Les enfants
Les enfants, main dans la main, avancent dans le cercle puis reviennent, ils enchaînent avec des pas chassés. Au centre deux musiciens, un violoniste et un cymbaliste, les animent par un Sher envolé. Les danseurs se mettent en quadrille, les deux couples opposés traversent et se croisent, un salut, un rire, puis les garçons font tourner les filles. C’est au tour des deux autres couples. Un gamin se place au centre, il fanfaronne en levant les bras, pendant que les autres frappent des mains. Il invite une fillette, ensemble ils tournent avant de la reconduire dans le cercle, toutes les demoiselles y passent. Au garçon suivant. La ronde se remet en mouvement, les quadrilles se coupent à nouveau puis les filles attirent à elles les gars, de futurs mariés ?
Des enfants et des adolescents sortent d’une école en riant, criant ou chantant, ils empruntent les différentes rues de Brasov pour retourner chez eux, certains d’entre eux prennent le bus. Les élèves se placent spontanément devant la règle, dessinée sur la portière, selon leur taille ils payeront le trajet à moitié prix. Ils portent tous l’uniforme, jupes bleues et tabliers noirs pour les filles, chemises et pantalons bleus pour les garçons, la tête ornée d’un chapeau azuré. Elijah devine, par les chansons et la langue des enfants, que c’est là une école sioniste, où l’on parle exclusivement l’hébreu, où l’on apprend l’art, comme la musique, mais aussi la littérature biblique, une institution qui réunit des étudiants de la maternelle au lycée.
Le musicien est impressionné, il y a tant d’élèves dans ces écoles juives, alors que bon nombre d’enfants roumains, hongrois ou allemands errent dans les rues des cités, ou bien travaillent aux champs avec leurs parents. Le gouvernement ne doit pas verser un seul leu pour financer ces institutions, les familles doivent se saigner pour l’éducation de leur progéniture. Comment font les organisations juives pour braver ainsi la politique nationale, unitaire et homogène de Roumanie ? Le « Juif » est dans tous les discours officiels, il est celui qui garde son indépendance, qui ne peut s’assimiler, donc qui représente un obstacle dans l’accomplissement de l’idéal national. Il y a tant de manifestations antisémites dans les villes de Roumanie, tant d’hostilité dans les universités du pays ! Quel contraste avec la joie exubérante de ces enfants, fiers de parler yiddish, fiers d’être issus du peuple de la Torah ! Les associations redoublent d’efforts pour développer l’enseignement de la culture hébraïque, ils publient des brochures scientifiques vulgarisées pour les élèves, ils encouragent l’éducation religieuse, organisent des conférences, des spectacles, des randonnées, des camps de vacances. Peut-être que si Elijah avait connu cela, il serait comme ces enfants, enthousiaste et fier de son identité. Le violoniste s’assoit sur un banc, il sort son instrument de sa caisse en bois, puis il commence à jouer. Il surprend un groupe de filles qui attend leur bus scolaire. L’une d’elles, environ treize ans, se détache de sa b***e et s’approche du musicien qui reproduit une berceuse qu’elle ne connaît que trop bien. Que fait donc ce klezmer, seul dans les rues de Brasov ? Elle prend place à côté de l’homme et attend qu’il achève sa mélodie.
« Pourquoi jouez-vous ainsi devant le Tarbut ?
– Parce que c’est le meilleur endroit pour jouer du violon, sans trop rencontrer d’agressivité envers les Juifs. »
La fille rit.
« Depuis que mes parents ont choisi de me placer dans l’institution hébraïque, je ne rencontre plus le problème dont vous me parlez. Avant j’étais à l’école publique et un professeur m’a dit de retourner en Palestine, j’ai tout de suite été retirée de l’école par ma famille. Mais ce n’est pas ici que vous allez gagner de l’argent, le mieux est d’aller devant la gare, j’y ai souvent vu des musiciens juifs et tziganes se produire. Si vous voulez, vous pouvez venir chez moi, vous avez besoin de manger et de vous laver. J’habite en dehors de Brasov, je vous offre la course. »
Elijah ne se sent pas de refuser, il est ému par tant de générosité, mais il ne veut pas le montrer.
« Tes parents seront-ils d’accord de recevoir un musicien errant, puant et mécréant ? »
La fille part dans un fou rire. Après d’interminables gloussements, les larmes aux yeux, elle prend les mains du musicien. Elijah est gêné, embarrassé par tant de spontanéité.
« Ne vous inquiétez pas, ma famille n’est pas pratiquante, sauf pour le shabbat et les grandes fêtes religieuses, ils seront heureux d’accueillir un des Klezmorim qui ont animé leur mariage, joué pour la circoncision et la coupe de cheveux de mes petits frères.
– J’ai arrêté de jouer pour les mariages et autres célébrations religieuses, désormais je ne sors mon violon que pour les fêtes et les anniversaires, mais plus encore pour rendre les gens heureux.
