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2049 Words
Il était exclu que je lui donne le détail de ma vie. Il aurait peut-être parlé, ou aurait cessé de me voir. Or, je tenais au confort qu’il m’apportait. La situation me convenait et je me serais contentée de la faire durer jusqu’à la fin du contrat. Dans ces conditions, notre différence d’âge importait peu, même si elle se manifestait avec évidence. Avec sa maladresse, il me répétait que je faisais bien plus jeune que mon âge, qu’il connaissait par mon dossier, mais je ne prenais pas son compliment en mauvaise part, j’en riais, car c’est un perpétuel sujet de bévues que ces années qui passent, qui créent l’angoisse, qui créent l’humour. Un journaliste pensait flatter Marlène Dietrich : — Comment faites-vous pour faire SI jeune ? — C’est que je ne suis pas SI vieille ! Je m’en amusais donc. Il n’en restait pas moins que les louanges de Wolf trahissaient sa pensée : il me trouvait vieille. Je l’étais en effet pour une liaison avec lui. Je l’étais aux yeux d’Édouard pour préparer le bac… Mais Édouard avait tort puisque les études étaient un moyen de me renouveler, de m’épargner l’usure du cabaret. Je voulais croire ce qu’on dit souvent pour se consoler, que l’âge est relatif. La doyenne des Français disait : « La mort m’a oubliée », et elle semblait le croire. L’âge ne la concernait plus ! Elle flottait dans l’intemporel. Elle était bien la seule, car c’est une donnée qui colle à la peau dans toutes les étapes de la vie. Soit on vous trouve encore trop jeune, soit on vous trouve déjà trop vieille, et c’est chaque fois un argument de poids. C’est pourquoi j’admire tant monsieur Mitterrand de s’en être joué. Pendant sa course à l’Élysée, quelqu’un lui avait envoyé à toute volée un boulet d’âge explosif. Sans faire ni une ni deux, il s’en était saisi et l’avait relancé ingénument sur le lanceur qui s’en souvient toujours. En cette fin 1968 le général de Gaulle n’était pas atteint par un projectile du même type. Il se serait contenté d’en rire. C’était beaucoup plus grave : tout était semé et répandu, comme toujours la calomnie, par bouffées insaisissables qui allaient à la rumeur. Le cri lancé à Montréal, Vive le Québec libre ! Loin d’être reconnu par tous comme un trait de génie, vous était présenté d’un ton de tristesse contenue comme la marque évidente de la démence sénile. Car enfin ! Comment expliquer cette foucade contre nos maîtres qui avaient toujours été si bons pour nous ? Et puis il y a le droit international, tant pis pour la justice !... Obsédé par l’âge, par le temps, un jour qu’on lui nommait un préfet qui avait « atteint l’âge de la retraite », le Général avait corrigé avec amertume : « Atteint par l’âge de la retraite. » La décennie que je venais de vivre m’avait donné le sens du temps. Je l’avais commencée avec l’enthousiasme de l’Algérie française, dans ma Kabylie natale, je l’achevais dans le constat de tant de changements à l’œuvre pour hisser la France au plus haut. Maintenant, je sentais l’Histoire et j’étais prise parfois de l’angoisse de l’anéantissement de notre être, surtout de notre langue, et il me paraissait évident, à entendre certains discours, que « dix ans, ça suffit », étendu à l’Histoire, devenait « mille ans, ça suffit ». M’apparaissaient alors les forces qui pressaient la fonte de la chose française dans le vaste creuset. Je souffrais, j’appréhendais. Je ne croyais pas que la sagesse consiste à céder à la force, et j’admirais, malgré son mépris pour les Pieds-Noirs, le Général pour sa puissance de Résistance. C’étaient des thèmes que j’abordais avec Wolfgang, car nous parlions de tout et de rien, fut-ce pour détourner la conversation des questions concernant ma vie, son amour pour moi, la religion… L’actualité me passionnait. C’était monsieur Nixon, président des États-Unis, et la fin de la guerre du Viet Nam en perspective. Et le Canada qui s’était donné P.E. Trudeau pour premier ministre et croyait avoir trouvé son JFK… Mais autant que tous les drames des cinq continents, les affaires de France me tenaient en haleine. Malgré le récent triomphe de De Gaulle aux élections, la confiance était affaiblie. Le bruit grossissait de la dévaluation du franc, et c’est à bon droit qu’on avait des doutes sur le résultat d’un référendum annoncé. Maintenant je me repentais du plaisir secret et malsain que l’année précédente j’avais éprouvé à la dévaluation de la livre par M. Wilson. J’étais alors à Berlin où le bruit avait explosé comme une bombe : Abwertung des Pfundes ! Je m’étais gaussée quand M. Wilson avait fustigé les « gnomes de Zurich ». Mais