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2084 Words
1 J’entrais dans l’année du bac. L’expression me frappait d’étonnement et de plaisir. Je me lançais dans la préparation de l’examen. Quel enthousiasme ! Jamais aucun début d’année scolaire ne m’avait autant stimulée. J’éprouvais, mais au centuple, ce plaisir qu’on a au lycée dans les premiers jours de classe à feuilleter les nouveaux livres, à ranger les classeurs et les pochettes en attribuant une couleur particulière à chaque matière, à organiser son travail, quand tous les rêves de succès sont encore permis. J’avais apporté de Paris l’énorme liasse, reçue juste avant mon départ, de tous les cours par correspondance qui devaient me conduire jusqu’au mois de juin. Avec soin, je finissais de tout ranger pour ne pas me noyer dans l’océan des leçons : il était spécifié que le manque d’organisation faisait perdre pied. Il n’en était pas question. Je devais mener à bien mon entreprise. Maintenant, tout était en place dans ma petite chambre de l’hôtel Urban, où je me sentais chez moi tant j’y étais descendue chaque fois que notre troupe nous avait amenées à Zurich. Ce jour même, je me mettrais au travail. Je n’avais pas la certitude de réussir, mais je n’envisageais pas l’échec. Je voyais quelle porte le bac pourrait m’ouvrir : dans l’école de langues que j’avais fréquentée, les enseignants étaient des étudiants sans qualification, des étrangers qui étudiaient à Paris et enseignaient leur langue maternelle en suivant le manuel. Je serais capable d’en faire autant à Paris, pour le français, langue étrangère. Car les années s’accumulaient. Et depuis que j’avais passé vingt-cinq ans, je voyais mon âge avancer. Serait-il alors raisonnable de poursuivre ma vie de cabaret, de continuer à chanter, à danser, à me montrer nue, à prétendre encore être la plus belle, la tête d’affiche, alors qu’affluait sans cesse une concurrence belle, jeune, tourbillonnante, capable, ambitieuse ?... Je ne tenais plus à mes titres de cabaret, mais j’aurais été blessée qu’on me conteste, qu’on me ravisse ma place. Il fallait partir avant. Rien ne pressait, mais il était urgent de poser les bases d’une autre vie. Et puis il y avait autre chose. Mai 68 (cinq mois s’étaient écoulés depuis) avait exhibé le foyer d’agitation qu’était la Sorbonne. D’un coup, moi qui avais jusque-là considéré le Carrousel, mon cabaret, mon monde, comme le centre de l’univers, je m’étais sentie excentrée, dépassée. Je plaçais maintenant la Sorbonne plus haut que le Carrousel et je me demandais si, tout en passant mes nuits au cabaret, je ne pourrais pas, une fois le bac passé, hanter l’université le jour. Mais — gare à la farce du Pot au Lait — je censurais ce rêve hardi. Je ne me doutais pas à cette époque que je pourrais tout naturellement quitter le métier du spectacle pour l’Éducation Nationale. Mais faire un petit tour à la Sorbonne, voilà qui me changerait de la routine des plumes, des paillettes et des projecteurs. Et puis, c’était dans le vent. Surtout que, même si en tournée le Carrousel régnait sans rival, l’Alcazar avait lancé un défi de concurrence inouï, et il se promettait de l’emporter sur nous par le moderne et l’esbroufe. Il avait entrepris de nous démoder. D’autres s’y étaient déjà essayés. Lui réussirait. De nouvelles arrivantes se faisaient engager chez nous pour mieux s’ouvrir une porte chez eux. Je sentais moi-même le désir d’aller y renouveler mes succès ternis. Là était le danger. Recommencer dans une autre boîte, c’était négliger toute autre entreprise. Il fallait quitter le Carrousel avant le naufrage. Notre cabaret avait perdu son lustre et sa tenue. J’en aurais eu des angoisses si j’avais encore cru aux grandes revues. Mais je préparais mon sauvetage. Je fixais mes yeux sur l’objectif : le bac. Ce n’était pas tout. Il était nécessaire que les études envahissent ma vie. Je n’étais pas à proprement parler en période de rupture sentimentale. C’était déjà fait. Nous vivions ensemble sans heurts, mais il faudrait bientôt mettre un terme à la vie commune. Marc avait besoin de sa liberté. Nous devions nous séparer. Ce n’était pas un chagrin d’amour, mais le dépit sournois, le cœur lourd quand même ! La présence de Marc, plus que celle de ma mère, m’avait tenue écartée des dangers de la vie de cabaret, de la recherche du clinquant qu’avait attisée en moi Cyrille. J’avais peur du vide. Je craignais de rechercher malgré moi une nouvelle liaison. Il me fallait désormais remplir tout mon temps disponible par les études. Le cabaret m’était une distraction suffisante. L’atmosphère de la loge où les artistes se maquillent, se préparent en papotant, en se chamaillant, en hurlant de rire, j’aimais