Les Gentils
À travers les champs, les chemins,
Sur un wagon de foin,
Au soleil, au vent, sous la pluie
Voyagent deux musiciens.
Une nouveauté, hé ! une nouveauté !
Dis, qui sont-ils ?
Yidl avec son violon
Arieh avec sa basse
La vie est un chant,
Alors, pourquoi être en colère ?
Hey, yidl, fidl, shmidl, hey
Itzik Manger et Abraham Ellstein
Elijah s’assoit sur le talus tapissé de véroniques, de pissenlits, au-dessus d’une route asphaltée, bordée de tilleuls et de cerisiers en fleur, il laisse son corps fatigué se réchauffer au soleil de mai. Le musicien observe de vieilles personnes parcourir le bois de charmes, sans doute à la recherche de morilles, peut-être échappent-ils ainsi à la corvée des pommes de terre, une plantation qui réunit la famille tout entière, même des amis ou des voisins. Il n’est pas le seul à fixer la scène bucolique, un chat sauvage dresse ses oreilles, prêt à se réfugier au moindre geste suspect dans la forêt de chênes. Le violoniste se sent comme l’animal, tendu, seul et sur ses gardes, il est tenaillé par la faim, il est sale et fatigué, il ne veut plus qu’on le prenne pour un vagabond. Il pensait avoir renoncé à son métier de klezmer, à son appartenance culturelle, mais il a été vite rattrapé par la réalité matérielle. Il doit gagner sa vie et jouer du violon est son seul talent. Cependant, son acte insensé dans le village juif lui a fait perdre sa réputation, la rumeur le précède dans chaque bourg traversé, où donc s’arrêtera-t-elle, en Bessarabie, en Valachie ? Depuis lors, il joue dans des villes ou hameaux hongrois, allemands et roumains pour y gagner quelques sous. Rien à voir avec les bourgades de sa communauté ! il ne rencontre qu’indifférence et dédain pour le Juif errant, un lourd préjugé qui leur bouche les yeux comme les oreilles.
Elijah, né dans la vaste plaine du nord-ouest de la Roumanie, ne se lasse pas de voir les paysages vallonnés et escarpés du pays d’au-delà des forêts, ceinturé par l’arc montagneux des Carpates. Il peut voir, de son observatoire discret, des chevreuils bruns et blancs et des marmottes fauves courir dans la profusion de pâquerettes, trèfles, gentianes, pervenches et violettes. Il entend les sangliers se déplacer en horde dans les bois et les coucous annoncer, à grands cris, leur retour d’Afrique. Il contemple les bergeronnettes suivre la trace de la herse dans les champs.
Il prend son violon et joue tous les airs qu’il a accumulés depuis des années, des mélodies qui sortent avec spontanéité. Il ne peut cesser, comme si une joie enfouie s’était d’un coup libérée, qu’elle le rendait plus léger. Des buses sifflent dans le ciel bleu, elles tournent au-dessus des plateaux, des failles et des vallées. D’un coup d’archet, d’un trait d’inspiration, il commence à imiter les trilles des mésanges et le sifflement des merles. De ses doigts, de ses mains et de son âme, sortent des mélodies d’influence orientale, ils accompagnent le pinson, l’alouette, ils leur racontent les joies comme les douleurs de la vie dans les ghettos. Le klezmer sort de son être tout entier les airs destinés à Hannoucah et Pourim, il adresse aux oiseaux des chants liturgiques, des airs populaires yiddish ainsi que des mélodies sorties directement de son imagination. Les oiseaux semblent répondre. Plus ils chantent, plus les mélodies fusent de l’âme intuitive et sensible du musicien. Elijah retrouve avec eux l’extase qui le prend chaque fois qu’il joue pour les autres, seul ou en orchestre. Le jour décline, le klezmer pose son violon puis s’allonge sur l’herbe. Dans son esprit tournent de nombreuses pensées, autour du même sujet : son identité. Il vient d’une famille ashkénaze, qui doit son nom à un patriarche descendant de Japhet, l’un des fils de Noé. Il est né avec le siècle, en mille neuf cents, dans les langues yiddish et hongroises, il a grandi dans la religion de ses ancêtres, une enfance ponctuée de fêtes, achevée lors de sa Bar Mitzvah. Il appartient à un groupe spirituel que leurs concitoyens ne considèrent pas comme faisant à part entière partie de leurs nations, bien qu’ils y soient présents depuis de très nombreuses générations. Qu’il aimerait tant être comme le rossignol qui trille maintenant sur sa branche, libre d’offrir son chant singulier au passant, même le plus distrait, sans que celui-ci ne puisse se méprendre sur son intention. Un bruit de roue sur la chaussée le fait sursauter. Il relève la tête. Une charrette remplie de fumier, tirée par un petit cheval maigre, fait halte devant lui.
« Il est tard, je vous prends ? », demande en hongrois le paysan trapu et moustachu.
Elijah se relève, il ramasse ses affaires puis il monte à côté du conducteur.
« Où allez-vous musicien ? demande l’homme.
