Chapitre 6
Dans le restaurant feutré où s’attardait encore l’odeur des plats raffinés, Devin ne cessa pas son manège : il coupait un morceau, le portait aux lèvres de Sabrina, sans prêter la moindre attention à l’intrus fraîchement arrivé. Elle mâchait calmement, un peu amusée de voir Daniel Root – l’ombre de Robin et son éternel compagnon de sorties – se figer à la vue de cette scène. Il n’était jamais seul, bien sûr : une femme pendue à son bras attendait qu’on s’intéresse à elle.
Avant que Sabrina n’ouvre la bouche, Lizzy reparut, bousculant légèrement le serveur, et lança d’un ton piquant :
« J’ai disparu deux minutes et personne ne semble s’en émouvoir. Éblouissant. »
Elle lança un regard accusateur à Devin qui, déjà prêt à s’excuser, fut interrompu par l’expression affamée que Daniel posait sur Lizzy, oubliant presque celle qui l’accompagnait. Devin arqua un sourcil, satisfait de l’effet produit.
« Et pourquoi je devrais m’inquiéter ? » répliqua-t-il, faussement détaché. « Ma petite amie est enfin revenue vers moi, maintenant qu’elle a tourné la page de son mari volage. »
Il ne quittait pas Daniel des yeux, comme s’il plantait intentionnellement ce mensonge dans son esprit. L’ami de Robin grimaça, Lizzy fronça les sourcils sans rien comprendre, et Sabrina continua de manger comme si de rien n’était.
« Sabrina, explique-moi. Cet homme prétend des choses insensées. Où est Robin ? » finit par demander Daniel, dont l’assurance habituelle semblait avoir fondu. Il n’avait reçu aucune nouvelle de son ami depuis la veille et ne digérait pas cette tournure inattendue. Sabrina fit glisser un sourire malicieux sur ses lèvres.
« Rien de compliqué. On célèbre mon divorce. On l’a signé ce matin. » Elle observa Daniel se raidir, interloqué. « Tu as l’air étonné. Ne me dis pas que Robin aurait oublié de t’en parler ? » murmura-t-elle avant de reprendre les couverts que Devin lui tendait et de lui faire goûter une bouchée.
Daniel pâlit, déstabilisé par ce ballet affectueux qui ne ressemblait en rien à l’épouse docile qu’il avait connue. Il tenta de trouver ses mots, mais la femme à son bras l’interrompit sèchement.
« Tu as oublié que j’ai faim, toi. »
Un instant, Daniel resta muet, hypnotisé par Lizzy, dont il ne détachait plus le regard. Ses joues se colorèrent et sa voix s’enrailla lorsqu’il répondit à sa cavalière :
« Ne m’appelle pas comme ça. On ne se connaît presque pas. »
La jeune femme l’interrogea, vexée : « Ah oui ? Et la nuit dernière, c’était une hallucination ? »
Sabrina ricana, comprenant parfaitement ce qui se jouait.
« Toi et Robin, vous formez un beau duo. Infidélité tolérée pour vous deux, mais une femme qui reconstruit sa vie, ça t’étouffe ? » lança-t-elle, douce mais incisive.
Daniel voulut protester, puis renonça, pris au piège. Il suivit brièvement Lizzy du regard, troublé. Enfin, il lâcha :
« Ce sont vos affaires. Je n’ai rien à voir avec ça. »
Il tourna les talons, escorté de sa compagne qui pestait. Son esprit, lui, était resté accroché à Lizzy. Il avait oublié de lui demander son numéro, ce qui le mit de mauvaise humeur. Trop tard pour revenir sur ses pas.
À table, Sabrina tourna son visage vers sa sœur et lança, amusée :
« Toutes mes félicitations, Liz. Tu viens de lui voler son souffle. »
Lizzy manqua d’avaler de travers. Elle n’avait même pas remarqué le regard brûlant du playboy.