cela. Surtout que notre milieu était assez restreint pour que les membres se connaissent bien, même sans se fréquenter hors spectacle. Voilà pour les liens amicaux. Quant à la scène, le public, l’orchestre, l’exhibition, tout cela permettait d’assouvir le narcissisme si fort à vingt ans, et même à l’âge que j’avais, et de compenser les mépris de Marc. J’avais l’impression qu’il ne dépendait que de moi de refaire ma vie. Une liaison sentimentale, rien n’engloutirait davantage mon temps et mon esprit, rien ne serait un plus grand obstacle à ce qui me tenait à cœur : me concentrer sur l’essentiel : les études. Aucune ville plus que Zurich n’aurait mieux convenu à mettre mon entreprise en chantier. Depuis quelque dix ans que j’avais fui le lycée, j’aurais besoin d’une forte concentration pour m’y remettre. Le Frauenverein avait obtenu qu’à minuit tout soit fermé. Pas un bistrot, pas le moindre rade où prendre un chocolat après le spectacle. J’avais trouvé cela ennuyeux puisque, habituée à ne m’endormir qu’après cinq heures du matin, j’avais dû meubler bien des insomnies. Cette fois, c’était décidé, j’aurais quatre bonnes heures devant moi de calme nocturne et de liberté d’esprit. J’étais prête. J’attendais que trois de mes collègues, descendues comme moi à l’hôtel Urban passent me prendre pour aller à la répétition. Le Terrasse était tout proche. Il ne réservait jamais de mauvaise surprise. C’était un établissement bien tenu. On y avait toujours du succès, et le patron était jovial, sans jamais une critique. Quand on a, comme j’avais, la responsabilité d’une troupe, rien n’est plus reposant. Au Terrasse, on était tranquille. Pas de trac pour mes propres numéros : tous étaient rodés et je ne risquais pas l’inquiétude de l’innovation. La répétition ne serait qu’une mise au point. Pourquoi me soucier du spectacle alors que le grand bouleversement se préparait ? J’arrivais à peine à y croire : j’entrais dans l’année du bac. Je pris sur la table un des quelques manuels rangés là. Je mesurais à mon émotion combien j’avais secrètement souffert d’avoir abandonné mes études pour vivre ma vie… Comment ? Avais-je souffert de les abandonner pour vivre ma vie ? Au contraire ! J’avais tout envoyé valser. Avec quelle audace et quelle joie, j’avais tout piétiné ! Rien ne m’avait retenue. Pas Édouard. Et surtout pas ma mère qui avait été forcée de céder. Non ! Je n’avais pas souffert de rompre à dix-sept ans avec un établi mortifère pour m’engager dans la voie de mon élargissement. Tout s’était imposé à moi. J’éprouvais maintenant la même obligation pour une autre entreprise. Hélas, ayant perdu l’inconscience de la prime jeunesse, je percevais les dangers. On frappa. C’était Floralie, l’air affairé. — Comment, tu es seule ? Et dire que je me suis pressée ! Croquignol et Ribouldingue ne sont pas là ? (Elle appelait ainsi Aurore et Pampille). Elles exagèrent. Bambi, ma grande, fais attention, elles feront tout pour te mettre en retard et miner ton autorité de chef de troupe. Elle était belle et frivole, cabotine comme nous toutes, mais d’un professionnalisme pointilleux. Floralie était, avec Passiflore restée à Paris, celle de qui je me sentais le plus proche. On disait qu’elle me ressemblait, ce qui n’était pas que flatteur, car elle avait des mots et des gestes compassés. Je repoussais ce miroir. Elle reprit : — Puisqu’elles ne sont pas là, j’en profite. Je voudrais savoir comment tu as réglé le final. C’était un problème épineux. Les préséances sont toujours délicates. Je les avais réglées avec le patron avant de quitter Paris. La question était la suivante : nous étions huit. J’aurais donc au final trois artistes à ma droite et quatre à ma gauche. Floralie se voyait partager avec moi la place centrale. Elle l’aurait mérité, car elle était excellente chanteuse. Mais Aurore le méritait tout autant. Mylène Mitsuko, elle, y prétendait encore sans plus le mériter. Le patron avait préféré ne pas trancher. Ce serait donc notre travesti comique, Coccigrue, qui occuperait le centre avec moi. Il avait dépassé la cinquantaine, mais il était si drôle, et par son talent, et par le contraste qu’il faisait avec nous qu’il remportait le plus gros succès. Aurore arriva, toute contrariée : — J’espère que je ne suis pas en retard. Ça fait un quart d’heure que je l’attends. (Elle parlait de Pampille avec qui elle faisait ses numéros et avec qui elle partageait une grande chambre.) Elle n’est toujours pas prête. On dirait qu’elle fait exprès ! Je lui ai dit je te donne cinq minutes. Je descends promener Pétard (le teckel). Si tu n’es pas prête quand je remonte, je m’en vais. Au revoir ! Voilà ce qu’elle m’a répondu. On riait. Aurore était habillée