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2015 Words
J’allais parfois au miroir, pour me voir. C’était une vieille habitude. Mais une fois qu’on a retiré son maquillage de scène et qu’on s’est mis du gras sur le visage, on n’est plus très jolie. C’est une maxime d’Aurore que, démaquillée, on n’est plus qu’un mou de veau, à plus forte raison si on est restée la peau pendante vers le livre. Je n’avais plus tête humaine. Je dénouais mes cheveux, j’essayais de me trouver jolie. La petite séance m’avait vite déçue. Mon imagination luttait, mais dès qu’elle voulait prendre des ailes, je la voyais faire, j’en riais, elle n’allait pas loin. Le travail devant la glace, dans la loge, dans les salles de répétition, c’est sérieux. Mais dans la chambre, entre deux plongées infructueuses dans le monde de la pensée ! Dix ans plus tôt, oui, j’avais exercé l’activité la plus intense, seule, dans ma chambre, la nuit, devant mon miroir. Mais il s’était agi alors de reprendre ma vie en mains et de la remodeler à ma convenance. Pendant l’adolescence, quand il était temps. La conséquence avait été l’abandon du lycée, le rejet des études, qu’importe. J’avais fait ce que je me devais. J’avais alors un moment d’émotion pour l’être que j’avais été, si jeune encore, tellement apte à tout rejeter, sauf l’essentiel. C’était de ce moi-là, de ce moi passé depuis dix ans que je devais m’inspirer. Mais en ne l’imitant que dans la ténacité, dans l’obsession du but à atteindre. Quant au reste, il s’agissait d’une certaine manière de prendre le chemin inverse. L’impulsion qui m’avait menée de ma table de travail au miroir, à seize ans, devait maintenant se convertir en force qui ramène aux études et y maintient. Je ne me doutais pas que j’entrerais un jour à l’Éducation Nationale, encore moins que ce trajet se laisserait parcourir docilement. Je n’avais en vue aucun plan de carrière, pas de dessein à long terme. C’était déjà beaucoup à mes yeux de préparer, de passer le bac… d’espérer peut-être un jour, comme Wolf, enseigner ma langue maternelle à des étrangers… peut-être me trouver à la Sorbonne encore toute clinquante de la grande chamaille de mai précédent. Voilà le refrain le plus charmant que je me chantais cette année-là. Le bac ! C’était le seul but précis un peu éloigné dans le temps. J’avais vécu assez pour savoir que sept mois seraient vite passés, et suffisamment plongé dans les cours pour savoir le programme lourd. Comment tout apprendre ? J’essayais de m’entraîner à des méthodes de résistance au découragement. Tout un travail mental. Se reprendre, se raisonner, se remémorer des situations qu’on croyait mauvaises et qui se sont révélées favorables, des obstacles qu’on croyait infranchissables et qu’on a vaincus. Abandonner provisoirement une tâche trop complexe qui fait buter, qui aveugle, pour se jeter dans une autre plus aisée qui redonne confiance en soi… Des ficelles d’élève moyen et travailleur. Je consacrais au moins six heures par jour à étudier activement, plus si possible, sans pause hebdomadaire ni vacances. À Zurich, les circonstances s’y prêtaient. Les horaires étaient resserrés, le spectacle ramassé : j’arrivais le soir à neuf heures trente dans la loge, et tout était forcément fini à minuit. De par la loi. Exigence du Fraeunverein. Minuit, l’heure fatale, l’heure de la police, Polizeistunde ! Pratique ! À une heure j’étais à mon bureau jusqu’à quatre ou cinq heures, et je trouvais bien deux heures l’après-midi pour m’y remettre. « Attention, ma grande, me disait Floralie, tu finis par donner l’impression de te prendre au sérieux. » Elles étaient agacées. C’était un genre que je me donnais. Un éloignement pour garder mon aura de directrice. Ne les voir qu’au travail et au dîner pour afficher des distances. À leurs questions, directes ou détournées, je faisais des réponses évasives. Alors on me trouvait snob. Je préférais cela. Car j’appartenais trop à mon milieu pour ne pas sentir le ridicule de ma situation. Comment leur avouer ce que je préparais ? C’eût été un grand éclat de rire… Je restais solitaire… Floralie surtout était déçue. Elle avait espéré « sortir » avec moi pendant ce séjour. De même, Pampille avait pensé sortir avec Aurore, sa partenaire aimée/haïe. Quant aux quatre qui étaient descendues à l’hôtel Rossly, c’était Coccigrue qui menait sa vie en douce, et Mylène Mitsuko qui avait pensé prendre la tête d’une b***e de trois, naviguer avec Délire et Christel Cabochard. Tout s’était brouillé : Mylène Mitsuko n’avait pas la force