IJe suis d’une Camille plus qu’obscure. Le mot ma famille veut une explication. Ma famille, c’était ma mère. Je tiens tout d’elle : ma naissance, mon instruction, mon nom, car à cette heure je ne connais pas encore mon père. S’il vit, il aura, comme tout le monde, en lisant son journal, appris mon arrestation, et il se sera réjoui de n’avoir pas reconnu un enfant qui l’aurait traîné un jour sur les bancs de la Cour d’assises, en admettant que ma destinée eût été la même s’il s’y fût intéressé.
Jusqu’à l’âge de dix ans, j’ai fréquenté assez régulièrement un petit externat tenu par un vieux bonhomme au rez-de-chaussée de la maison contiguë à la nôtre. J’y ai appris la lecture, l’écriture, un peu d’arithmétique, d’histoire sainte et de catéchisme.
Lorsque ma dixième année fut venue, ma mère résolut de me mettre tout à fait en pension, préférant mon intérêt à venir à son bonheur présent ; car se séparer de moi devait être cruel pour une femme qui n’avait que moi à aimer dans le monde.
– Tu n’as pas de père, me dit-elle à cette époque ; cela ne signifie pas que ton père est mort : cela signifie que beaucoup de gens te mépriseront, t’insulteront pour un malheur qui devrait exciter leur sympathie et provoquer leur assistance ; cela signifie encore qu’il ne faut compter que sur toi et sur moi qui, malheureusement ne pourrai pas travailler toujours ; cela signifie enfin que, quelque chagrin que tu me causes, je suis forcée de te le pardonner. N’en a***e pas trop.
Voilà plus de vingt ans que j’ai entendu ces paroles, et je les retrouve nettes et précises comme si je les avais entendues hier. Quel effroyable don que la mémoire ! De quelle faute Dieu avait-il à punir l’homme quand il lui a imposé ce redoutable bienfait ? Il est des souvenirs heureux, dit-on. Oui, tant que le bonheur nous accompagne ; mais, au premier deuil ou au premier remords, tous ces souvenirs s’enfuient, et, si nous courons après eux, ils se retournent et nous frappent en plein cœur.
Je ne pouvais guère, à dix ans, m’identifier avec le sens littéral des paroles de ma mère ; mais j’y démêlai, d’instinct, une souffrance pour elle et un devoir pour moi.
Je l’embrassai, c’est la première réponse des enfants émus ; puis, avec un accent de résolution subite et de fermeté au-dessus de mon âge :
– Sois tranquille, lui dis-je, je travaillerai bien, et, quand je serai grand, tu verras comme je te rendrai heureuse.
Ma mère avait créé un petit commerce de lingerie et de broderie au coin de la rue de la Grange-Batelière, au deuxième étage, en face de la mairie. Première ouvrière de la célèbre Caroline, elle s’était établie à son tour, et son goût, son exactitude, son caractère, lui avaient attiré une clientèle peu nombreuse mais choisie.
Je vois encore notre modeste logement si proprement tenu, la vieille bonne, frottant dès le point du jour, et avec qui, sous prétexte de lui aider dans ce travail matinal, je venais jouer, à mon réveil ; nos simples repas, durant lesquels ma mère causait avec cette même servante, habitude commune à la petite bourgeoisie ; les voisins que je rencontrais sur l’escalier, lorsque je me rendais à mon école et qui s’amusaient de mon babillage ; enfin la veillée et les deux ou trois ouvrières, jeunes et rieuses, à qui ma mère distribuait de l’ouvrage après l’avoir coupé elle-même.
Ces jeunes filles me gâtaient de leur mieux. Ma position d’enfant naturel était sans doute pour elles une raison de plus de m’aimer. Les femmes, dans cette classe, ont trop souvent à souffrir d’un semblable accident, pour ne pas y compatir et ne pas le respecter chez les autres. Pendant les dernières soirées qui précédèrent mon entrée en pension, elles s’ingéniaient à me distraire et à me faire oublier l’exil prochain ; car, malgré ma grande résolution de courage, l’âge reprenait ses droits, et je n’y pensais pas sans alarmes.
Enfin, la veille du grand jour, – le 1er octobre 18. . ! – après le dîner, ma mère me dit :
– Allons terminer nos emplettes.
Elle me conduisit d’abord chez un petit joaillier du boulevard Saint-Martin, et, là, pauvre chère femme ! elle m’acheta un couvert et une timbale d’argent, en ayant encore la bonté de consulter mon goût. Je choisis le plus simple modèle, pensant que ce serait le moins cher. Elle m’embrassa ; le cœur est si intelligent !
Nous revînmes ensuite tout le long des boulevards, et, comme je me plaisais à colorier des images (c’était ma grande distraction pendant qu’elle travaillait, l’hiver), elle m’acheta une boîte de couleurs ; puis ce fut une toupie, une corde à sauter, que sais-je ! tous les petits jouets destinés à atténuer le chagrin du lendemain en occupant mon jeune esprit de mes plaisirs accoutumés.
Quand nous rentrâmes à la maison, il était tard, les ouvrières étaient parties. La lampe, aux trois quarts baissée, nous attendait sur l’établi. Toutes mes petites affaires terminées étaient rangées avec soin. Chacun de ces objets représentait une somme d’argent péniblement acquise, une veille prolongée dans la nuit, quelquefois jusqu’au matin. L’homme qui rend mère une fille pauvre, et qui laisse le travail de cette femme pourvoir seul aux besoins de son enfant, a-t-il conscience de ce qu’il fait ?
Ma mère s’assit, me prit sur ses genoux, je posai ma tête sur son épaule, et nous restâmes ainsi près d’une heure sans parler, elle rêvant au passé, sans doute, moi ne pensant à rien, qu’à me trouver bien où j’étais.
– Veux-tu être gentille, petite maman ? lui dis-je lorsqu’il fut temps de me coucher ; laisse-moi dormir avec toi.
J’étais très délicat dans ma première enfance. Ma mère, qui m’avait nourri, me couchait avec elle. Cette habitude s’était prolongée pour moi jusqu’à l’âge de six ans. C’était devenu ensuite une récompense ou une compensation lorsque j’avais été exceptionnellement sage, ou qu’un plaisir m’avait été promis, et que, pour une raison de travail ou d’économie, il avait fallu m’en priver. Alors, je demandais à ma mère la permission de reposer auprès d’elle, et, le soir venu, je courais dans sa chambre, je me coulais dans son lit, je m’y retournais en frétillant comme un poisson qu’on rejette dans l’eau, et je m’endormais de ce sommeil plein qui n’appartient, hélas ! qu’à l’enfance. Sa besogne achevée, ma mère se glissait tout doucement à mon côté, et, le lendemain, je me retrouvais toujours dans la même attitude, tenant son bras entre les miens, contre mes lèvres. De ce réveil, surtout, je me faisais une fête ; je me mettais alors à jouer avec elle, je la décoiffais. Nous riions ensemble, et, me pressant avec énergie dans ses bras, elle me disait :
– Comme je t’aime, mon cher enfant !