— Écoute, arrête, tu me fais honte ! Je croyais avoir découvert une belle poupée, on a hérité d’un goyot !
Moments heureux de la convivialité, du travail, de la routine. Enfoui au fond de moi, inanimé, le désir d’étudier, de sortir de là, de participer à une autre vie.
***
La répétition était bien lancée. Mylène Mitsuko tenait à aider personnellement ses deux protégées, Christel Cabochard et Délire, quant aux autres, elles n’avaient guère besoin de moi. Je ne surveillais que d’un œil, tout allait bien. On suivait l’ordre du spectacle, et celles qui n’étaient pas en scène préparaient les coulisses. Nous étions sans habilleuse en tournée, et Coccigrue, mon vieux copain, s’occupait de mes affaires et assurait ma part de mise en loge. Je me tenais au fond de la salle et je regardais dans les journaux locaux la publicité qui nous célébrait. Je voyais ma photo, cela me rassurait. J’essayais de me dire que ce n’était rien, mais aussi que mes collègues ambitionnaient ma place, et ma vanité se satisfaisait encore de mon portrait dans la presse. Il ne faudrait pas que je m’accroche encore longtemps… je me donnais cinq ans.
Je parcourais les journaux. On aime à mettre en œuvre des connaissances récemment apprises. Pour moi, c’était de l’allemand. Je ne comprenais rien à l’oral zurichois, mais je saisissais un peu d’écrit. Tout était rempli avec grande profusion de la fièvre de l’élection présidentielle américaine, car nous étions à une semaine du succès de monsieur Nixon, qui avait promis la paix au Viet Nam. Cette fois, je faisais des vœux pour lui. En même temps, je m’intéressais à autre chose ; sous le flot des informations sur l’Amérique, j’en cherchais une qui me tenait à cœur ; on commençait à parler de dévaluation du franc.
Je ne pensais pas à l’intérêt minime que pourrait me procurer (nous étions payés en francs suisses) une éventuelle dévaluation de notre monnaie, mais je me souvenais de l’humiliation qu’avaient ressentie les Anglais lorsque leur premier ministre, M. Wilson, après avoir ratiociné, insulté les « gnomes de Zurich », avait cédé et dévalué la livre. Était-ce notre tour ? Je pensais au général de Gaulle, si fier de la solidité du franc, et je haïssais mai 68 d’avoir semé le doute chez les puissances d’argent… Je guettais dans le journal la menace de cette humiliation, mais les termes techniques me restaient insaisissables… Il fallait que je me remette vite à l’allemand, c’était une des matières sur lesquelles je comptais pour avoir le bac… alors se calmait mon ressentiment contre mai 68 qui me laissait croire que s’ouvraient des voies nouvelles. À mes yeux naïfs, la Sorbonne détenait un pourvoir. Un jour, peut-être, elle m’accueillerait… j’attendais… calmons-nous. Le bac d’abord !
La répétition maintenant me pesait. Il me tardait d’aller dévorer mes livres. Si mon esprit vaquait, c’est que le travail se déroulait sans anicroche. L’habileté de l’orchestre allait jusqu’à rattraper sans rien dire les fautes de mesures de Mylène Mitsuko, qui me dit, à la fin de sa chanson :
— Tu remarqueras qu’avec de vrais professionnels je ne me trompe pas !
Parmi nous, la satisfaction était générale. Mon esprit libéré retournait à mes espoirs et mes ambitions. La reprise de mes études, la séparation prochaine d’avec Marc, les différents fils qui faisaient la trame de ma vie se présentaient à moi… mon existence peut-être se jouait sur mon aptitude à les saisir maintenant, à savoir les tisser.
« Dix ans, ça suffit ! » Voilà le slogan magique issu de la chienlit et qui avait failli renverser le Général. « Dix ans, ça suffit » m’avait redit l’écho intérieur. J’avais repensé à 1958, le mois de mai en Algérie, la guerre d’indépendance, la révolte des Pieds-Noirs, la fugace fraternisation des communautés, l’arrivée de De Gaulle, l’inconscience de ma jeunesse, l’obsession de moi-même, mon esprit tourné à utiliser les événements pour quitter le lycée, m’affirmer, vivre ma vie. Puis ma fuite à Paris, le cabaret, l’installation de ma mère, les habitudes, quelque chose du fonctionnariat, le conservatisme…
« Dix ans, ça suffit » avaient dit les séditieux au père de la République traité de tyran. J’en avais souffert, car le Général avait éveillé en moi par son style et par son souffle la notion d’Histoire. Toute Pied-noir que je suis, je l’admirais, je l’aimais… j’avais cherché en mai à comprendre ses adversaires, je ne les avais pas compris. Mais j’avais compris le temps. J’avais vu le temps. Une grosse tranche de dix années. Et maintenant (étais-je jalouse de tous ces gens qui avaient pris la parole, avais-je envie de me mêler à leur chœur, de m’exprimer à mon tour ?), j’avais hâte de passer le bac. Hanter la Sorbonne, ce serait formidable. Le cabaret ne menait à rien : interdit de télévision, on ne pouvait faire surface. Remplir une salle tous les soirs, c’est bien, mais c’est de l’artisanat et c’est insuffisant… Toujours ! La télévision me serait toujours fermée. Je devais m’orienter ailleurs. On disait déjà « se recycler ».