d’attraction nécessaire pour fasciner les débutantes. Délire se sentait des ailes et s’essayait les après-midi à des échappées solitaires. La Cabochard avait succombé aux menées d’Aurore qui lui avait fait avouer qu’elle « n’était pas grisée » par la Mitsuko. Elle avait voulu s’attacher cette nouvelle venue si explosive qu’Aurore avait failli en perdre son assurance. On ignorait ce qu’elles faisaient de leurs sorties. Pampille et Floralie avaient moins de mystère. Elles sortaient ensemble, faute de mieux, en « femmes du monde ». Elles faisaient les fourreurs et les bijoutiers de la Bahnhofstrasse, essayaient, marchandaient, revenaient, promettaient d’acheter, croyaient elles-mêmes qu’elles le feraient, se déprenaient d’une chose pour s’engouer d’une autre, finissaient leurs après-midi dans un salon de thé où elles allaient papoter, ou un peu plus tard au bar d’un grand hôtel où on peut faire des rencontres. Qui sait ? Pampille trouvait Floralie « coincée », Floralie trouvait Pampille vulgaire. À Paris, hors du travail, elles s’ignoraient. À Zurich, l’association fonctionnait. Aurore ne formait pas réellement tandem avec Cabochard. Dès que minuit sonnait, Mylène Mitsuko reprenait ses droits de meneuse. Que faire puisque le Frauenverein avait tout fermé, y compris le bar de la gare ? Zurich s’était organisé pour une vie nocturne privée. Elle avait beau être fluctuante, si on l’avait déjà connue, on avait des adresses et ses entrées. C’était le cas de la Mitsuko qui dès minuit retrouvait son prestige auprès des nouvelles. Elle les pilotait dans ces interminables soirées privées du Zurich secret. Que Pampille et Floralie fréquentaient aussi, « en évitant les trois goyots » par crainte d’être assimilées à elles. Des soirées qu’Aurore méprisait parce qu’on y perdait son temps. Il fallait bien que Pétard fasse sa promenade avant de se coucher. En bonne mère, Aurore n’était pas plutôt sortie du cabaret qu’elle montait à l’hôtel avec moi, puis ressortait avec son petit chéri, qui faisait partie de notre curieuse famille. Elle me disait en ressortant : — À tout à l’heure. Je passe te dire bonsoir en rentrant. La première nuit, après un moment, elle était revenue triomphante et m’avait dit : — Regarde, en cinq minutes, j’ai gagné plus que ma paye. Elle ne tarda pas à ne rentrer à l’hôtel que plusieurs heures après minuit. Elle donnait alors de tout petits coups à ma porte, tendait l’oreille pour m’entendre, et entrait doucement, comme voulant me dire bonsoir sans me déranger. Mais, près de moi : « Regarde ! » Elle sortait de son sac une bonne somme d’argent, plus d’une semaine de mon travail en tournée. Elle était fraîche et heureuse. Elle avait encore son maquillage de scène, faux cils, lèvres bien faites, coiffure convenable ou, si elle s’était trouvé les cheveux « atroces », perruque, et elle souriait, contente de m’épater, de s’épater… Et soudain, lasse, pressée de retirer l’armure de ce tournoi, me quittait : — Bon. Pour une fois qu’on peut se coucher tôt, je cours vite me mettre au lit. Parfois, elle ajoutait, sur un ton affectueux : — Il est tard, tu sais, tu devrais dormir. Tu reprendras ça demain. J’étais touchée de la gentillesse et j’aimais suivre le conseil. Elle préparait comme moi son avenir. Moi d’enseignante, elle d’honnête commerçante. Elle n’avait, non plus que moi, quoi que ce soit de précis en tête, elle se contentait d’accumuler l’argent. Ça peut toujours servir. Elle ne me donnait aucun détail réaliste sur son trafic, sinon qu’en promenant Pétard, elle disait d’un ton pincé aux voitures qui s’arrêtaient qu’il ne fallait pas s’imaginer des choses, qu’elle n’était rien d’autre qu’une artiste du Terrasse, mieux, du Carrousel… à quoi les voitures répondaient qu’elles le savaient bien, sans quoi elles ne se seraient pas arrêtées. Aurore alors redoublait de morgue. C’était ça qui payait. « Déjà à la sortie du Terrasse, ils sont tous la langue pendante, en train de rôder en voiture. Ils sont affamés. Tu l’as bien vu : il y en a même un qui a failli nous écraser. Mais bien sûr, c’était la sortie ! Et devant le public, on ne peut rien faire. Qu’est-ce qu’on penserait de nous ? Et toi tu écrirais vite au patron que le Frauenverein nous accuse de tapinage et nous expulse de Suisse ! Mais à minuit et demi, tu n’es plus censée voir. Il n’y a plus personne dans la rue, que des phares qui te regardent droit dans les yeux et qui te supplient d’accepter quelques billets. Ah ! Je t’assure que le lac est très poissonneux. S’il y en avait autant