XIIIAujourd’hui, me voilà tout à fait seul, après une courte existence bien remplie par les luttes, le travail, la passion et le crime. J’en sais long sur la vie. Quand, par impossible, je vivrais cent ans, elle n’aurait rien à m’apprendre. Je me juge donc sincèrement, avant d’être jugé par les hommes. Mon véritable crime, celui pour lequel la justice terrestre ne me poursuivra pas, et que je ne pardonnerai jamais ni à moi ni à ceux qui m’y ont poussé, voulez-vous le connaître ? C’est d’avoir douté, c’est d’avoir rougi quelquefois de ma mère.
Eh bien, si le malheur même inique des uns est nécessaire, dans les décrets de la Providence, au bonheur du plus grand nombre ; si Dieu n’a pas en son pouvoir d’autre moyen de perfectionner peu à peu l’humanité et de lui faire acquérir l’expérience, que de lui sacrifier quelques hommes ; si je suis un de ces tristes élus, eh bien, acceptons la mission et tâchons de faire servir au bien général le mal que j’ai fait et le mal que m’ont fait les autres.
Vous êtes un homme de talent, mon cher maître, le barreau ne vous suffira pas, et, un jour, du haut de la tribune, vous élèverez la voix, non plus seulement pour la défense des individus, mais pour la propagation des idées, pour la société tout entière, pour la civilisation enfin. Prenez en main la question des enfants naturels. Elle est intéressante, urgente au point de vue moral et civilisateur. La situation qui leur est attribuée dans la législation n’est qu’une flagrante injustice, puisque, exigeant d’eux la totalité des devoirs, elle ne leur reconnaît qu’une partie des droits. N’est-ce pas inouï, barbare, absurde ? Pourquoi, par exemple, leur demande-t-on leur sang pour la patrie, si l’on ne trouve pas ce sang aussi pur que celui de l’enfant légitime ? D’où vient qu’ils ne sont pas admis à l’héritage intégral de leur père, même, – surtout lorsque celui-ci veut le leur laisser, après les avoir reconnus ? Pourquoi faut-il que ce père ait recours aux substitutions, aux ruses, aux hypocrisies ?
Il peut, il est vrai, tout remettre en ordre en épousant la mère et en légitimant l’enfant par le mariage. Mais, si la mère est morte, ou si elle est indigne du nom d’un honnête homme, car il faut tout prévoir, la réparation ne sera donc plus possible ? – Le père peut adopter l’enfant ! À quel âge ? Après cinquante ans. S’il a vingt ans à la naissance de son fils, celui-ci devra donc attendre trente ans sans état civil ? Et si le père meurt subitement avant d’avoir l’âge légal ? Pourquoi toutes ces hésitations, tous ces atermoiements dans la Loi ? Ce sont, me direz-vous, des obstacles posés sciemment par les législateurs devant les passions humaines. Ces législateurs ont pensé que la fausse position faite à l’enfant arrêterait les générateurs dans leur acte de génération irrégulière. Quelle erreur !
C’est un danger immédiat pour le père qu’il fallait mettre devant lui, et non un danger à venir dans un résultat incertain, résultat qu’évite, contre toute loi naturelle, le libertinage de l’expérimenté en matière d’amour ; à moins que, plus égoïste encore, il n’ait même pas ces étranges prévoyances et ne laisse toute la responsabilité de ses plaisirs à sa faible complice. Quelle est alors la ressource de la mère ? Cette Loi qui a protégé l’homme jusque-là, quelle protection va-t-elle accorder à la femme ? quel conseil ? quel refuge ? Aucun. Il lui reste, selon sa position sociale, le suicide, les enfants trouvés, le travail ; la misère, la honte, l’i*********e et la p**********n réglementaire où elle retrouve encore la Loi protégeant toujours l’homme, lequel peut venir alors, sans plus se nommer à la mère qu’à l’enfant, créer, moyennant une petite somme, autant d’enfants illégitimes qu’il en contiendra. Regardez donc une bonne fois en face de pareilles coutumes et soyez épouvantés.
