VIII

1085 Words
VIIIJe me mis à étudier avec soin. Je passais mes récréations à causer avec le maître, qui me prenait en amitié, sans avoir le courage de me prendre sous sa protection effective, bien qu’il vît de quelle conspiration j’étais la victime. Ce pauvre homme n’avait que ses modiques fonctions pour vivre, et il savait que, si les élèves décidaient de lui faire perdre sa place, ils y arriveraient pour lui comme ils y étaient arrivés pour d’autres. De là une condescendance muette, un encouragement tacite à bien des désordres. Il ne pouvait donc rien pour moi que m’aimer plus qu’il n’aimait les autres, me plaindre et s’occuper spécialement de mon travail. Il le fit ; je lui en ai conservé la reconnaissance qu’il méritait. Il est devenu fort misérable plus tard. Il buvait pour s’étourdir. Je lui ai donné quelques secours, et c’est moi qui l’ai fait enterrer, il y a cinq ou six ans. Notre cour était spacieuse. Lors de la fondation de l’établissement, M. Frémin avait réservé une partie de cette cour, un quart, à peu près, pour des petits jardins particuliers, qui seraient cultivés par les élèves et où ils étudieraient ainsi la nature face à face, au lieu de ne la voir qu’à travers la sécheresse des livres autorisés. Cette coutume utile avait disparu comme les autres du même genre, et les jeux bruyants avaient envahi le territoire de ces tranquilles récréations. Cependant, il restait un petit coin où il était possible de rétablir un jardin de quelques pieds carrés. La terre en était encore bonne. Mon maître me conseilla de demander ce terrain et de le cultiver. Je l’obtins facilement de M. Frémin, qui aurait été heureux de voir renaître le goût des plaisirs simples et instructifs. Il me fit donner un râteau, une pelle, une bêche, les tiges qu’on pouvait planter en automne, et je commençai mon nouveau travail sur les indications du concierge, qui avait été le jardinier des fondateurs. Je vous laisse à penser si cette façon d’accepter la quarantaine exaspéra mes ennemis. Ils n’entendaient pas ça du tout, et de l’indifférence et du mépris ils passèrent à l’offensive. Ils se seraient lassés peut-être plus tôt que moi, si André n’avait entretenu cette animosité. Où prenait-il le courage nécessaire pour me persécuter ainsi ? Dans l’humiliation que lui avait causée sa défaite, dans la conscience de son tort, dans sa nature déjà viciée, dans son sang américain, peut-être dans le souvenir des tortures qu’il avait vu infliger par son père à des hommes d’une autre couleur que lui ? On commença par attaquer mon sommeil. La nuit, on me jetait n’importe quoi sur la tête, et on me réveillait en sursaut ; ou bien, lorsque je venais me coucher, je trouvais mes draps tout humides. À qui m’en prendre ? Je sentais le coup sans voir la main. Me plaindre ? La dénonciation répugnait à ma fierté. Je me tus. Au réfectoire, on finit par me reléguer au bout de la table sous différents prétextes. Les élèves se servaient eux-mêmes, c’était l’habitude. Ils ne me passaient les plats que lorsqu’il n’y avait plus rien ou presque plus rien dedans. Je réclamais auprès du domestique, car j’avais faim ; mais, souvent, on avait dit les Grâces avant que cet homme eût répondu à ma réclamation ; et, d’ailleurs, il encourageait le complot moyennant quelques gratifications prélevées sur les semaines. Je déjeunais ou je dînais donc parfois d’un morceau de pain et d’un verre d’eau. Il va sans dire que, pendant que j’étais occupé de mon petit jardin, on y lançait des pierres, et qu’en revenant, le lundi, je trouvais tout bouleversé par ceux qui, retenus le dimanche, avaient reçu de leurs camarades la mission de continuer la guerre, même en mon absence. J’aurais pu quitter la pension ; mais je me figurais qu’il devait en être de même dans les autres, et puis je ne voulais rien faire perdre à ma mère, qui avait payé mon trimestre d’avance. La guerre ne cessait plus, me harcelant dès le réveil et ne m’épargnant pas la nuit. Je ne m’endormais et ne m’éveillais qu’avec effroi. J’étais toujours sur le qui-vive. Mon caractère et ma santé s’altéraient. Je devenais ombrageux, inquiet, haineux. J’éprouvais le besoin de la vengeance, de celle qui convient, après tout, aux faibles et aux opprimés, de la vengeance occulte et basse. Allait-on me rendre lâche ? En tout cas, je souffrais assez, déjà, pour vouloir faire du mal à tous ces enfants ; mais comment m’y prendre ? Les combattre en face était impossible, et, du reste, ce n’était pas ainsi qu’ils m’attaquaient. J’en eusse provoqué un ou deux, que tous les autres se fussent rangés de leur bord. Si, par hasard, la nuit s’était bien passée, je reprenais un peu de courage et me disposais à tout oublier ; mais cette trêve ne durait pas longtemps, et je la devais plus à la fatigue ou à la négligence de mes ennemis qu’à leur repentir ou à leur pardon. Pardon de quoi ? je vous le demande. J’arrivais à vivre comme un coupable. J’avais des palpitations de cœur qui m’étouffaient. Lorsque la mesure était comble, je m’en allais pleurer dans un coin, n’importe où, pourvu que ceux qui faisaient couler mes larmes ne pussent ni les voir ni s’en réjouir. Cependant tous n’étaient pas aussi acharnés contre moi. Il y en avait même qui paraissaient ignorer à quelles tribulations j’étais en butte ; mais la plupart, sans complicité active, laissaient faire, comme on laisse tout faire ici-bas, par indifférence ou paresse. Si les barres ou le saut de mouton ennuyaient, il suffisait que le premier venu eût l’idée de dire : « Et le Clémenceau, on n’en joue donc plus ? » pour que l’on recommençât les attaques ; c’était alors à qui en inventerait une bonne. Enfin, un soir, ne sachant plus qu’imaginer, comme j’étais resté en arrière pour ranger mes livres et fermer mon pupitre dont on forçait le cadenas presque tous les jours, ils trouvèrent le moyen d’éteindre la lampe de l’escalier et de barrer le passage avec une corde. Je fis une chute de plusieurs marches, la tête en avant. Je faillis me tuer. Cette fois, je criai, tant la douleur était vive, et le professeur, voyant la tournure que prenaient les choses, se décida à prévenir M. Frémin. Celui-ci vint, le lendemain, dans la salle, après la prière, et fulmina une remontrance énergique, accompagnée d’une menace de retenue générale et d’exclusions partielles. Il me demanda, tout haut, les noms de ceux dont j’avais particulièrement à me plaindre, et me permit de déterminer la punition à leur infliger. Je ne voulus nommer personne. Ce refus lui servit de texte pour rendre témoignage de ma générosité. Il m’autorisa à me faire justice moi-même, n’importe par quels moyens, si de pareilles scènes se renouvelaient et que je ne voulusse point en appeler à lui. Cet excellent homme était véritablement ému. Moi, je pleurais, mais au fond j’étais heureux, pensant que tout était terminé. J’eus, en effet, quelque répit. On me laissait manger, dormir, travailler, cultiver mon jardin. Je n’en demandais pas davantage.
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