« Les mecs comme lui ont des coups de cœur toutes les deux heures », répliqua Devin en soupirant, avant d’ajouter, enfin sincère : « Et je suis vraiment désolé de t’avoir oubliée tout à l’heure. »
Lizzy marmonna quelque chose puis demanda :
« Pourquoi tu t’es inventé petit ami de Sabrina ? »
« Une intuition. Je parierais qu’il connaît Robin. Et ça ne ferait pas de mal que certaines rumeurs circulent. » Son sourire prit une teinte cruelle. Devin n’avait pas oublié l’expression de Robin lorsqu’il avait emmené Sabrina loin de cette maison brisée.
« C’est son meilleur ami », précisa Sabrina.
Devin eut un rire bref. « Alors c’est parfait. Ils se ressemblent au point de se confondre. »
« Sauf que maintenant, il semble avoir jeté son dévolu sur Lizzy », répliqua Sabrina, un peu soucieuse.
« Il peut bien essayer », répondit Lizzy d’un geste nonchalant. « Bon, papa nous attend. Sa réunion devrait être terminée. Je veux qu’on lui fasse la surprise. »
En entendant cela, Sabrina sentit son cœur se serrer. Elle hocha la tête, émue.
« J’ai tellement envie de le revoir… »
« Finissons nos assiettes, ou Devin fera une crise », plaisanta Lizzy.
Moins d’une heure plus tard, les trois enfants James se tenaient devant la porte du bureau de Cobby. Sabrina tremblait. Lizzy frappa doucement avant d’entrer.
« Désolée du retard, papa », dit-elle en se plaçant de façon à masquer Sabrina.
Absorbé par son écran, Cobby ne leva même pas les yeux. « Devin est passé ce matin ? »
« Oui », répondit Devin immédiatement.
Cobby sourit, reconnaissant sa voix. Il avait toujours considéré Devin comme son fils, bien avant d’épouser sa mère. Lorsqu’il leva enfin la tête et vit Sabrina, son souffle se suspendit.
« Sabrina ? »
Il se leva d’un bond, déjà submergé par l’émotion. Sabrina s’avança, s’arrêta à quelques pas. Le silence se fit lourd, presque sacré.
« Sabrina… » répéta-t-il avant de l’embrasser étroitement. Sa fille sentit les larmes chaudes qui tombaient sur ses épaules, et les siennes coulèrent aussi vite.
« Merci… merci d’être venue… après tout ce temps », souffla-t-il, brisé par l’émotion. Leur dernière conversation – un tumulte de cris, de reproches et de chagrin – lui revint comme un coup de vent glacé.
« Papa… pardonne-moi… » sanglota-t-elle, écrasée par le poids de ses regrets, de ces années perdues pour un amour qui ne l’avait jamais choisie.
« Chut. Tu l’aimais. Je l’ai toujours su. Je suis juste heureux que tu sois là », murmura-t-il, apaisant chaque tremblement de sa fille.
Elle se dégagea légèrement pour essuyer ses larmes.
« Le divorce est prononcé depuis ce matin. »
Un froid mordant traversa Cobby.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? Il t’a quittée ? Tu as… tu as fait quelque chose ? »
Sabrina inspira profondément. Elle n’allait pas protéger l’image de Robin devant son père.
« Il a installé chez nous une femme enceinte. Et c’est lui le père. Alors j’ai mis fin à ce mariage. »
Cobby resta figé. Il aurait voulu se réjouir, mais il ne voyait que la souffrance dans le regard de sa fille. « Ton amour valait mieux que ça… »
Ces mots brisèrent une digue invisible. Sabrina éclata en sanglots.
« J’ai cru tout arranger hier soir… j’avais fait un test… il était positif. Et il m’a ramené une autre femme dans les bras. Je n’ai pas supporté. »
« Tu es enceinte ? »
Devin sentit son estomac se tordre. Il avait compris, au dîner, en voyant Sabrina refuser le moindre verre. Tous ses plans, tous ses espoirs avaient vacillé en un instant. Cobby le remarqua et demanda, inquiet :
« Elle attend un enfant… est-ce une bonne nouvelle ? Ou… devons-nous craindre quelque chose ? »