IV

1169 Words
IVL’établissement était immense, tel qu’il devait être pour contenir environ deux cent cinquante élèves pensionnaires. Il se divisait en deux parties, le petit et le grand collège : dans le premier, les élèves depuis les classes élémentaires jusqu’à la cinquième inclusivement ; dans le second, depuis la quatrième jusqu’à la rhétorique, la philosophie, les mathématiques spéciales, les Humanités enfin. Les deux collèges occupaient chacun un bâtiment différent, et, séparés par des balustrades, n’avaient ensemble aucun rapport ostensible. Ils avaient même leur sortie particulière sur deux rues parallèles. Dans le grand quartier, quelques élèves de mérite se groupaient autour de M. Frémin et formaient un noyau de travail, d’émulation et de succès qui maintenait la pension dans sa bonne réputation d’autrefois. M. Frémin se donnait absolument à ces jeunes gens, abandonnant aux professeurs subalternes ceux qui ne valaient pas la peine qu’on s’occupât d’eux et qui, entre les mains de son associé, purement homme d’affaires, représentaient le côté lucratif de l’entreprise. Ce qui se passait parmi ces derniers n’est pas chose croyable. Les mauvais livres, l’ostentation du vice et de l’impiété, provoquée peut-être par les trop grandes exigences cléricales du temps, la mollesse et l’oisiveté, le libertinage précoce, tels étaient les vices courants de cette véritable république. Pendant les récréations, les petits regardaient curieusement, à travers les barrières qui les séparaient des grands, les héros des scandales presque quotidiens dont les récits arrivaient quelquefois jusqu’à eux. Ils se les montraient avec admiration. Ces, messieurs, fiers de leur renommée, se livraient avec un orgueil bien légitime aux regards de cette menue foule, se dandinant, tirant leurs moustaches timides, affectant toutes les allures propres à pervertir de jeunes et faibles imaginations. Le mal s’étendait donc peu à peu et devait à la longue gangrener les plus innocents. Si j’y échappai, moi, ce fut par des circonstances exceptionnelles, que je bénis puisqu’elles m’ont détourné du vice, qui eût été un plus grand malheur pour moi. M. Frémin m’avait laissé, je vous l’ai dit, au milieu de mes nouveaux camarades, après m’avoir recommandé particulièrement à notre professeur, à qui je demandai si le fils de madame d’Anglepierre était déjà rentré ; il me dit que non, et que très probablement cet élève ne rentrerait que le lendemain. J’allai donc m’asseoir sur un banc et j’attendis. Vous devinez quels regards je fixais sur cette grande porte refermée tout à coup entre ma mère et moi. Ma pauvre chère mère ! je la suivais en esprit dans la rue. Je la voyais, son mouchoir sur les yeux pour dérober ses larmes aux étrangers, rentrant chez elle d’un pas rapide, et, une fois rentrée, s’abandonnant à son émotion, essuyant ensuite ses yeux avec ce courage dont elle m’avait donné tant de preuves, reprenant son travail quotidien et répondant amicalement aux questions que les ouvrières ne pouvaient manquer de lui adresser. Tous les objets familiers de mon enfance repassaient devant mes yeux comme des amis ; je me sentis près de fondre en larmes ; mais il ne fallait pas pleurer là. Alors, je regardai autour de moi pour essayer de me faire à ma vie nouvelle. Chacun de ces enfants avait pris ou repris les habitudes de la communauté. Ils se promenaient par groupes, ils sautaient à la corde, ils jouaient à la balle, ils se montraient les présents reçus pendant les vacances, ils se racontaient ce qu’ils avaient fait depuis six semaines, ils riaient, ils se partageaient des friandises. Moi aussi, j’avais dans mon panier ma petite provision de gâteaux et de jouets. J’aurais voulu partager les uns et utiliser les autres. Je n’osais pas. À qui m’adresser dans cette cohue ? Personne ne faisait attention