Et ces enfants, à leur tour, que deviennent-ils ?
Cherchez dans les bagnes, dans les maisons de tolérance, dans tous les repaires du vice, et, sur mille de ces parias, vous en trouverez plus de neuf cents qui ont pour excuse la faute de leur mère, le père inconnu, la famille absente. Une grande partie du mal actuel est là ; c’est donc là qu’il faut l’attaquer.
Protégés par une loi qui a cru bien faire, une foule d’hommes sans cœur jettent sur le pavé des villes un tas d’êtres sans nom qui perpétuent à tout jamais la tradition du mal ; car pourquoi ceux-ci feraient-ils mieux que leurs pères ? Voyez alors quelle hérédité occulte et anonyme, en échange de l’hérédité publique qu’on leur refuse, et comme la tache originelle va s’élargissant de génération en génération, faute d’abord, vice plus tard, crime enfin !… Quel va-et-vient de la mansarde à l’hôpital, de l’hôpital au lupanar, du lupanar au bagne, du bagne à l’échafaud !
Comment ! la société porte aux flancs ce chancre phagédénique, et elle poursuit son chemin sans s’en occuper davantage, en s’étonnant et en se plaignant toutefois, de temps en temps, d’un malaise sourd, d’un affaiblissement anormal, d’une déviation dans la moralité, d’une dégénération dans la race, tous symptômes dont elle se garde bien de rechercher la cause ?
Cette cause est dans la démoralisation de la femme, source de l’humanité ; occupez-vous donc de la femme ! Garantissez-la enfin contre l’homme ! Que cette Loi prévoyante, qui va jusqu’à rendre le propriétaire responsable des dégâts que cause son égout, son valet ou son chien, rende au moins l’homme responsable de son enfant, dans quelque condition qu’il l’ait mis au monde ; qu’elle commence par proclamer que : donner le jour à des créatures nouvelles pour la seule satisfaction de sa passion et de son plaisir, sans leur donner un nom, une honorabilité, une famille, un patrimoine, un travail, un exemple, sans accepter enfin en aucune façon la solidarité de la chair et de l’âme avec l’être qu’on a fait jaillir des profondeurs les plus intimes de son être, est une atteinte à la sûreté générale, délit prévu par l’article – tant – et puni d’une peine – de… ; et les pères oublieux ou légers, les charmants mauvais sujets chantés par les vaudevillistes, diminueront rapidement.
C’est la complicité de votre Loi qui crée la facilité de nos mœurs. Autorisez la femme à dénoncer le père de son enfant, et à ces irrésistibles passions qu’inspirent les femmes, passions dont la moralité publique n’a pas à connaître, les hommes résisteront tout à coup avec une vertu dont ils ne se seraient jamais crus capables, comme ils résistent au désir de prendre les sébiles pleines d’or des changeurs, parce qu’il y a une loi qui appelle l’exécution de ce désir un vol, et qui punit le voleur. L’honneur des femmes et le bonheur des enfants ont bien la valeur d’une pièce d’or !
Où irons-nous, alors ? disent les philosophes. Les femmes abuseront aussitôt de la jeunesse et de la crédulité des hommes, et surtout des jeunes gens sans expérience. – Non, parce que, la famille étant mieux constituée, d’autres femmes qui seront des mères prémuniront leurs fils contre celles-là. Ensuite l’expérience ne s’acquiert pas sans lutte. Enfin, ce qui assurerait vite le triomphe du Bien, c’est que ce serait le Bien, que l’humanité ne doit pas avoir autre chose en vue, et qu’elle est ici-bas pour y atteindre.
La recherche de la paternité, alors ? – Tout simplement. – C’est bien grave. – Pourquoi ? Du moment que la société se mêle des affaires de la nature, elle ne doit pas plus laisser à l’homme le droit de mal créer que le droit de détruire, et je ne sais pas si le premier crime n’est pas plus grand que le second. Attaquez cette grande question, je vous le répète, elle est digne de votre intérêt et de votre talent. Elle donnera l’immortalité à celui qui la résoudra.