Shtetl

2030 Words
Shtetl Quand la maisonnée se marie, tout le shtetl se marie. Les villageois chantent et dansent la joie. Un cercle vers la droite, vers la gauche, au centre les mains levées, en arrière les bras baissés. Ils partent en farandole, tel un long serpent fuyant le danger, ou bien ils zigzaguent sous les bras des danseurs afin de se retrouver entortillés, puis ils délient les nœuds pour retrouver leur liberté. Au centre du freylekh brillent à tour de rôle les invités remplis de félicité. Un enfant pousse un troupeau de buffles dans une large avenue en terre battue, des poules s’échappent des arrière-cours de longues maisons, en bois et sans étage, surmontées d’imposantes cheminées, toutes coiffées d’un majestueux nid de cigogne. La place semble déserte, à l’exception de la synagogue d’où sortent des chants profonds et inspirés. Il fait très froid pour la saison, mais la neige fond malgré tout, elle imprègne d’eau les bottes de l’homme qui se tient là, sur la placette de la communauté villageoise, un bourg juif transylvain. Elijah attend la sortie des mariés et de l’assemblée. Il est assis sur un banc, son violon au verni écaillé coincé entre son épaule et son menton. Il fait sortir de son instrument des pleurs et des gémissements, en de multiples ornementations, autant de mélodies improvisées. Il s’entraîne pour le cortège nuptial et la fête qui s’ensuivra. À cette occasion il épatera les convives, il leur contera en musique l’enfance, la rencontre, l’union des mariés et la promesse d’une féconde descendance. L’homme, moustachu et barbu, cheveux clairs, bouclés, les yeux délavés, prend plaisir à reproduire des rythmes impairs, des modes arabes ou turcs. Il fait habilement glisser l’archet sur les cordes et la caisse de son instrument, il fait sortir de son cœur des chants suaves d’amour, pleins de douceurs, de sensibilité, qui lui viennent de sa faculté de voir les gens dans leur réalité. Où qu’il soit, en concert, lors d’une cérémonie, seul ou en répétition, il prend plaisir à libérer sa créativité par des sons exaltés, il donne là tout son potentiel d’humanité. Quand il joue pour les autres, il reçoit beaucoup de son public, il bénéficie d’un échange, entre le musicien et ses auditeurs, qui dépasse largement l’argent qu’il reçoit de ses commanditaires : il leur offre son âme passionnée, eux le gratifient de leur bonheur satisfait. Elijah est klezmer de père en fils et de génération en génération. À l’âge de six ans, il reçut un violon et des leçons particulières de la part de son paternel. Il se souvient de ce que lui disait ce dernier en yiddish argotique : « tiens voici le violon de mon père. Je t’apprendrai à en jouer pour que tu puisses gagner ton pain. Tout ce que je te demande c’est de ne pas finir comme tous ces mendiants qui s’accrochent aux passants. Le violon est léger, il te permettra de fuir les pogroms en restant libre. » Beaucoup de ses amis instrumentistes n’ont pas eu cette chance, ils ont appris sur le tas ou ils ont eu quelques cours en rendant service à des enseignants occasionnels. Ainsi donc, Elijah a suivi la voie de son père. Il a joué en solo ou en ensemble ou pour diverses cérémonies et fêtes, il a même donné des concerts de musique classique et d’opéra, malgré les restrictions du gouvernement qui réglemente le nombre de musiciens juifs. Mais il a toujours pu manger à sa faim, peu il est vrai, et trouver un toit vétuste pour dormir. Le musicien contemple la forêt de hêtres, sapins blancs et sycomores, les arbres bourgeonnants qui grimpent vers les alpages argentés, les monts enneigés qui brillent sous le soleil printanier. Il observe les habitants de la bourgade qui, comme lui, n’assistent pas à la cérémonie nuptiale, par choix ou par impossibilité : les paysans et les commerçants vaquant à leurs occupations quotidiennes, les jeunes gens parlant de politique, les adolescents fumant en cachette de leurs parents, les enseignants dispensant leurs cours à une centaine d’enfants dans l’unique école du village des Carpates orientale. Elijah regarde un groupe de garçons se faire coiffer chez le barbier. L’homme coupe soigneusement leurs cheveux, il ne leur laisse que deux papillotes qui tombent devant leurs oreilles dégagées. Quelques mères les attendent, leur panier à la main, elles relatent les nouvelles du village en ce jour