— Arrête ! Arrête ! se mit à crier Aurore au machiniste qui stoppa la b***e-son.
Car tout n’était pas à l’orchestre. Aurore faisait une imitation de Marilyn sur la voix même de la star. Elle s’adressa à moi, et tapant du pied sur la scène :
— Écoute, ça suffit, maintenant ! Dis à la Cabochard d’aller dans les loges et de me foutre la paix !... Je ne sais plus ce que je fais, elle me trouble, je ne peux pas continuer comme ça.
Elle était inhibée par sa présence. Dans le train, il y avait eu des disputes. La débutante avait contesté à Aurore son aptitude à faire Marilyn. Maintenant, il fallait mettre le holà. Virevoltante, elle me répondit :
— Ne m’appelle pas Christel, je suis La Cabochard.
Elle leva ses grands bras en V dans un compromis entre De Gaulle et Joséphine Baker. Même Aurore ne put se retenir de rire.
Cabochard était désarmante. Pour laisser Aurore travailler tranquille en scène, je dus emmener l’autre écervelée dans la loge. Alors, pour nous, elle se déchaîna : elle fit ce qu’elle ne faisait qu’à moitié devant Aurore, derrière mon dos. Sur la voix de Marilyn chantant My heart belongs to Dady, elle fit son imitation de la star. Non comme faisait Aurore, un exercice prétexte qui la faisait ressortir, elle, la très belle Aurore, éblouissante, charnelle, sexy, mais une recréation glorieusement vécue de l’intérieur. Et ce qui m’étourdissait le plus était qu’Aurore, qui ressemblait en mille façons à son modèle, faisait tout à la perfection, n’arrivait pas mieux à faire revivre la star que la Cabochard, espèce de grand escogriffe de près d’un mètre quatre-vingts au tronc petit avec un buste plat ou peu s’en faut, quatre grands membres maigres qui s’agitaient, une petite frimousse d’une beauté surprenante sur un cou long, mais pas très fin, la Cabochard la restituait de façon frappante. Elle mettait dans la beauté quelque chose d’éthéré qui dévoile le désir de domination, la précarité de la vie, la vanité de tout. C’était si vivant que, même les gestes qu’elle inventait, les plus nombreux, semblaient avoir été ceux du prestigieux modèle. Elle interrompait parfois cette imitation par de très brèves pauses où elle se figeait pour dire, dans un dodelinement suave et drôle : « C’est moi ! C’est moi, Marilyn, c’est moi ! » sous-entendu, et pas l’autre. Le comble était que même cela, il semblait que Marilyn l’avait dit. C’était troublant et comique comme un pastiche de génie. La séduction était dans sa nature et elle semblait n’agir que par instinct, n’être pas capable de se réfréner. Elle était jeune, insouciante, folle, pleine de vie. Elle allait mourir en peu d’années.
Délire, l’autre débutante, persuadée de savoir aussi bien s’assimiler Brigitte Bardot, pleurait à chaudes larmes, comme toutes les fois qu’elle riait. Coccigrue s’en amusait naïvement. Mais les trois autres avaient dû voir ce que je voyais et savouraient tout ce que Cabochard représentait de contestation à Aurore. C’était surtout Mylène Mitsuko que je remarquais. Avec les deux débutantes qu’elle avait prises comme protégées, elle pensait faire bloc, se renforcer, devenir un jour vedette de tournée. Elle avait pu un temps l’espérer… Aurore était en train de lui croquer cet espoir.
J’avais des directives strictes. Je voulus prendre mon ton sérieux et faire un peu de morale à Cabochard : on ne trouble pas les camarades dans leur travail ; en tournée, on doit faire preuve de plus de solidarité qu’à Paris… mais j’eus à peine commencé à parler, qu’elle arriva sur moi, pointant le doigt d’un grand rire :
— Institutrice ! Tu as manqué ta vocation !... J’ai vu l’institutrice… Madame, pitié, pas le bâton, je ne recommencerai plus !
— Si c’est comme ça que tu respectes notre directrice ! lui dit Floralie, moitié sévère sur son impertinence qui s’annonçait perturbatrice, moitié ironique sur « institutrice » à moi appliqué.
Après sa répétition méticuleuse, Aurore rentra de scène. Sur elle se portèrent les regards. On attendait qu’elle éclate contre la Cabochard. On fut déçu. Mylène Mitsuko plus que les autres. Aurore se laissa lourdement tomber sur un siège, exagérant son essoufflement. « Qu’est-ce que tu m’as fait rire ! » lui dit-elle entre deux expirations. Elle avait compris, pas sotte, que la débutante était trop forte, que ce serait peine perdue de vouloir s’opposer à ce petit animal indompté qui jouait de sa situation de benjamine, était convaincue d’être la plus attractive, la plus douée, et qui était bien décidée à ignorer ses défauts, le doute, le trac. Aurore se promettait de l’amadouer.