d’une manière plus que provocante. Floralie lui dit : — Ma chérie, tu devrais savoir que quand on sort à plusieurs, s’il y en a une qui fait p**e, ça classe tout de suite les autres. — Toi, naturellement, tu crois que tu fais bourgeoise. Tu fais démodée ! Réveille-toi, ma fille, tout est changé depuis mai dernier ! Ces chamailleries m’amusaient à Paris. Je n’y assistais que dans la loge. En tournée, nous vivions les unes sur les autres, c’était plus lassant. On descendit sans Pampille. Elle nous attendait en bas. Elle avait pris une pose dans un fauteuil du hall, jouait la femme du monde. Elle était affublée d’une capeline et exhibait un magnifique manteau de panthère comme personne n’oserait porter aujourd’hui. Le tableau, archi-composé, nous fit éclater de rire. — Riez, riez, vous avez beaucoup à apprendre avec moi, dit-elle, dédaigneuse. — Tu m’as laissée sortir la première pour pouvoir t’habiller en star et faire l’importante ! lui dit Aurore, mi moqueuse, mi sérieuse. — Taisez-vous, manantes, les boniches ne peuvent pas percer les intentions des maîtresses ! Aurore haussa les épaules. Elles se picotaient sans cesse. Pampille était dépitée que sa partenaire soit plus éclatante qu’elle, aussi la trouvait-elle bête et vulgaire. *** Dehors, on ne passait pas inaperçues. À deux heures de l’après-midi, les maquillages d’Aurore et Pampille faisaient masques. Elles prétendaient, à juste titre, que pour bien régler les lumières à la répétition il fallait s’y présenter comme au spectacle. Les gens se retournaient sur nous. On se moquait doucement, ou bruyamment, moins d’eux que de nous-mêmes : — Un goyot ça passe ! — Deux hélas… ! — Trois ça casse ! — Alors tu parles, quatre ! Les rivalités, les haines même qui nous divisaient ne nous empêchaient pas de nous sentir, non pas solidaires, au contraire, l’une aurait vendu toutes les autres pour se proclamer différente, mais condamnées à faire partie du même ghetto par la société, et pas si fâchées de cette condamnation. Je ressentais tout cela et en même temps la nécessité de me détacher progressivement de mon milieu, de mon métier, de mon désir de paraître. J’en étais encore loin. Nous descendions d’un pas vif, souvent interrompu par une vitrine. C’est si cossu, Zurich. On admirait, on s’admirait en même temps… En arrivant près du Terrasse, construit au bord du lac, Floralie fut prise de saisissement. On s’arrêta sans comprendre : — Des mouettes ? dit-elle comme atterrée. Des mouettes ! Mais, on n’est pas au bord de la mer… — Comment ça, on n’est pas au bord de la mer, et où on est, alors ? Tu confondrais pas Zurich et Munich, par hasard ? Il y avait dans les yeux de Floralie l’effroi de perdre la raison et de s’en rendre compte. Pampille insista : — Voilà ce que c’est de ne pas s’accepter : on est une folle et on ne veut pas l’admettre. Aurore éclata de rire : — Et on dit que c’est moi qui suis conne ! Floralie reprenait ses esprits : — Conne, conne, dit-elle d’un ton snob pour bien tenir le mot à distance, pas si conne… Pourquoi des mouettes ici et pas à Paris ? — C’est un signe de chance ! — Tu as dit chance, alors je prends ! On voyait le Terrasse entre les trams, de l’autre côté de la place. Le temps était beau, le soleil, généreux, ne parvenait pas à dissiper les brumes du rivage du lac. Nous arrivions, flottant dans cette atmosphère vaporeuse, toutes à la joie de notre voyage, moi tout autant que les autres. Du pas de la porte où elle nous attendait, Christel Cabochard nous aperçut soudain. Aussitôt ses longs bras et ses longues jambes se désarticulèrent. Elle cria : — Dépêchez-vous, l’orchestre s’impatiente. Elle arriva à nous, criant encore, agitée, riant de ses mensonges. C’était sa toute première tournée. La première fois qu’elle passait une frontière. Elle avait juste dix-huit ans, elle était donc la plus jeune de la troupe. Mis à part Coccigrue, j’étais déjà la plus vieille et j’avais une expérience considérable : j’avais peut-être fait dix mille fois le pas qui mène des coulisses à la scène. C’est beaucoup. Par mon âge, mon ancienneté, par ma place, mes responsabilités dans la troupe, je me sentais déjà très fort l’aînée de mes camarades, même de celles qui n’avaient que quinze ou vingt mois de moins que moi. Quant à Christel Cabochard, elle était si jeune qu’elle m’attendrissait. Elle poussait des gloussements, faisait déjà des imitations du patron du Terrasse qui était deux fois plus petit qu’elle. Elle amusait tout le monde, les musiciens de l’orchestre et nous, réunis avant la répétition. Mylène Mitsuko, qui l’avait présentée au patron de Paris et fait débuter, lui disait pour la pousser davantage :
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