de mars cinq mille six cent quatre-vingt-cinq, soit mille neuf cent vingt-cinq du calendrier chrétien. Le musicien se souvient de son quartier juif de Satu Mare, dans le nord-ouest de la Transylvanie, à proximité des frontières ukrainienne et hongroise, ils y étaient cinq mille âmes, une forte minorité mais beaucoup plus nombreux qu’ici. Il y retrouve la même ambiance, la même culture, la même religiosité. Alors qu’il se croyait affranchi de toute dépendance identitaire, il prend aujourd’hui conscience qu’il est profondément enraciné dans le monde ashkénaze, l’héritage de ses parents. Mais l’homme de vingt-cinq ans refuse son appartenance. Il revendique d’être lui-même et non l’image qu’on en a, d’être libre de toutes classifications raciales, libre comme sa musique qui réconcilie l’histoire avec ce qui advient, par l’inspiration du présent. Il aspire à plus d’authenticité, à la fraternité des humains. Il joue notamment dans un orchestre composé de Roumains, Hongrois, Tziganes, une formation de musiciens qui ont délibérément choisi de franchir les murs de la jalousie, la haine ou l’indifférence, avec leurs contrebasses, cymbalum, bratsch et violon, mais cela n’est pas assez. Elijah avait quatorze ans quand la Grande guerre éclata, dix-huit ans quand elle s’acheva, mais elle s’est poursuivie sur un fond nationaliste et antisémite, et cela le musicien ne le veut plus, il s’insurge contre la xénophobie, il est sur le point d’entreprendre sa propre révolution. Que la cérémonie est longue ! Le musicien perd patience, pour lui rien n’a encore commencé, la fête va durer jusqu’à tard dans la soirée. Il se lève pour se réchauffer, il circule dans les rues de plus en plus peuplées : les lycéens qui rentrent chez eux, les cultivateurs qui reviennent des champs, les artisans qui déposent leurs outils. Il guette le parvis de la synagogue, mais toujours rien ! Il fulmine. À quoi bon se marier, si c’est pour être malheureux tout le reste de sa vie ? À quoi bon s’unir, si c’est pour constater son impossibilité à pourvoir au bien de ses nombreux enfants, de les négliger ou tout simplement les abandonner ? L’entraide et la solidarité ne remplacent pas de vrais parents ! Autant de sombres pensées qui tourmentent Elijah. Peut-être est-ce pour justifier son célibat, dans un milieu où l’on se marie tout juste sorti de l’enfance ? Il se souvient du mariage de sa sœur, les paroles du rabbin qui exhortait les hommes à s’unir avant que ne s’installe leur célibat, il disait que la Torah oblige le mâle à se marier, à procréer, alors que la femme en est dispensée. Cela l’avait alors choqué. L’explication du religieux ne l’avait absolument pas convaincu. Il disait en effet que la femme était naturellement consentante à l’union, qu’elle s’y rendait avec hâte et enthousiasme, car elle ne pourrait supporter la solitude. C’était il y a cinq ans, sa sœur en avait seize. Il n’avait pu déceler de joie chez la jeune femme, mais plutôt une soumission à sa tante qui l’avait élevée, il savait pertinemment qu’elle aurait préféré prendre le temps de choisir son aimé. C’est peut-être à cette occasion qu’Elijah a commencé à se rebeller, plus certainement lors des moqueries de ses camarades hongrois sur son prénom, mais encore plus vraisemblablement lors de la décomposition de sa famille, il y a quinze ans. Le violoniste met à profit ce temps d’attente pour préparer son répertoire de danse. Que va-t-il leur jouer ? En tout premier lieu des danses en l’honneur de la mariée, d’autres où les parents pourront mimer leurs sentiments, puis d’autres où la famille devra exprimer la réconciliation et souhaiter bonne chance au nouveau couple. Cela paraît incontournable. L’assemblée ne semble pas être orthodoxe, il pourra leur jouer des danses de couple, en tous les cas pas de danses hassidiques ! Ses employeurs ne doivent pas être trop fortunés, il est en effet le seul musicien à avoir été payé pour jouer, il va devoir déployer tout son talent, donner toute son énergie pour que le mariage soit réussi. Vraisemblablement les hommes épateront la galerie avec une bouteille sur la tête, ou pieds nus sur un miroir. Bien qu’il ait des connaissances dans la ville voisine, il ne connaît pas vraiment cette région des Carpates, à l’est de Brasov, sont-ils eux aussi assimilés au point de ne danser que des horas, sirbas et autres