Je ne sortais pas non plus indemne de la pétulance de Cabochard. Elle m’avait appelée maîtresse d’école. Dans sa bouche, le mot véhiculait rabat-joie, air revêche, ton pontifiant. Quelle leçon ! Voilà ce que c’est de ne pas se maîtriser. Les sourcils se froncent, les joues pendent, la bouche grimace. Je devais me méfier, ne plus mériter qu’on me voie de ce regard-là. Sans doute avais-je placé au premier rang mes études ! Mais de là à négliger mon physique, l’impression qu’il produisait, tout ce qui était capital pour moi depuis au moins dix ans !...
***
Quelques jours plus tard, je reçus un autre choc qui me mit en alarme sur mon aspect. Un choc plus sévère encore que le précédent, et qui vint d’où je m’attendais le moins. J’étais allée sans perdre un jour m’inscrire à l’école de langues de Zurich où je pris, comme à Paris, des cours particuliers. Hélas ! J’avais fait mauvaise impression à la secrétaire. Elle avait cru bon d’alerter la directrice, qui s’était fait un devoir de prévenir le jeune étudiant en théologie désigné pour le cours :
— Votre nouvelle élève est une espèce de bonne femme de mauvais genre avec des cheveux filasse et une voix désagréable.
Voilà l’impression que je pouvais donner. Et je vivais de mon physique et de ma voix. Il y avait de quoi frémir. Il n’était pas question que, sous prétexte d’études, je me laisse aller.
Le jugement des bonnes dames de l’école me fit mal, mais peu de temps. Je n’étais pas sans consolation. Qui me l’avait répété ? C’était Wolfgang lui-même. Il n’avait pas attendu longtemps avant de se donner l’occasion de me rencontrer hors de l’école. Il était amoureux. Coup de foudre. Il s’émerveillait du hasard et des circonstances, n’était pas éloigné d’y voir le doigt de Dieu. Il me disait : « Je m’attendais à voir une mégère, et, tout à coup, au fond du couloir, j’ai vu un ange… c’était vous ! » Je savais quant à moi à laquelle des deux impressions me fier. Et aujourd’hui encore, plus de vingt ans après l’anecdote, je tiens compte de la leçon des dames de l’école. Le contraste, par Wolfgang si naïvement outré, était comique. Et pourtant ce jeune homme sérieux, austère, sans expérience, qui avait vaincu sa timidité pour me rencontrer et me proposer qu’on se voie, ne pouvait pas ne pas me troubler ni mettre du baume sur la blessure qu’on m’avait faite. Il avait une vingtaine d’années, et je me sentais auprès de lui encore plus vieille qu’auprès de Délire ou de Cabochard.
Pourtant, il tombait à point nommé. Non seulement j’étais assaillie de doutes sur mon apparence physique, mais je m’étais laissé surprendre par les silences de Marc. Je lui écrivais chaque soir, et depuis une semaine que j’étais là, je n’avais rien reçu. Son silence. Son mépris. Sans prétendre être amoureuse de lui, je commençais à éprouver les affres du chagrin : attente du courrier, angoisses, rêves compensateurs… Quelle bénédiction que l’amour de Wolf. Sans lui, je ne serais jamais rentrée dans les livres, tout m’aurait paru ennuyeux, j’aurais cédé à la tentation d’abandonner.
Wolfgang était bien jeune, mais très sage. Un physique agréable, mais timide et embarrassé. Il ne m’inspirait pas, ne me faisait pas d’avances non plus. Dès notre première conversation, il m’avait annoncé qu’il se ferait pasteur, et m’avait regardée, prêt à une riposte. Je lui avais seulement demandé ce qui lui permettait de croire qu’il en était capable, imitant en cela le patron du Carrousel qui posait cette question aux postulantes. Pour moi, j’étais restée court et j’avais pensé mourir de honte. Je croyais mettre Wolf dans l’embarras, mais il avoua simplement qu’il était indigne du ministère, mais qu’il priait et espérait. Comme il était éloigné de notre artifice !
Plus que répondre à mes questions, il aimait me poser les siennes. Il était intrigué. Que peut-on faire seule à Zurich dans un petit hôtel, sans travailler ? On ne peut parler à ceux que nous appelions les gens normaux de ce que c’est que notre vie, le cabaret, sans personnifier le diable. Comme on n’aime pas forcément choquer, on ment, on fait des mystères, on pique par là l’intérêt. J’en jouais, je disais sans dire, j’évoquais la présence d’amies qui voyageaient avec moi, qui n’enlevait rien à sa perplexité, déjà à son inquiétude. Et son inquiétude atténuait la mienne.