Les Juifs
Ils se tiennent par les épaules ou bien par les mains, les bras levés. Les femmes, les enfants et les hommes marchent sur six temps, d’abord en sautillant, puis ils pointent, lèvent ou frappent alternativement leurs bottes face au centre de la grande ronde. Tout est joie, tout est légèreté. Les danseurs poursuivent longtemps le bulgar, au bon gré des musiciens mais aussi pour les stimuler, alors ils croisent les jambes, puis les écartent et tombent en joignant les pieds.
La gare de Brasov est pleine de voyageurs, ils profitent du dimanche pour aller visiter leurs familles dans les villes et villages avoisinants. Elijah s’installe devant le parvis face au hall d’entrée. Il observe, tout en faisant glisser son archer sur les cordes usées de son violon, la synagogue et les églises chrétiennes. Pourquoi les religions deviennent-elles souvent le fer de lance des conflits identitaires, comment peuvent-elles oublier si facilement leurs fondements de paix, de justice et de fraternité. Puis il contemple tous les clochers, aux bulbes identiques. Pourquoi les religieux s’unissent-ils par le haut, alors qu’ils oublient de s’entendre et de communiquer par le bas ?
Alors qu’il s’apprête à ranger son instrument patiné, un homme l’interpelle et lui fait signe de venir le retrouver à la terrasse du café. Elijah s’approche timidement de la tablée où sont réunis quinze autres personnes, dont deux femmes. Un vieux monsieur se lève et présente une chaise à son invité.
« Je vous ai entendus jouer chez notre ami médecin, nous sommes en réunion et nous serions heureux que vous y participiez. Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas votre musique que nous vous demandons, mais plutôt vos oreilles et vos bons conseils. »
Un serveur vient aussitôt prendre la commande, l’homme demande du café pour tous, il assure son invité qu’il n’aura rien à débourser.
L’un des membres de l’assemblée se présente.
« Je suis Éva Klein, journaliste. Nous faisons tous partie de la mouvance sioniste, nous sommes avocats, professeurs, chercheurs, médecins et imprimeurs. Nous cherchons les moyens d’institutionnaliser nos communautés dans la société laïque. Nous faisons partie du mouvement national juif et nous avons mis en place des institutions d’assistance sociale, afin de protéger nos intérêts et nous réapproprier notre identité. Certains d’entre nous sont membres de l’Union Nationale des Juifs de Transylvanie, qui regroupe entre autres l’Organisation Sioniste Internationale des Femmes. Nous soutenons les étudiants, éducateurs auprès des orphelins, les médecins et les professeurs des institutions scolaires. Nous avons le soutien d’hommes d’affaires influents. Nos actions visent aussi à aider les familles, entrepreneurs et commerçants en difficulté économique. Mais beaucoup de membres de nos communautés préfèrent s’assimiler dans la société hongroise et roumaine. Vous avez l’habitude, vous autres musiciens, de côtoyer des collègues roumains et hongrois lors des fêtes des Juifs et des Gentils. Grâce à vous, la musique s’est répandue à toutes les classes sociales de nos communautés, sans distinction. Vous avez permis que, au fil des siècles, notre identité s’enrichisse auprès des autres peuples, que notre culture ashkénaze s’embellisse tout en gardant sa spécificité. Vous avez fait tout cela en dehors de la synagogue et malgré le dénigrement populaire qui vous assimilait aux Tziganes. Vous autres, klezmorim, êtes un exemple de laïcité libre et vivante qui aide notre peuple à résister et à progresser avec son temps. »
Elijah la regarde, étonné, il ne comprend pas où la journaliste veut en venir, quel conseil pourrait-il bien donner après une louange aussi pompeuse envers les musiciens, est-ce là un plaidoyer pour leur laïcité ou, plutôt, une tentative de récupération propagandiste antireligieuse ? Il ne peut s’empêcher de réagir.
« Le problème, mesdames et messieurs, est que, sans la musique des synagogues et les chansons populaires yiddish, les klezmorim n’existeraient tout simplement pas. J’admire votre travail d’entraide auprès des défavorisés, votre souci d’aider les Juifs à rester libres et dignes, mais vos paroles sont contradictoires : d’un côté vous nous faites l’éloge, à nous musiciens, de nous imprégner des cultures de ce pays, de l’autre vous critiquez les néologues qui cherchent à s’intégrer dans leur société transylvaine et roumaine. Qu’avez-vous à craindre à vous assimiler ?
– À ne pas être assez forts le jour où ils chercheront à nous extirper de ce pays au nom de leur folie nationaliste, dit un des hommes vertement.
– Et vous pensez sérieusement qu’en formant une nation juive on nous respectera davantage ?
– Dans un premier temps nous pourrons obtenir des droits humains de respect et de nécessité, dans un deuxième temps on nous craindra peut-être assez pour ne plus nous faire subir les pogroms meurtriers, répond un autre homme avec agressivité.
– Que proposez-vous ? demande l’homme qui l’avait invité à venir les rejoindre.
– Je ne sais pas. Il est vrai que le repli religieux ou identitaire ne mène à rien d’autre qu’au dessèchement de l’humanité, de sa créativité et de son inspiration, que la neutralité ne vaut pas mieux, mais ne devrions-nous pas improviser, nous adapter en fonction de ce qui se présente dans nos vies ?
– Ou de notre survie ! C’est ce que nous faisons, et voyez où cela nous mène ! Est-ce que vous vous aimez assez, est-ce que vous aimez assez votre peuple, monsieur le musicien, pour dire de telles âneries ? réagit avec hargne un jeune homme moustachu, vêtu d’un complet noir et d’un chapeau en feutre sombre.