– Dans votre village, si j’y trouve une place pour manger et dormir en échange de czardas, rondos et valses.
– Il y a un hôtel qui ouvre son bar jusqu’à tard dans la nuit, je vais vous laisser devant. D’où venez-vous ?
– Originairement de Satu Mare.
– Pourquoi ne dites-vous pas le nom hongrois, auriez-vous peur des Roumains ?
– Je m’y perds un peu avec tous ces changements de noms.
– Je vous comprends, ils appellent ma ville d’origine : Harghita.
– Vous n’êtes pas d’ici ?
– Je suis Sicule, je vis ici depuis quatre ans. Ma femme vient du pays de Calata. Nous avons profité de la réforme agraire pour obtenir des terres par ici et nous en sommes reconnaissants. Nos enfants vont à l’école obligatoire et gratuite, cela nous prive de leurs bras mais leur avenir est au moins assuré. Malgré les injustices flagrantes qui donnent les privilèges qu’aux Roumains, le pays ne va tout de même pas si mal. Regardez les dernières réformes qui donnent le droit de vote aux femmes et qui partagent les grandes propriétés.
– Et les minorités ? provoque Elijah.
– Vous avez raison, cela ne va pas si bien pour nous. La Transylvanie est désormais englobée dans une monarchie valaque et moldave qui s’encombre de toute une panoplie de nationalités, à qui elle impose sa langue par une politique systématique de roumanisation. Les autorités se prétendent libérales avec ses minorités, mais elles semblent faire plus attention à ses apatrides, Tziganes et Juifs, à qui elles accordent la naturalisation. Mais ça vous le savez mieux que moi monsieur le voyageur sans repos », répond l’homme avec un clin d’œil appuyé.
Elijah garde le silence, l’homme vient de le stigmatiser comme le Juif errant, condamné par le Christ à marcher jusqu’à ce qu’il revienne sur terre, pour ne pas l’avoir aidé alors qu’il demandait de l’aide lors de son calvaire. Que cette légende est tenace dans ce pays ! le cordonnier de Jérusalem raclant son violon de pays en pays, de continents en continents, pour expier sa faute envers le messie. Un mythe tenace mais aussi dangereux, car il est responsable de bien des malheurs : la condamnation par les Chrétiens du peuple venu de nulle part, déicide et responsable de tous les fléaux, qui incarne le mal qu’on ne peut expliquer, mais qu’un bouc émissaire doit endosser ! Le klezmer prend son violon et, puisque l’homme l’a reconnu comme juif, se met à jouer une berceuse yiddish.
Elijah grimpe une colline boisée de hêtres gris et de sapins blancs, il parvient à un petit village fleuri, traversé par une unique route inondée de soleil. Les versets bibliques qui ornent les portails en bois lui indiquent qu’il est dans un bourg saxon, une langue qu’il connaît, puisque proche du yiddish, mais qu’il se gardera bien de parler. Il cherche une placette ou un estaminet où proposer sa musique, mais la bourgade semble déserte à cette heure de la journée. Ce n’est pourtant pas dimanche, jour chômé des Chrétiens, sans doute sont-ils à la sieste, avant de reprendre les travaux des champs !
Le musicien entend des coups réguliers qui résonnent de derrière une maison longue et basse. Il regarde au travers le porche ouvert. Un homme tape sur une grosse meule, avec un marteau et une boucharde, des mains expertes, de beaux gestes, réguliers, précis qui inspirent le klezmer. Elijah cherche à en reconnaître le rythme, malgré lui, par déformation professionnelle. Le musicien prend alors son violon et commence à jouer sur le tempo de l’outil, il accompagne le battement continu en une mélodie lente et soutenue. L’artisan, intrigué, suspend son geste et observe le violoniste qu’il n’avait pas encore remarqué. Que veut donc cet incongru qui doit avoir la bourse aussi trouée que ses poches ?
Passer sa surprise, l’artisan reprend son travail, encouragé par la musique qui n’a pas cessé, il se prend même au jeu. Il accélère son mouvement. Le violoniste lui sourit, il marque le tempo avec son archet, le tailleur suit la mélodie avec son maillet. Un orchestre naît. Le premier violon a trouvé son instrument d’accompagnement, un violoncelle de la Grande Plaine, dont la caisse est l’épaisse meule de pierre. Le premier violon doit aussi faire office d’alto à trois cordes, les indispensables accords d’un orchestre transylvain. La percussion résonne de sons graves et sourds, à l’instar d’une contrebasse ou d’un gardon, le curieux instrument des Carpates orientales. La massette remplace la baguette frappant les boyaux en des sons graves, la boucharde remplace la baguette tapant la touche en des sons plus aigus. Une communication insolite s’établit entre les deux hommes enjoués, comme lors d’une soirée de danse, où les musiciens jouent jusqu’à ce que les participants se fatiguent d’enchaîner les czardas ou autres danses. Le Saxon pousse des cris comme pour contraindre le violoniste à accélérer, ou bien changer de mélodie. Il choisit des rythmes carrés, comme ceux des chants populaires, complaintes, rengaines et opérettes, en vogue dans les villages ces dernières années. Le klezmer aimerait tant jouer en hongrois, interpréter les airs lents, anciens et profonds de son pays, mais il est en territoire saxon, l’une des trois nationalités historiques de Transylvanie, avec les Hongrois et les Sicules. Il doit s’incliner devant l’imposant tailleur moustachu, ne pas l’offenser en sortant de son violon des mélodies roumaines, arméniennes, tziganes ou juives.
