4.Le contrôleur siffla deux fois et les portes du train se refermèrent.
Son sac coincé entre les genoux, Maylis laissa son visage glisser contre la vitre froide. Le dimanche soir, le train reliant les gares d’Ottignies et de Louvain-la-Neuve ne chargeait que des étudiants et des valises. Chacun regagnait son kot, avec du linge propre et des provisions.
Maylis avait hâte de savourer les rouleaux de printemps et le potage au poulet encore chaud qui l’attendaient dans son sac. Ses parents tenaient un petit restaurant vietnamien et ils glissaient toujours un peu de leur savoir-faire dans les bagages de leur fille unique. A leur manière, ils lui manifestaient leur soutien. Eux qui avaient suivi une scolarité sans prétention montraient beaucoup de fierté à l’idée que Maylis s’engage dans des études de droit. Elle n’osait pas leur dire que les premiers cours la laissaient peu convaincue et déjà noyée dans la matière. Tout s’embrouillait dans son cerveau et les textes indigestes ne l’éclairaient pas davantage.
La jeune fille ferma les yeux et se laissa bercer par le roulement du train. Elle faisait ce trajet toutes les semaines depuis septembre. Pourtant, elle ressentait toujours autant de fatigue en arrivant à son kot. Elle avait même songé à passer certains week-ends à Louvain-la-Neuve, mais la perspective de flâner dans le commu désert lui mettait le moral à zéro.
C’était Diego qui lui avait proposé la chambre. Ils côtoyaient la même unité scoute et une colocataire du jeune homme laissait sa place pour devenir fille au pair en Irlande. Maylis n’avait pas hésité.
Il n’était pas toujours simple d’être la benjamine du groupe. Au début, elle avait détesté Louvain-La-Neuve. Le confort de la maison familiale lui manquait, elle dormait mal, les cours finissaient parfois à 18h, voire plus tard. Lorsqu’elle rentrait de la fac, découvrir la salle de bain inondée et la vaisselle mal lavée la mettaient toujours de mauvaise humeur. De plus, elle perdait contact avec ses anciens amis et la distance devenait dure à supporter. Elle aurait voulu remonter le temps, revenir à l’époque des devoirs et des récrés, où tout paraissait plus simple.
Diego l’avait beaucoup soutenue, surtout au début. Son sourire accueillant et sa bonne humeur l’avaient mise à l’aise et, peu à peu, elle s’était ménagée une place parmi les autres. Elle avait apprivoisé la ville et renoncé à la nostalgie. La page du lycée était tournée ; il fallait écrire la suivante.
La voix mécanique la tira soudain de ses pensées. « Lou-vain-la-Neuve-Université. Gare terminus ». Maylis reporta son attention sur le bavardage des deux filles qui se tenaient sur la banquette, face à elle.
— Alors, taureau : vous êtes sous l’influence de Mars. Vos relations seront passionnées et tumultueuses. Attention à ne pas blesser vos proches.
— Et pour moi ? s’enquit sa voisine tandis que le train ralentissait.
— Vierge, c’est ça ? La chance vous suit dans toutes vos entreprises. Si vous êtes célibataire, une rencontre pourrait vous surprendre en fin de semaine.
Maylis eut un sourire triste. Si seulement cela pouvait se réaliser. Née le 28 août, elle était vierge en astrologie, comme en amour.
Comment se faisait-il qu’elle n’ait jamais couché avec personne, à dix-huit ans passés ? C’était la question que lui avaient répété les rares personnes à qui elle avait confié sa vie affective. Ou plutôt son absence de vie affective.
En réalité, il ne s’agissait pas vraiment d’un choix ; la vie avait décidé pour elle.
Maylis avait toujours cru en l’amour et elle l’avait espéré à chaque instant. Où qu’elle soit, elle scrutait les visages, guettait un regard, un sourire.
Ses amies racontaient avec arrogance leurs aventures et gloussaient fièrement en jouant à « Je n’ai jamais ». Maylis les écoutait sans un mot. Elle n’avait rien à mentionner, sinon les deux ou trois ados couverts d’acné qui s’étaient entichés d’elle au lycée. Bien sûr, elle avait craqué sur certains garçons, mais ces coups de cœur juvéniles s’apparentaient plus à d’innocents fantasmes qu’à l’amour véritable.
Maylis n’était pourtant pas laide – ses origines asiatiques lui conféraient même un certain charme – mais elle restait timide et effacée devant les garçons qui lui plaisaient.
Ses amis en couple l’enjoignaient à se montrer plus entreprenante. Facile à dire, quand on a quelqu’un a son bras.
Elle aurait voulu vivre dans une de ces séries où chaque personnage trouve son âme sœur et où la timidité devient attachante.
Elle ressentait souvent le poids de la solitude. Cela la prenait au hasard, sans prévenir. Un beau restaurant lui inspirait tout à coup un dîner aux chandelles. Lorsqu’un nouveau film sentimental venait à l’affiche, elle s’imaginait assister à la séance main dans la main. Et si la neige se mettait à tomber, elle se prenait à regretter de n’avoir personne contre qui se blottir pour se tenir chaud.
Tous ces instants quotidiens, ces petits riens anodins, lui pesaient chaque fois un peu plus.
Le train s’immobilisa et les portes s’ouvrirent. Sur le quai, le roulement des valises rappelait le hall d’un aéroport. Des centaines de jeunes encombraient les voies, comme chaque dimanche soir.
Maylis tira son sac sans enthousiasme. Une pluie fine enveloppait la ville et brouillait sa vue. Elle grimpa lentement les grands escaliers qui s’élevaient au bout du quai. Au-dessus des trois volées de marches, des étudiants de l’Improkot annonçaient un spectacle théâtral et distribuaient des dépliants en noir et blanc. Maylis sourit face à l’énergie de ces jeunes publicitaires. Ils répétaient leur message avec verve, malgré la nuit tombée et le temps maussade. Elle rangea le papier dans sa poche et se promit d’y jeter un œil plus tard.
En arrivant à l’université, Maylis espérait sincèrement mettre fin à ses dix-huit années de célibat monotone. Nouvelle ville, nouveaux visages, nouvelles règles. Elle s’était prise à croire les voix compatissantes qui lui assuraient : « Tu verras, ça viendra ».
Pourtant, rien n’était venu, sinon une vive déception.
Ici à Louvain-la-Neuve, tout allait vite. Les semaines filaient, les profs galopaient dans la matière, les soirées se programmaient quelques heures à l’avance. Les amants ne prenaient pas le temps de se découvrir. Ils s’embrassaient, avides, pressés, et plus si affinités.
Maylis doutait chaque jour davantage de rencontrer un garçon qui accepte de se calquer sur son rythme, de se connaître pas à pas. De prendre le temps.
Elle voulait donner son cœur avant de donner son corps.
Trouverait-elle un jour quelqu’un qui la rendrait heureuse ? Finirait-elle sa vie sans avoir connu l’amour ?
Elle y pensait souvent. Une vie sans un je t’aime. Juste une accumulation de déceptions, d’années à espérer et de rêves écaillés par le temps.
Elle chassa ces pensées et sourit en songeant que son horoscope lui annonçait une semaine surprenante. Qui sait, après tout ?