– J’aime les gens et la vie, c’est pour eux que je joue. Je ne serais pas musicien si je ne savais faire face aux inévitables changements de l’existence, je ne pourrais pas jouer avec d’autres collègues, je ne pourrais pas donner d’âme à nos mélodies communes. Vous avez réclamé mes conseils, les voici : les sons, les vibrations ne sauraient guérir ceux qui ne veulent pas les entendre, car ce n’est pas avec les oreilles qu’on les reçoit, mais avec le cœur. Bonne journée et merci pour le café », répond Elijah en se levant brusquement.
Le violoniste quitte la terrasse sans se faire prier, mais tout de même ébranlé par son emportement.
Elijah, debout sur le parvis de la gare, fait rire et pleurer son instrument au milieu des consommateurs assis aux tables des restaurants. À ses pieds est posé son chapeau de feutre, il se remplit peu à peu de pièces, toute l’âme du musicien s’emplit de chagrin.
Elijah ne peut plus voir les enfants rire et les adultes s’égayer, il ne parvient plus à vibrer à la joie de donner. Une sourde colère pousse au-dedans de lui, incontrôlable à chaque fois que les gens s’enferment dans leurs préjugés, indomptable quand ils le pressent à en faire autant. Il est sous le choc des paroles du jeune homme, l’intellectuel pédant qui l’a provoqué amèrement, qui l’a accusé de ne pas aimer son peuple et de ne pas s’aimer. Et si c’était vrai, s’il n’avait pas de respect pour lui et les siens ? Pourtant il est en accord avec ce qu’il lui a répondu, il pense vraiment que le devoir des hommes sur terre est de se laisser toucher par les âmes de tous les vivants, de les célébrer par la créativité, non de s’en protéger, de les honorer par le don, non de les rabaisser, de s’élever dans la lumière, non de s’affadir dans l’obscurité. Il est conscient maintenant qu’il a été injuste avec ses coreligionnaires, il les a accusés de se replier sur leur identité, alors qu’ils essaient sincèrement de redonner la dignité, de relever ceux qui sont opprimés, de leur redonner le goût de simplement exister, une entraide désintéressée. Pourquoi leur suggérer d’ouvrir leur cœur si lui-même n’en a pas ? Se pourrait-il qu’il ne joue que pour lui-même, pour tenter de guérir son estime blessée, sa confiance trahie, son amour terni ? Garderait-il jalousement les vibrations de sa musique pour lui-même, pour rechercher en vain la joie ensevelie ? Est-il donc incapable d’aimer assez, pour se réjouir de voir les autres se donner à la vie ? Alors comment peut-il se prétendre musicien s’il ne peut avant toute chose vouloir le bien d’autrui ?
Pourtant, quand il joue, les adultes comme les enfants se délectent de ses mélodies comme d’un fruit mûr, sucré et juteux, ils se détendent, leurs corps comme leurs visages, ils oublient pour un temps les misères, les vexations, les persécutions, ils se mettent debout tels des arbres uniques dans la sombre forêt de l’humanité, comme autant de colonnes de lumière entre le ciel et la terre. Elijah leur donne les sons qui naissent de son inspiration, il reçoit en retour les vibrations qui viennent de leur compassion. Une communication invisible qui vaut mieux que des paroles, une union véridique qui vaut plus que des idées. Mais alors, s’il est exact qu’il est incapable d’aimer, alors il doit arrêter sur-le-champ d’être un klezmer ! ou bien, s’il est possible qu’il soit un guérisseur par le son, alors il doit impérativement continuer !
Durant tout ce temps à divaguer dans ses pensées, Elijah ne s’est pas rendu compte qu’il n’a pas un instant cessé de jouer de son violon. Sans doute était-il particulièrement imprégné des sonorités des chants des anges, car une foule s’est rassemblée autour de lui. Le klezmer ne voit que des sourires sur des visages heureux, que du bonheur qui circule d’un esprit à l’autre, une grande toile d’amour tissée de fils de joie, sur lesquels souffle le divin créateur. Il prend cela comme un signe, un clin d’œil de l’existence, un encouragement à poursuivre son talent. Une lame de paix recouvre son être tout entier, il en frissonne de contentement. Il peut poursuivre sa révolution libératrice, traverser les ombres qui l’empêchent de s’accepter tel qu’il est, de se respecter comme un homme limité, imparfait, mais plein de beauté. Il baisse son archet. Il regarde son public remplir son galurin de feutre noir, il rit de félicité.
Le violoniste sursaute, il surprend la main d’un vieil homme qui glisse un papier dans sa poche de veste de laine brune, il reconnaît la personne qui lui a dit l’avoir vu jouer la veille dans le village juif. L’homme lui sourit puis, en silence, se dirige vers le centre-ville. Elijah, intrigué, retire sans attendre l’enveloppe mystérieuse. Il l’ouvre. Il ne s’agit pas d’un message comme il le croyait, mais de deux billets de train, l’un pour Cluj, l’autre pour Târgu Mures, la ville où il a passé tant d’années. Un si long voyage en train pour une si courte distance ! Il se souvient avoir parlé de sa ville lors de la veillée de danse, mais pourquoi l’homme a eu l’idée de lui offrir ce trajet ? Il le saura une fois rendu là-bas. Il connaît maintenant sa destination, il accueille sereinement cette incroyable et troublante synchronicité.