XIEh bien, non, je n’ai pas pardonné.
De cette première empreinte que j’ai reçue de l’humanité, mon âme ne s’est jamais tout à fait remise, et je ne veux pas me montrer meilleur que je ne suis ; non, je n’ai pas pardonné à ces premiers ennemis. Ma rancune ne vient pas de se réveiller tout à coup sous l’évocation de souvenirs pénibles, dans l’ombre d’un cachot ; elle ne s’est jamais endormie complètement, même aux jours les plus heureux de ma vie. Le hasard m’a mis en rapport plus tard avec quelques-uns de ces anciens condisciples. Ils avaient oublié, comme il convient à ceux qui ont eu des torts, et ne demandaient qu’à renouer connaissance avec moi et à rendre hommage, disaient-ils, à ma réputation et à mon talent ! Si je n’ai pu me soustraire à cette rencontre, du moins n’ai-je pas tendu la main à un seul d’entre eux quand il m’offrait la sienne. Se sont-ils souvenus alors ? J’en doute. Ils auront pris pour l’orgueil du succès ce qui n’était que la mémoire du passé.
Cependant, si mon cœur ne pardonne pas, ma raison explique. – Le commerce social est un commerce comme les autres et semblable intrinsèquement aux plus vulgaires. Il exige, de la part des contractants et des intéressés, des mises de fonds égales et des garanties équivalentes. Si l’un apporte à la masse la fortune ou l’intelligence, l’autre apportera la noblesse ou les relations, celui-ci l’intérêt, celui-là le plaisir ; il n’est pas jusqu’à la bassesse et à l’hypocrisie qui ne doivent entrer en ligne de compte dans cet échange incessant et qui ne suppléent, chez les habiles, au capital réel qui leur manque.
Au lieu de raconter naïvement à mes camarades que je n’avais pas de père, si je leur avais dit que mon père était mort, ou si je leur avais demandé pardon de cette faute involontaire, j’aurais rétabli, par le mensonge ou l’humilité, l’égalité entre nous, et, n’ayant plus à répondre que de mes défauts personnels, il est probable que j’aurais vécu en bons rapports avec eux, et qu’au bout d’un certain temps je les aurais dominés à mon tour. Mais, en leur avouant ma position véritable sans en rougir, je les mettais en droit de ne plus me considérer comme leur égal, puisque je n’apportais pas à la communauté les antécédents exigibles de famille et que je n’y suppléais pas par une compensation utile à leurs besoins ou à leur vanité. Je devenais pour eux un être à part comme un bossu, je n’étais plus de leur race, et, repoussé de leur sein, je ne pouvais plus servir qu’à leur amusement.
Avaient-ils tort, à cet âge surtout où le bien et le mal sont d’instinct et où l’esprit de domination est inséparable de la nécessité d’obéir ? Et, en somme, étais-je leur égal, à ces enfants, nés ou se croyant nés tous dans des positions régulières ? Non certainement, il faut bien le dire. On agitera longtemps encore la question des enfants naturels, et, pour l’honneur de l’humanité, on arrivera, dans un temps très prochain, à expulser de la Loi et de l’opinion le préjugé qui pèse encore sur eux ; mais ce préjugé, quand vous l’aurez détruit partout, vous le retrouverez chez l’enfant naturel lui-même, chez celui qui a le plus d’intérêt à sa destruction. Cette faute dont il est innocent, quand tout le monde la lui aura pardonnée, il ne se la pardonnera pas, lui. Il y aura toujours, en effet, d’autres enfants légitimes auxquels il se comparera dans toute occasion ? Aura-t-il un assez grand cœur pour ne rien reprocher à l’homme qui lui aura donné la vie physique sans se soucier de sa vie morale, et dont il n’aura reçu ni le nom, ni les caresses, ni les conseils ? Et sa mère ? l’aimera-t-il comme un enfant légitime aime la sienne ? Peut-être par le raisonnement l’aimera-t-il davantage ; l’estimera-t-il autant ? Non, quoi qu’il fasse.
Le jour où un maladroit lui reprochera sa naissance et insultera cette mère, le premier mouvement de ce fils sera de sauter au visage de cet homme ; mais, dans les actes les plus communs de la vie, lorsqu’il lui faudra, devant le plus obscur fonctionnaire public, se déclarer enfant naturel, fils de mademoiselle une telle et de père inconnu, le fera-t-il d’un ton aussi calme, avec une conscience aussi assurée que s’il pouvait montrer un extrait de naissance en règle, et ne sera-t-il pas embarrassé, pour ne pas dire honteux, ne fût-ce qu’un instant, de révéler ainsi l’impudeur de sa mère ? Cette mère elle-même, si intelligente, si repentante, si honnête qu’elle soit redevenue, saura-t-elle prendre, au milieu d’une société régulière, une position digne, sans abaissement si elle s’y efface, sans audace si elle s’y avance ? La reconnaissance qu’elle-même conservera de l’accueil qu’elle aura reçu ne prouvera-t-elle pas à cet enfant que cet accueil est tout volontaire, et qu’au fond de cette sympathie il y a un douloureux sous-entendu : la pitié ? Enfin, lorsque l’enfant naturel sera en âge de connaître les choses de la vie, la raison la plus honorable qu’il pourra donner à sa naissance ne sera encore que l’amour. Sera-t-elle suffisante ? sera-t-elle consolante, surtout lorsqu’il connaîtra par lui-même les emportements, les faiblesses, les attitudes particulières à l’amour ? À ces émotions secrètes et sensuelles, à ces mystères si souvent répugnants des voluptés physiques, l’image d’une mère doit-elle être mêlée ? Elle s’y mêlera cependant malgré lui, car c’est à l’un de ces mystères qu’il devra le jour.
Voyez, au contraire, chez l’enfant légitime, comme le moyen de création dont la nature se sert disparaît dans la majesté du mariage, comme cet enfant sépare sa mère des autres femmes. Quand il dit : les femmes, il ne parle pas de sa mère. Il ne lui reconnaît rien de commun avec elles. Sa naissance n’évoque dans son esprit et dans son cœur que le tableau d’une douleur noble, d’un devoir sacré, d’une joie pure. Elle n’éveille que des sentiments de reconnaissance et de vénération. Ces enfants-là ne connaissent pas leur bonheur ! Non, tant que le mariage sera une des bases sociales, il y aura, quelques tentatives que fassent les moralistes, les chrétiens et les justes, une tache ineffaçable, un malheur sans rémission, une fatalité, disons le mot, dans l’illégitimité de la naissance.
Je n’en ai pas moins rencontré des individus qui, nés irrégulièrement, étaient fiers d’entendre murmurer autour d’eux qu’ils étaient issus d’une faute et qu’un adultère illustre avait coloré leurs veines d’un sang exceptionnel, princier, royal. La foule les regardait avec curiosité, souvent avec envie, quelquefois avec respect. Par quel sophisme un fait change-t-il de nom et de conséquences en changeant de milieu, et, méprisable en bas, devient-il honorable plus haut ? Ici le déshonneur maternel voilé comme un ulcère, là ce même déshonneur revendiqué comme un titre et arboré comme un panache ! Voilà une étrange association entre la honte et l’orgueil. Bâtard pour bâtard, mieux vaut, à mon avis, souffrir que se glorifier de son origine, et, si on lui cherche une excuse, la trouver dans la misère et l’ignorance plutôt que dans le calcul ou la vanité.