– Mais alors pourquoi ne pas apporter du bonheur aux époux, une de nos lois ne dit-elle pas : il faut réjouir le marié et la mariée ? »
L’homme sourit.
« On vous apprend des choses utiles dans votre école. Que vous enseigne-t-on encore ? Que vous raconte-t-on par exemple sur les rituels qu’ont subis tes petits frères ?
– Que l’homme est comme un arbre planté dans la terre d’Israël. Pendant les trois premières années on ne doit pas toucher à ses fruits, son excroissance, donc les cheveux de l’enfant. La quatrième année, le nouvel homme peut lire la Torah, dire les bénédictions du matin, du midi et du soir. C’est pourquoi on lui coupe les cheveux, sauf sur les tempes, les péotes, là où poussera sa barbe, c’est pourquoi on lui fait une belle fête. La circoncision est aussi liée à la terre promise, l’alliance de chair entre Abraham et Yahweh, le sacrifice par le sang entre le ciel et la terre. Elle est la promesse d’Eretz Israël, la condition pour participer à Pessah, pour ne pas rester boucher à la parole de Yahweh, à la tradition, à son identité juive, pour ne pas rester esclave en terre étrangère. Là aussi c’est une grande fête, une occasion de joie. Quand ils auront treize ans, mes frères feront leur bar-mitsva, ils deviendront des adultes pour toute leur vie. Ce jour-là, les nouveaux hommes rentrent dans la Torah. À cette occasion on fête non seulement l’adulte, mais aussi la joie des parents et des grands-parents, car la famille est la meilleure école qui soit, celle où on apprend à mettre les mots de la Torah sur tous les actes quotidiens de la vie.
– Eh bien, là je suis impressionné ! J’ai reçu en trois minutes l’explication de treize années de mon existence. Mais dis-moi, si ta famille n’est pas pratiquante, pourquoi accepte-t-elle que tu sois imprégnée de religion ? Tes frères, ton père portent-ils les péotes ?
– Pas plus que vous.
– Mais moi je les ai portés très longtemps, jusqu’à seize ans. Comme il y a neuf ans j’ai rasé mes tempes, je souhaiterais aujourd’hui arrêter d’être klezmer pour répondre à un appel, celui de m’occuper de moi et non pas seulement des autres.
– Si vous jouez dans les synagogues, vous pourrez répondre à vos deux besoins : vous rapprocher de Dieu, donc trouver l’estime de soi, puis d’aller vers les autres et leur donner la joie de vivre. Ce serait utile, car les pratiquants parlent d’amour comme lors d’un enterrement et de bonheur comme devant un champ de morts. »
Le musicien rit de bon cœur.
« Comment t’appelles-tu petit génie ?
– Jolán et vous ?
– Elijah. Je n’ai pas souvent eu l’occasion de jouer dans les synagogues. Quelquefois j’ai accompagné une liturgie dans des églises libérales et même, de temps en temps, dans des temples chrétiens. C’est grâce aux Juifs réformés que la musique est revenue dans nos communautés, car les orthodoxes ne tolèrent que le chant comme instrument, ils disent que c’est la voie la plus authentique pour aller à Dieu. Mais, même s’il est vrai que les nigounim m’inspirent et ouvrent en moi un espace sacré, je ne suis pas pour autant prêt à me séparer de mon violon pour approcher Yahweh. »
La fille lui serre le bras.
« Venez, le bus arrive, demain c’est shabbat, on aura le temps de réfléchir à tout ça. »
L’autocar traverse des champs de blé, vignes et vergers, il pénètre dans une rue boueuse, sans éclairage, où circulent difficilement des charrettes tirées par des bœufs ou des chevaux. Des acacias et des mûriers bordent l’avenue principale du gros bourg agricole, des lampes à pétrole ainsi que des bougies luisent derrière les fenêtres des habitations. Les maisons, basses, de plain-pied, surmontées de grosses cheminées, s’ouvrent sur des cours où on devine les puits cartésiens, étables et poulaillers. Quelques lumières fortes et jaunes indiquent que les logements les plus cossus ont l’électricité. Jolán conduit son invité chez ses parents. Ils passent par la cour arrière et entrent directement dans la cuisine chaude et éclairée. Une femme fait manger trois garçons de quatre à dix ans, elle n’a pas l’air surprise de la visite impromptue, au contraire, elle sourit à son invité et lui propose de s’asseoir à table. Par un signe imperceptible de la femme, mère et fille se rendent dans la pièce voisine. Jolán ferme la porte, penaude, les épaules affaissées. Une altercation intempestive fait sursauter les trois garçons. Elijah se sent mal à l’aise, il est désolé de s’être imposé. Mais il se trompe, ce n’est pas pour lui avoir emmené un invité que la mère invective sa fille aînée, mais pour lui reprocher d’être en retard pour l’ouverture du shabbat. Les trois enfants, une calotte noire sur le crâne, regardent l’hôte avec embarra, ils sont seuls face à un inconnu et ils ne savent quoi lui dire. Elijah leur sourit. Il sort son violon, puis leur joue un Kolomeike, suivi aussitôt d’une Sirba dynamique. Les garçons, d’abord impressionnés par le geste incongru du musicien, rient de bon cœur, ils demandent un autre morceau. Leur père arrive sur ces entrefaites. Il pose sa main sur la tête de chacun de ses fils, puis il s’assoit devant le pain, le vin et le sel posés sur une nappe blanche, il écoute avec ses enfants le Skotschne mélodieux.