dans la Seine, nous aussi à Paris, nous aurions des mouettes ! » Elle riait comme une enfant d’avoir tourné « à la rigolade » des explications pour moi embarrassantes puisque j’aurais dû renseigner le patron de Paris sur ce qui pouvait choquer le puritanisme et nous faire chasser. À vrai dire, le patron, comme moi, aimait autant ne rien savoir de précis. Tant que le Frauenverein ne protestait pas, la police ne menaçait pas, le patron du Terrasse fermait les yeux, je n’ouvrais pas davantage les miens. Tout devait être assez discret puisque le terrible Frauenverein ne protesta jamais. *** J’étais heureuse d’avoir laissé mon chien à ma mère, car j’avais l’habitude de l’emmener au spectacle, de le garder dans la loge. Tout le monde aurait pu me voir sortir du Terrasse avec lui, et je serais vite devenue « celle qui a un chien. » On nous confondait tant… Et puis non ! Quelle importance ? Il m’aurait été bien égal qu’on prenne la conduite d’Aurore pour la mienne : Floralie, Pampille, Aurore, moi, l’une valait bien l’autre, surtout vue de l’extérieur ! Comme chacune d’entre nous, j’avais ma propre conduite, je ne cherchais pas à me singulariser. J’avais sans doute trop laissé parler Aurore. Un jour, elle fit plus que raconter. Je fis plus que d’entendre. Nous étions environ à la moitié de notre séjour à Zurich, et moi à quelques jours d’envoyer ma première série de devoirs à correction. Environ deux heures du matin. Soudain, un seul coup à ma porte, qu’on ouvre : Aurore, sans Pétard, tout essoufflée, tout sourire. : — Viens, je t’en supplie, j’ai besoin de toi. Je suis avec un étranger, un monsieur très bien, très chic, très distingué, voiture avec chauffeur, bref, un bien bon qui ne parle pas français, mais que je ne veux pas laisser échapper. J’étais en pleine apathie face au travail, elle me distrayait à propos. Elle créait un tourbillon si fort qu’elle m’entraînait. Elle me dénoua les cheveux et me dit : — Tiens, j’ai apporté ça ! C’était un de ces gros chandails de laine turquoise, à la Marilyn, comme elle en portait en scène. Elle avait pris aussi un collant noir de peur que je n’en aie pas de disponible. — Dépêche-toi, je t’en prie, tu comprends pourquoi… C’est facile. J’obéissais avec un consentement mou, en fait j’étais ravie d’être arrachée à un travail contre lequel je butais. — Tu es belle ! s’exclama-t-elle contre ses propres maximes, comme ça, on dirait moi ! Et, riant tout à fait : — Ah, la la, il faut que je me surveille ! Je veux te faire un compliment, et c’est à moi que je le fais ! Et comme je regardais mon visage d’un air dubitatif : — Ne te fais pas de souci, ça ira comme ça. De toute façon, démaquillées, on a toutes l’air de mous de veaux, mais il a bu, il fait nuit, il ne verra rien. Elle me tendit son manteau, elle me communiquait son entrain. — Tu auras ta part ! me dit-elle en me poussant pour me faire entrer par la porte arrière largement ouverte de cette énorme voiture wagon garée devant l’hôtel. Elle s’engouffra derrière moi. Je fus nez à nez avec un homme que Pampille aurait appelé un « micheton chicos », les seuls qu’elle recherchait en vue de jeter son grappin, de se faire entretenir, si possible épouser. Théorie à laquelle Aurore opposait : — Idiote, pendant que tu en cherches un, moi j’en ai mille ; tu crèves de faim, moi j’ai de l’argent, je suis libre de ma vie, j’ai un ami qui me plaît, qui m’aime, et qui m’admire parce qu’il me croit payée des fortunes pour mon talent et pour ma beauté. Il avait lancé quelques mots à son chauffeur, que je n’avais pas compris. Il n’avait de cheveux qu’une couronne blanchie. Les mains, très longues, donnaient par leur épaisseur l’impression de puissance. Un costume de cérémonie, un air hautain, il faisait « chicos » jusqu’à la caricature. La voiture avait démarré. Je dis à Aurore qu’il me semblait être tombée dans un guet-apens. Tout en jouant des coudes et des yeux pour que je fasse quelque frais au monsieur qui avait fait comme si je n’existais pas, elle me chuchota : — Ne t’inquiète pas, je sais ce que je fais. À mon premier sourire, le monsieur posa son cigare et me dit en français, en me baisant la main : — N’ayez pas peur, Mademoiselle Aurore, vous n’êtes pas tombée dans un guet-apens. Avec des R si roulés que je lui trouvais un accent plutôt slave que germanique et que je me croyais propulsée dans un film d’espionnage et en danger. Aurore le comprit. Sa puissante personnalité se mit à l’œuvre et imposa un ton léger.
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