IIILe lendemain, à sept heures du matin, j’étais dans le cabinet du chef d’institution, à qui ma mère me recommandait pour la centième fois : « Je ne l’avais jamais quittée ; j’avais besoin des plus grands ménagements ; on obtenait tout de moi par la douceur ; si j’étais malade, il fallait l’envoyer chercher tout de suite ; du reste, elle ne demeurait pas très loin du pensionnat, elle viendrait, pendant les premiers temps, tous les jours à l’heure de la récréation, etc., etc. » La cloche sonna, elle m’embrassa une dernière fois, et je restai seul.
Comme presque tous les hommes, vous avez eu cette minute-là dans votre enfance. Vous savez ce qu’elle contient.
M. Frémin me dit, du ton affectueux d’un père habitué à ne pas brusquer cette première souffrance dont il était souvent le témoin :
– Venez, mon ami.
Et il me conduisit au milieu de mes nouveaux camarades.
En me mettant en pension au lieu de me mettre au collège, ce qui eût été plus simple et moins coûteux, ma mère avait pris une de ces demi-mesures que le cœur ingénieux accepte pour amortir le choc de certaines nécessités. Puis cette institution, située dans un quartier sain, dans le voisinage des jardins de Tivoli, semblait offrir tous les avantages possibles d’hygiène et d’éducation. C’était en effet, mais à tort, un des établissements les plus renommés de Paris. Il comptait près de trois cents élèves appartenant pour la plupart à la haute finance, au grand commerce ou à la noblesse récente.
Ma mère, comme toutes les personnes auxquelles l’instruction a manqué, voulait m’en faire donner une aussi complète que possible. Elle avait donc cru devoir s’adresser à une de ses plus riches clientes, laquelle avait un fils à peu près de mon âge, et loi avait demandé, en lui apprenant pourquoi elle lui faisait cette demande, dans quelle maison elle avait placé son fils. Cette circonstance bien simple devait amener les premiers évènements douloureux de ma vie. La dame se trouva blessée de ce qu’une de ses fournisseuses avait l’outrecuidance de vouloir faire de son fils, enfant naturel par-dessus le marché, un camarade du sien, fils d’un comte de la Restauration.
Ma mère ne soupçonna rien. En communiquant ses projets à madame d’Anglepierre, elle avait eu même la naïveté d’ajouter :
– Je serais bien heureuse que mon fils se trouvât avec le vôtre, madame. Vous avez toujours été si bienveillante pour moi, que M. Fernand, j’en suis certaine, sera bon aussi pour Pierre. Ce cher enfant ne m’a jamais quittée, il a grand besoin qu’on l’aime.
Ma mère était sans orgueil comme elle était sans servilité. Elle dit ces paroles tout simplement à sa cliente, en lui montrant des broderies et en me tenant la tête contre ses genoux.
D’ailleurs, une mère qui parle enfant à une autre mère se considère comme son égale. L’amour maternel semble devoir mettre, au moins momentanément, toutes les femmes au même niveau, puisqu’il n’y a pas, suivant les différentes classes, différentes manières d’engendrer et d’aimer ses enfants. C’est là surtout que la nature implacable supprime clairement les hiérarchies sociales, en astreignant toutes les génératrices aux mêmes moyens, aux mêmes dangers, aux mêmes devoirs.
Cette dame ne pensait pas ainsi. Rentrée chez elle, elle raconta probablement, en présence de son fils, ce qu’elle venait d’entendre, en y ajoutant des réflexions dont je devais bientôt recevoir le contrecoup.