je ne riais plus. Les gnomes de Zurich n’étaient pas seuls en cause. On avait inspiré la méfiance aux bourgeois, ils voulaient protéger leurs biens. Le bon état de notre économie ne suffirait pas à retenir nos capitaux : on craignait désormais les mouvements populaires. Les premiers transferts avaient précipité l’avalanche. Des sacs, des coffres entiers de voitures remplis de billets passaient sans cesse de France en Suisse. C’était la traduction de la haine bourgeoise contre l’ambition de la France : combat mondial en faveur du français, affirmation de la souveraineté nationale, sortie de l’OTAN, impartialité au Moyen-Orient. Mai 68 n’avait-il pas ébranlé le régime ? Les forces entreprenaient de l’abattre. Wolfgang n’était pas riche, mais il était gêné d’être de ceux qui s’enrichissent quand les pauvres s’appauvrissent. Ce n’est pas lui qui aurait ri en secret de notre imminente dévaluation. Au contraire, les transferts de fonds monumentaux vers la Suisse l’offusquaient, il avait l’air de s’en excuser, de compatir. Il aurait aimé me dire des mots de consolation. C’est dans un de ces moments qu’il prit ma main pour la première fois. Il avait les yeux bleu vert, bien fendus, les cheveux blonds et crépus, tout tirés en arrière, et s’habillait on ne peut plus classique. Il était imperméable à la fantaisie de mai. Il se donnait des airs d’homme de quarante ans. Sa présence m’était douce. *** Un jour que nous étions tous deux assis dans un café, j’observais à la dérobée dans un miroir pas très proche le couple que nous formions. Voyons, imaginons un œil naïf et impartial. Ira-t-il découvrir entre nous une différence d’âge ? Sans doute pas. Il verra deux étudiants, deux amoureux qui se rejoignent dans un bistrot… Qui disait que le silence de Marc ne m’offrait pas une chance, celle de commencer lentement, et d’établir sérieusement une liaison solide?... Wolf n’avait jamais aimé, sans doute jamais eu d’expérience physique. C’était loin d’être un défaut. N’étais-je pas apte… ? Sa cuirasse religieuse, défaillante en ce moment, l’enfermerait longtemps, une fois la liaison conclue, dans son amour pour moi… Sa main trembla. Il me communiqua son frisson. Tout était possible. La situation brutalement se montra sous un autre angle. Je m’en voulus de repartir si vite dans les brumes d’un nouveau rêve, de me saisir de ces circonstances comme d’un refuge au milieu de la tourmente… Un autre couple vint s’installer à notre table. Cela se fait dans les bistrots suisses. Bonne occasion de repousser doucement Wolf. Il voulut me raccompagner. La rue prit tout à coup une allure follement animée : nous allions croiser Christel Cabochard et Aurore qui se promenaient en compagnie de Pétard. Tout un spectacle. Je ne sais quelle tête je fis, mais j’eus la réaction absurde de lâcher et de repousser la main de Wolf. Qui comprit, ouvrit les yeux, vit arriver nos Parisiennes, l’une pas très grande et pulpeuse tenait sa saucisse en laisse, l’autre grande perche de Christel Cabochard avait mis sur son manteau noir un boa de coq fuchsia qu’elle utilisait pour la scène, et qu’elle avait pris à la ville, histoire d’écraser Aurore. Rien de plus voyant que cet attelage. Aurore m’avait dit qu’elle était gênée de se faire remarquer en plein jour avec cette exubérante, mais elle était trop contente de l’arracher un peu des mains de Mylène Mitsuko. Si mon geste maladroit n’avait pas attiré l’attention de Wolf, mon amoureux aurait peut-être été le seul à ne pas les remarquer. Mais les ayant vues, il ne pouvait pas ne pas apercevoir cet air de famille que nous avons toutes, aussi dissemblables l’une de l’autre que nous ayons pu nous juger, et qui faisait que le public nous confondait. Sans mon geste, Aurore n’aurait pas réagi. Mais comme elle avait des yeux partout, elle vit ma gêne. La grande dégingandée, plus folle, ne s’intéressait qu’aux regards qu’elle attirait. Elle reçut un bon coup de coude pour prévenir sa surprise de me voir accompagnée, et pour qu’elle fasse la discrète. La Cabochard hurla : — Hou ! j’avais pas vu ! Elle riait, couinait, se déhanchait. Aurore tirait sur la laisse de Pétard, criant : — Tu as fini de te tortiller ! Tiens-toi bien ! Pour qui on va nous prendre ! Je ne sors plus avec toi ! Déjà, nous nous étions croisés et Christel, une main sur la poitrine avait soufflé doucement, la bouche en cœur, dans les cheveux de Wolf abasourdi. Rien d’étonnant si le lendemain il savait où je travaillais et qui j’étais. Il l’avait appris « en lisant le journal » et en tombant « par hasard » sur nos publicités à la page spectacles. Il s’était rendu à la vitrine du