L’artisan pose son maillet.
« Je peux t’offrir le gîte et le couvert, si tu veux bien continuer à jouer.
– Je pensais plutôt me proposer pour vous aider.
– Je n’ai pas de quoi te payer.
– Je ne fais pas cela pour l’argent, mais pour vous donner de la joie.
– Alors continuons le dialogue en musique, cela me réjouit le cœur.
– C’est le meilleur salaire que je puisse recevoir. »
Le soir, autour de la table garnie de plats de bœuf, semoule de maïs, choux fermentés, pain, bière et gâteaux aux pommes, Stephan interroge son hôte sur ses origines et sur son voyage. Il apprend peu de choses sur son invité, si ce n’est quelques informations succinctes : son nom, Karácsony, sa ville de naissance, Satu Mare, et son adresse officielle, chez un ami à Târgu Mures. Mais l’hôte n’est pas genre d’homme à se laisser intimider par la discrétion de ses auditeurs, il connaît Satu Mare, Sathmar dans sa langue, il y a même de la famille, il veut percer l’anonymat du musicien.
« Mon frère vit avec sa famille au bord du Somes, ses trois aînés étudient au collège hongrois, je suppose que c’était aussi le vôtre ?
– Non, j’ai arrêté l’école en primaire. Mais pourquoi vos neveux étudient-ils en hongrois ?
– Pour ne pas être obligé de parler roumain. Et puis c’est une ville magyare.
– De moins en moins, beaucoup choisissent d’immigrer en Hongrie.
– Il y a beaucoup de Juifs aussi, des Hassidiques comme ils disent, mais ils vivent à part n’est-ce pas ? »
Elijah reste sur ses gardes, le Saxon le tire là où il ne veut pas aller, il décide de changer de sujet.
« Au bord du Somes, où vit votre famille, il y a la plus vieille communauté allemande, beaucoup sont luthériens, a contrario des Hongrois qui sont soit réformés, soit catholiques. Les Juifs y ont une grande synagogue, ils parlent une langue allemande si je ne m’abuse.
– En effet, le yiddish, mes nièces et mes neveux, six beaux enfants de cinq à quinze ans, ont des camarades parmi eux. C’est un point de désaccord avec mon frère, ça et le fait qu’il envoie ses enfants dans un collège hongrois, car je n’aime pas beaucoup vos compatriotes, sans doute son métier le rend-il plus tolérant.
– Que fait-il ? demande le violoniste, résolu de ne pas dévoiler qu’il est Juif hongrois.
– Il est chef de gare. Dites-moi, vous jouez divinement bien du violon, faites-vous partie de l’orchestre philharmonique de votre ville ?
– J’aurai bien aimé, mais j’ai dû travailler très jeune, j’ai notamment enseigné le violon à bon nombre d’enfants. Mais la ville n’est pas pour moi, c’est pourquoi je sillonne la campagne à la recherche d’un lieu où m’établir, enseigner la musique ou travailler les champs.
– On s’improvise pas paysan, surtout aujourd’hui avec cette f****e réforme agraire. Nous avions cent hectares de terre dans la plaine, nous y cultivions du lin pour le textile, du blé, maïs et pommes de terre pour la consommation et du tournesol pour l’huile. La réforme agraire nous a pris les deux tiers de nos champs, au profit des Roumains que nous avons pourtant soutenus contre la magyarisation de l’Empire austro-hongrois. Nous avions lutté pour l’unification de la Transylvanie au royaume de Roumanie, et maintenant nous nous joignons aux Hongrois pour adresser nos plaintes auprès de la Société des Nations. Je n’y comprends plus rien, si ce n’est que le pays va mal. Nous autres, riches propriétaires fonciers, vivons désormais pauvrement, l’état ne soutient que leurs paysans roumains, nécessiteux à en faire peur. De plus en plus de nos enfants sont instruits mais, comme vous, ils ne dépassent pas l’école primaire. Nous sommes de moins en moins nombreux à rester au pays, beaucoup de nos jeunes fuient la misère et retournent à la « maison », en Allemagne. Je pense que tout vient de la faute des Juifs, ces étrangers nuisibles à la nation, à qui l’on accorde la nationalité roumaine par le droit du sol. Vous êtes hongrois, mon ami, mais vous valez quand même mieux que cette vermine sioniste qui investit nos campagnes des Sept citadelles. »
Elijah se raidit, il retrouve l’abrupte réalité de l’antisémitisme, tant de fois rencontré dans la population hongroise, professé par les nationalistes roumains qui font parler d’eux depuis trois ans.