte que retournerait son cokoteur se trouverait dans l’intervalle de ces deux chiffres ou en dehors. Comme il s’agissait du troisième tour de jeu, sa réponse compterait pour trois gorgées et, vu son mal de ventre naissant, elle préférait ne pas se tromper.
— Alors, intérieur ou extérieur ?
— Extérieur.
Diego retourna un sept de trèfle.
— Elle doit boire ou pas dans ce cas ? demanda Maylis en fixant ses propres cartes avec une soudaine appréhension.
— Bien sûr qu’elle doit boire ! A fond ! A fond ! s’écria Laura en battant des mains.
Chloé protesta, mais vida son verre. Son estomac se crispa immédiatement. Le mélange fajitas-sangria ne plaisait pas à son organisme.
Elle inspira un grand coup et tenta de se raccrocher à la conversation.
Laura tressait ses cheveux soyeux tout en s’adressant à Maylis :
— C’est dommage que tu n’aies pas fait ton baptême. C’est vraiment une expérience incroyable. Tu devrais le faire l’année prochaine. Ça arrive souvent que les étudiants préfèrent le faire en deuxième année. Tu viens de quel coin ?
— Arlon.
— Donc ta régionale serait la Lux. Alors je te conseille plutôt de te faire baptiser dans le cercle de droit. Il vaut mieux se tenir éloigné des baptisés Lux. Si leur symbole est un sanglier, ce n’est pas un hasard.
Maylis haussa les épaules.
— Le baptême, ça ne me tente pas trop. Peut-être que si une de mes amies s’était lancée, j’aurais suivi, mais nous étions toutes super stressées à la rentrée. De toute façon, plus j’en entends parler, moins j’ai envie d’essayer. Manger des asticots, prendre des bains de sang, se faire insulter et hurler dessus… Non merci !
Diego sourit.
— C’est sûr qu’il y a quelques moments désagréables, mais ça fait partie du jeu. Le baptême te permet aussi de nouer des amitiés très fortes. De faire partie d’un groupe.
— Vu de l’extérieur, ça a l’air humiliant et abominable, mais quand tu es dans l’ambiance des bleusailles, ce n’est pas aussi terrible, renchérit Laura. C’est comme pour les préliminaires : avant d’essayer, toutes les filles sont dégoûtées. Et finalement, c’est loin d’être insurmontable.
Sa remarque déclencha un rire général. Seul Tristan resta interdit. Il secoua la tête avec un soupir :
— Laura…
— Quoi ? C’est juste pour illustrer.
— Pas terrible comme image. C’est incroyable, t’es une vraie nympho !
— Je ne surpasse tout de même pas ton ex.
Tout le monde suspendit son geste et Tristan crispa les poings. Sa relation avec Aline restait un sujet sensible.
— Laura, ce n’est vraiment pas cool, protesta Diego, le paquet de cartes en main.
— Ça va, je rigole. Il y a prescription, ça fait plus de deux mois qu’ils ont rompu.
Tristan se servit un demi-verre de vodka et le but d’une traite. Son regard brûlait, mais son visage resta impassible. Il ne voulait pas leur laisser voir à quel point la remarque l’affectait.
Le silence s’allongea et on n’entendit plus que les rires provenant du kot voisin. Maylis osa une remarque d’une voix timide :
— Si on mettait un peu de musique ?
— Bonne idée. Changeons de jeu aussi, renchérit Chloé.
Maylis lança Shape of you, d’Ed Sheeran et l’incident fut clos. La conversation reprit sur les baptêmes. Diego entonna quelques chants, tandis que Laura exécutait la position de « gueule en terre », debout, la tête renversée en avant et les bras vers l’arrière. Tous deux multipliaient les anecdotes et les souvenirs, pendant que les verres se vidaient, encore et encore.
Chloé sentait sa tête s’appesantir et, dans un même temps, son esprit devenir plus léger. Sa vue se brouillait légèrement et elle dut s’y reprendre à trois fois pour ouvrir la bouteille de sangria. Elle songea vaguement à son cours, le lendemain, à 8h30. Peu importait. Le syllabus paraphrasait fidèlement les paroles du prof. Il n’était pas nécessaire qu’elle s’y rende.
Vers minuit, chacun vida son gobelet et gagna sa chambre pour se changer.
Un jeans, un pull à capuche et des chaussures hermétiques. Une tenue condamnée à la saleté et la mauvaise odeur, que l’on remettait de soirée en soirée.
Une tenue de guindailles.
— Tous à la Casa ! s’écria Laura tandis qu’ils sortaient du kot avec fracas.