« Bravo, monsieur, et merci d’égayer notre maison en cette veille de fête, je suis heureux d’accueillir un klezmer sous mon toit. Vous êtes ici chez vous. »
La femme revient, suivie de sa fille aux yeux rougis, elle adresse en passant un regard plein de reproche à son mari, également en retard, et va directement allumer les bougies. Elle récite la prière rituelle, puis elle remplit la coupe de vin, en veillant à la faire déborder. Elle prononce la bénédiction de rigueur et distribue le pain brioché trempé dans le sel, enfin elle fait circuler le vin. Anna entonne alors un shalom, la famille l’accompagne de bon cœur, elle poursuit avec des airs populaires yiddish. Le violoniste les accompagne avec son instrument. Durant le repas, Jolán explique à ses parents sa rencontre avec le musicien. Le père, Izsó, interroge son hôte sur sa vie, Anna insiste pour savoir quelles cérémonies religieuses il a animé ces derniers jours. « Ne vous fatiguez pas à essayer de paraître pratiquants, Elijah m’a dit qu’il était mécréant », intervient Jolàn. Devant la gêne de ses parents et de leur invité, le cadet, József, se met à rire aux éclats, ce qui lui vaut une vigoureuse taloche de la part de son père. Le garçon de dix ans fulmine de hargne.
« Vous ne mettez jamais les pieds dans une synagogue, en revanche vous fréquentez les communistes ! »
Izsó fait les gros yeux à son fils, puis il se tourne vers le musicien.
« Nous sommes des Juifs modérés, de la mouvance néologue. Je suis médecin et mon épouse est pharmacienne, ce qui explique notre manque de disponibilité dans l’éducation de nos petits sauvages. Nous sommes originaires de Sibiu. Mon père fut parmi les premiers Juifs à être autorisé à habiter la ville hongroise, malgré l’opposition virulente de la population, tant magyare qu’allemande. J’ai appris que le mouvement sioniste prend de l’ampleur dans cette ville. Bien que traditionnellement socialiste, nous ne sommes pas sympathisants du sionisme, nous y préférons la lutte pour nos droits de citoyens roumains assimilés. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi des prénoms hongrois pour nos enfants. Mais assez parlé de politique, vous pouvez rester chez nous le temps que vous voulez, demain nous mangerons le cholent et le soir nous ferons venir des amis pour danser sur les mélodies joyeuses de votre violon, si bien sûr vous l’acceptez.
– Vous dormirez avec les garçons, ce sont des bons dormeurs, vous pourrez vous reposer de votre long et dur voyage. En attendant, je vais vous faire couler un bain, une entorse de plus à la loi du shabbat », dit Anna en souriant.
Le lendemain matin Anna indique à un enfant Goï comment allumer la cuisinière à charbon, puis elle se rend à la boulangerie pour y récupérer son plat en terre où cuit, depuis la veille, la viande d’oie aux haricots. Sitôt revenue, les enfants la précèdent dans la cuisine en riant de bonheur, ils vont enfin déguster l’abondant repas de fête.
L’après-midi, la famille conduit Elijah de maison en maison, ils font le tour de leurs amis chez lesquels ils partagent les nouvelles, les dernières blagues. Le violoniste est convié à embellir les retrouvailles par sa musique. Le soir, les tables et les chaises sont poussées dans le grand séjour et le violoniste joue une doina pour accueillir les nombreux invités. Les hommes en complets gris ou en caftans noirs, coiffés de chapeaux de feutre brun ou de fourrure à large bord, écoutent impassiblement la mélodie improvisée. Les femmes en tailleurs verts ou en robes bleues surveillent les filles en jupes colorées ainsi que les garçons en chemises blanches, pantalons marron retenus par des bretelles, qui courent dans la pièce bondée. Quelques mères portent des perruques qui cachent leurs crânes rasés. Le violoniste se met à jouer une série de danses endiablées, il interprète avec enthousiasme des airs empruntés aux pays voisins de la Roumanie, des mélodies hongroises, ukrainiennes, biélorusses et polonaises. Aussitôt les danseurs forment une grande ronde, tournent, avancent et reculent sur le rythme du violon, ils alternent les pas en couple ou en cercle, ils s’adaptent ainsi aux séries choisies par le klezmer.
Au petit matin chacun se retire, fatigué mais heureux d’avoir dansé, d’avoir oublié pour un temps leurs tracas quotidiens.