Chapitre 1
Sabrina Jewel resta immobile, hypnotisée par les deux lignes écarlates qui s’affichaient devant elle. L’information mit un long moment à franchir le seuil de sa conscience. « Je suis enceinte… » La phrase naquit comme un souffle. Depuis trois ans qu’elle multipliait les tests – à la maison, à l’hôpital, partout où l’humiliation ne manquait jamais de la rattraper – jamais le moindre espoir n’avait survécu plus de quelques secondes.
Et pourtant, cette fois, la vie brillait enfin dans son ventre encore vide de courbes. Elle sourit, un sourire fragile, aussitôt traversé d’une larme. « Enfin… Robin sera heureux. Peut-être que tout changera. Peut-être… » Elle effleura distraitement son bas-ventre lorsque son téléphone vibra, brisant sa bulle de douceur. Elle renifla, masqua sa joie sous une respiration forcée, et décrocha.
— Allô ?
La voix de Robin, glaciale et autoritaire, s’abattit sans préambule :
— Prépare une soupe au poulet. Et du riz. Et de la salade. Et des pâtes.
Elle resta un instant interdite. Jamais Robin n’avait toléré une salade dans son assiette. Parfois, elle se demandait si elle n’avait pas fait fausse route en obéissant au souhait de son père qui l’avait poussée à épouser cet homme indifférent. Son père avait voulu qu’elle quitte ce mariage, constatant le mépris de Robin, mais elle s’était obstinée, persuadée qu’un enfant suffirait à attendrir son époux. Le ton sec, suivi du bip final, lui confirma que rien n’avait changé.
Elle donna des instructions aux domestiques, se mit elle-même aux fourneaux, puis alla se préparer. Pour la première fois depuis deux ans, elle remit une robe neuve, traça un trait léger sur ses yeux, replaqua ses cheveux avec une attention qu’elle croyait perdue. Le mariage l’avait peu à peu dépouillée du goût de plaire ; les photos et vidéos envoyées par des inconnues – preuves des multiples conquêtes de Robin – avaient fini par user son cœur. Mais elle avait promis à son père, et son père était mort peu après le mariage. Alors elle avait tenu.
La mère de Robin était morte des années plus tôt, et seule Célia, sa grand-mère, avait un peu d’affection à offrir. Mais les femmes se jetaient sur Robin comme des papillons hypnotisés par la lumière de ses yeux, et cette admiration constante n’avait fait qu’éroder son âme. Sabrina, elle-même, avait souvent résisté à ses avances avant de céder, honteuse de sa faiblesse. Il savait comment plaire ; il s’en servait.
Lorsque Robin franchit la porte, Sabrina alla instinctivement vers lui pour récupérer son manteau. Son geste se figea lorsqu’elle aperçut la silhouette qui le suivait. Zayla. Celle que Sabrina avait toujours tenue pour son grand amour perdu. Celle pour qui Robin avait eu des regards qui ne ressemblaient à aucun autre.
Zayla, qui avait disparu à l’étranger, coupant contact sans explication. Zayla, que le père de Robin espérait pourtant voir devenir sa belle-fille avant d’arranger un autre mariage. Zayla, qui revenait maintenant comme un fantôme triomphant.
Le manteau de Robin glissa presque de ses mains tremblantes. Zayla lui tendit le sien avec un sourire suffisant ; Sabrina fit mine de ne pas le voir. Elle avait aimé Robin depuis l’enfance. À cet instant, ses genoux menaçaient de la lâcher.
— Qu’est-ce qu’elle fait ici ? souffla-t-elle, le souffle retenu.
Robin ne lui accorda même pas un regard. Il guida Zayla jusqu’à la table, comme s’il introduisait la reine d’un royaume qu’il chérissait en secret. Sabrina avait supporté l’humiliation de ses aventures tant que leurs traces restaient à l’extérieur de la maison. Mais là, il ramenait chez eux la seule femme qui avait toujours été son exception.
Le monde de Sabrina se fissurait. Pourtant, elle resta droite.
— Zayla n’est pas une invitée, dit Robin, la voix tranchante. C’est celle que j’aurais dû épouser. Et elle attend mon enfant.
Les mots s’abattirent sur elle comme une pluie de pierres. Il poursuivit, implacable :
— Tu aurais dû être contente. En trois ans, tu n’as rien pu me donner. Je l’ai recroisée il y a trois mois, et elle est déjà enceinte de deux mois.
Elle cligna des yeux, incapable de respirer. Zayla, allongée presque contre la chaise, minauda soudain :
— Robin, j’ai si faim…
Elle semblait sortie tout droit d’un magazine : vêtements de créateurs, maquillage parfait. À côté d’elle, Sabrina avait l’impression d’être une pièce ternie par le temps. Robin lança un regard assassin à Sabrina.
— Sers-lui la salade. Celle que je t’ai demandée.
La vérité éclata : la commande étrange venait évidemment de Zayla. Les souvenirs du lycée revinrent comme un poison. Elles avaient été amies quelques mois — assez pour que Sabrina lui confie son amour pour Robin, assez pour que Zayla en profite. Le jour où Sabrina avait voulu avouer ses sentiments, Zayla se trouvait déjà chez lui. Depuis, tout avait été clair : elle n’aurait jamais sa place dans le cœur de Robin.
Sabrina porta la main à son ventre, puis la retira aussitôt. Comment annoncer sa grossesse maintenant ? Robin avait déjà un héritier. Il n’avait plus besoin d’elle.
— Tu peux l’emmener au restaurant, lâcha-t-elle froidement. Je ne suis pas à son service.
Le silence glacé de Robin se chargea de colère. Zayla, elle, se ratatina, vexée de n’avoir pas réussi à réduire Sabrina au rang de domestique.
— Elle vivra ici, à partir d’aujourd’hui, déclara Robin.
Le sol sembla basculer sous les pieds de Sabrina. Mais il n’avait pas fini :
— Après tout ce que je t’ai donné… même pas une grossesse. Pas même une fausse couche. Zayla, elle, a été capable d’assumer ce que toi, tu n’as pas su faire.
La cruauté nue du propos lui trancha le souffle. Elle pensa un instant tout lui dire, tout avouer, mais cela n’aurait rien changé : Zayla portait déjà son enfant.
Tout en elle se brisa. Elle avait sacrifié sa famille, son avenir, sa dignité pour un homme incapable d’apprendre qui elle était vraiment.
Et c’était fini.
— J’en ai assez, Robin. C’est elle ou moi.
Il sembla presque satisfait de ses mots.
— Parfait. Si je t’ai gardée, c’était seulement pour respecter mon père. Alors choisis : rester ici et servir Zayla… ou partir.
Sa voix était tranchante, sans une once d’humanité.
Et Sabrina comprit que la vie qu’elle avait connue était déjà derrière elle.