Terrasse où il avait vu nos affiches et nos photos… Je ne devais pas être gênée, au contraire, puisqu’il m’admirait encore davantage. Déjà il avait dans l’esprit une liaison et ma situation de dévoyée stimulait ses sentiments. C’était un beau sujet de plaisanteries pour mes camarades. On m’avait prise en faute, moi qui avais prétendu avoir une vie rangée depuis des années… Je ne sais si elles avaient cru à ma fidélité à Marc, mais j’avais eu tort d’en parler. On l’avait attribuée, non à vertu, mais à snobisme, créneau que j’avais trouvé pour me singulariser. Tout était prétexte à rire. Dans la loge, c’était à qui m’imaginait dans les positions les plus osées et les plus ridicules, soit insatisfaite et redemandant toujours, soit épuisée, mettant les pouces, n’arrivant plus à combler les exigences d’un homme fougueux, trop jeune pour moi. Coccigrue voulait en profiter pour rappeler qu’elle n’était pas un volcan éteint. Elle faisait mine de prendre ma défense. Avec un accent parigot qu’elle avait outré dans sa jeunesse, car elle était de Boufarik, et qui lui était devenu naturel : — Vous allez lui foute la paix ! Si elle se donne du plaisir, elle ne vous fait pas de mal ! Qui pourrait rester des semaines sans rien faire ? — Comment mémé, tu fais encore quelque chose, toi, à ton âge ? Disait Délire d’un ton complice en riant aux larmes. — T’inquiète pas pour la vieille, répondait Coccigrue parlant d’elle à la troisième personne, elle a une bonne baratte, et elle sait faire son beurre ! Seule Floralie connaissait Marc personnellement. Elle croyait à la solidité de notre couple. Elle me parla en amie. — Ma grande, tu devrais faire taire ces bruits. Imagine qu’ils arrivent aux oreilles de Marc ! Son expression inquiète, son ton qui tenait du reproche m’agacèrent. Il ne me déplut pas de la choquer. Je dis que Marc et moi ne croyions plus à l’amour exclusif comme ciment d’un ménage. Ce n’était pas raisonnable, l’amour s’usait. On finissait par vivre dans le mensonge… La vie de couple soudé et fidèle, c’était bon pour les gens mariés qui avaient des biens en commun, et surtout des enfants, pas pour nous. J’avais décidé d’être à la mode, de me libérer. Hélas ! Jamais autant qu’en mentant à Floralie j’avais mieux senti combien ma liaison avec Marc m’était chère. « Si ces bruits arrivent aux oreilles de Marc…! » Oui ! Qu’ils y arrivent ! Qu’il apprenne qu’un jeune homme est amoureux de moi, qu’il en soit jaloux, qu’il me revienne ! Car s’il n’avait tenu qu’à moi… La séparation venait de lui. Il m’y avait doucement amenée. Ou plutôt j’avais perçu le déclin de son amour avant qu’il en ait le doute. Il lui était enfin venu. Il avait vu la possibilité d’aimer ailleurs, d’envisager un mariage convenable, d’avoir des enfants. Et mon désir de reprendre les études, de passer le bac, d’aller à la Sorbonne venait peut-être plus d’un dépit amoureux que des bouleversements de mai ou de ma soif d’apprendre. *** Plus que jamais, j’étais décidée à me plonger dans le travail. Je voulais être instruite. Il fallait que j’absorbe en quelques mois le contenu des classeurs, des quelques livres rangés dans ma chambre. Dans mes élans, cela me paraissait peu de chose, ou du moins à ma portée. À l’action, mon enthousiasme en rabattait. Je m’étais lancée dans la lecture des Essais dans la collection de la Pléiade. J’y avais presque aussitôt renoncé pour me contenter d’une édition scolaire. Et comme le premier sujet de dissertation était : « Pourquoi a-t-on pu appeler Montaigne le père du scepticisme français ? » j’étais prise de vertige. D’abord, qu’est-ce que c’était que le scepticisme français ? Dans mes moments de stérilité, je décrochais. Mon esprit s’évaporait. J’étais assaillie soit de l’idée de l’amour fou de Wolf, soit de l’invention soudaine de circonstances particulières qui expliquaient le silence de Marc, soit de l’inspiration d’un thème ou d’un costume pour monter un numéro nouveau. Mille tentations me venaient à l’esprit pour fuir les études qui me rebutaient. L’écœurement parfois était si fort de ne rien comprendre à ce que je lisais (j’avais souvent de la peine à saisir le sens de phrases même simples et claires) que je trouvais mon entreprise dérisoire, ma situation sans issue, et l’angoisse me dévorait. J’allais jusqu’à la fenêtre et, le front contre la vitre, je regardais et j’écoutais la nuit. Je voyais mon souffle rapide se matérialiser en buée, et je le ralentissais pour me calmer. Parfois, le bruit d’une voiture soulignait le silence comme l’éclat du réverbère accuse la profondeur de l’obscurité.
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