à moi. Si la porte eût été ouverte, je me serais sauvé certainement. Au fait, pourquoi étais-je là ? J’étais si heureux encore une heure auparavant ! Qu’allais-je donc apprendre qui dût me faire oublier ma mère ? La tristesse allait bien certainement me vaincre lorsqu’un de ces enfants, qui avait été causer avec tous ses camarades les uns après les autres, vint se camper devant moi et me regarder sans rien dire. Planté sur ses jambes écartées, ses deux mains dans ses poches, par un mouvement de tête fréquent et gracieux, il rejetait en arrière ses cheveux longs, épais, très blonds, souples comme des fils de soie et qui tendaient toujours à retomber sur son front. Je regardai cet enfant comme il me regardait, et, d’ailleurs, sa figure me paraissait assez remarquable. Très pâle, d’une pâleur crayeuse, il avait les yeux bleu clair, bleu de Chine, avec des cils et des sourcils châtains. Ces yeux mobiles, et qui avaient toujours l’air de chercher une pensée nouvelle, étaient entourés d’un cercle de nacre auquel chaque évolution de leurs globes imprimait une légère palpitation, semblable à ces éclairs sans bruit et sans foudre qui entrouvrent un moment les ciels d’été. Une jolie bouche, bien que les lèvres fussent d’un ton maladif et qu’il les mordît sans cesse jusqu’à y faire venir le sang, des dents petites comme des dents de chat, un nez droit, aux narines un peu relevées, complétaient ce visage vraiment féminin. De temps en temps, il sortait une main de sa poche et se mâchonnait les ongles. C’était dommage, car ses mains étaient blanches, sans os apparents, à fossettes, et je n’en vis jamais de pareilles à un aussi jeune garçon. – Qu’est-ce que tu fais là ? me dit-il d’une voix légèrement voilée, coupée d’une petite toux nerveuse. – Rien. – Tu es un nouveau ? – Oui, et toi ? – Moi, je suis un ancien. De quel pays es-tu ? – De Paris. Et toi ? – Moi, je suis de Boston. – Où est-ce ? – En Amérique. Comment t’appelles-tu ? – Pierre Clémenceau. Et toi ? – André Minati. Qu’est-ce que fait ton père ? – Je n’en ai pas. – Il est mort ? Je ne répondis rien ; il prit probablement mon silence pour une affirmation. – Et ta mère, qu’est-ce qu’elle fait ? – Elle est lingère. – Lingère ? Elle fait des chemises ? – Et d’autres choses encore, répondis-je naïvement. Et la tienne ? – La mienne, elle ne fait rien. Elle est riche, et mon père aussi. Il voyage pour son plaisir. – Quel âge as-tu ? – Douze ans. Et toi ? – Dix. – Dans quelle classe es-tu ? – Dans la classe de ce monsieur qui se promène. – Moi aussi. – Cependant tu es plus âgé que moi. – Mais je suis en retard parce que je suis étranger. Qu’est-ce que tu as là dans ton panier ? – Des gâteaux. En veux-tu ? – Voyons tes gâteaux. J’ouvris mon panier sur mes genoux ; André plongea sa main dedans, la retira pleine, et mordit à belle bouche dans ce qu’il avait pris. – Ils sont bons, tes gâteaux ; pourquoi n’en manges-tu pas ? – Je n’ai pas faim. – Qu’est-ce que ça fait ? Et, revenant à la charge, il en eut bien vite fini avec mes provisions. – C’est tout ce que tu as ? – Oui. – Bonjour. Je te trouve un peu bête. Tournant alors sur ses talons, il me laissa tout étourdi de cette entrée en matière, et, prenant son élan, il courut vers un autre enfant qui ne pouvait le voir, lui sauta sur le dos sans le prévenir, et tous deux roulèrent dans le sable ; mais l’autre seul s’était fait mal. À chaque instant, il recommençait une plaisanterie du même genre, ayant soin de s’adresser toujours à de moins forts que lui. Le maître d’étude ne voyait rien ou paraissait ne rien voir. Il se promenait de long en large, les mains derrière le dos et songeait ; à quoi ? À sa dure destinée sans doute, que les vacances avaient interrompue et qui se renouait encore une fois à ses anneaux de fer.
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