danses roumaines ? Ils sont, comme lui, de langue hongroise, il pourra au moins leur faire des czardas. Alors qu’Elijah trépigne d’impatience, son estomac gémissant de faim, un homme vient le rejoindre. Un musicien, un klezmer comme lui, un cymbalum en bandoulière derrière le dos. Serait-il lui aussi rétribué pour la noce ? Le violoniste est contrarié, il comptait sur sa rémunération pour renflouer sa bourse, un partenaire va réduire sa part de moitié. Le nouveau venu s’assoit sur le muret, il positionne son cymbalum puis il frappe, avec des marteaux en bois, les centaines de cordes métalliques de son instrument. D’abord une doina suivie d’un nigoun, qu’il accompagne par un chant sans paroles : « daï-daï-daï… ». Elijah ne s’était pas trompé, l’homme est là à la demande des mariés. Tout en jouant, le joueur de cymbalum observe son confrère musicien. Il lui adresse un large sourire puis il sort de son caisson en bois un bulgar soutenu, il accélère sur un tempo endiablé. Il regarde, hilare, le violoniste comme pour lui dire : « c’est pour toi que je joue, sorts de ta misère, quitte ton trou ! » Soudain la grande porte de la synagogue s’ouvre en grand, l’assemblée sort joyeusement. Les enfants sont en tête, suivis des mariés, de leurs familles et de leurs amis. L’époux reste interdit, il se tourne vers son père, n’avait-il pas embauché que le violoniste ? Les familles observent la scène, ahurie, pourquoi les musiciens n’ont-ils pas attendu la fin de la célébration pour jouer. Le public est partagé. Certains sont amusés par ces deux hommes qui se font face, l’un endiablé sur son instrument et l’autre qui tait son violon, posé sur son froc déchiré. D’autres sont offusqués par le désintérêt de ces deux drôles pour un événement béni par l’Éternel. Elijah est gêné, il ressent l’opprobre, le lourd reproche de ses employeurs. L’inconnu est indifférent à la désapprobation des spectateurs, encore plus à l’anathème du rabbin, seul semble l’intéressé l’homme triste au violon usé. Le marié s’approche du violoniste. « Êtes-vous prêt à lancer le cortège ? » Elijah ne répond pas, il ne parvient pas à quitter le visage de son confrère, son sourire qui le transperce au-delà de toute attente, son jeu qui remplit tout l’espace de cette froide journée. « Regarde le tsimbaliste, on dirait qu’il tire les sanglots du violoniste pour les faire fondre comme la neige, on devrait peut-être payer les deux klezmorim, à moins que tu préfères geler sur place », dit le père de la mariée à celui de son gendre. Le marié renouvelle sa tentative. Elijah le regarde, les yeux hagards, comme s’il sortait d’un songe ou d’un cauchemar. Il se lève, range son violon dans sa caisse et s’apprête à quitter la place. Le marié est consterné. « Vous ne voulez plus jouer ? – Non », répond calmement le violoniste. Il s’éloigne sans se retourner, en laissant le jeune homme bouche bée, ses parents embarrassés et l’assemblée médusée. Les pères viennent retrouver l’époux. « Reprends-toi mon fils, un mariage sans musicien est pire qu’une mariée sans dot. – Oui, mon beau-fils, un mariage silencieux est aussi improbable qu’un shtetl sans mendiant. » Le marié se place devant le joueur de cymbalum. « Et vous, vous n’allez pas nous laisser tomber ? » Pour toute réponse, le musicien se lève, il ajuste son instrument à son cou, puis il commence à jouer. Le marié place alors un mouchoir blanc entre son index et son majeur, il entraîne ses convives à danser. Les hommes, les femmes et les enfants rentrent dans la ronde. Certains bons danseurs pavanent dans le cercle, les pouces dans les poches de leur gilet, ou une main derrière l’oreille, ils brillent devant leur public, ils leur montrent que la pauvreté n’est pas une fatalité. Un homme se met à chanter. « Plus haut, plus vite, dansez ! Dans la ronde faites place aux invités, Dieu m’a béni de sa bonté, il a fait de moi un homme comblé. Réjouissez-vous, mes enfants, jusqu’au matin, de ma cadette, cette nuit, j’ai donné la main. Plus vigoureux, plus joyeux soyez ! Ce soir tu es la reine et moi le roi, oy, oy, oy, il n’y a que moi pour être, de mes yeux le témoin, que Dieu m’a prodigué ses soins. Ce soir, ma cadette s’est mariée. » Le marié convie ses invités à poursuivre la fête dans une grande salle où les attend un banquet. Il se réjouit d’avoir pu rattraper l’incident causé par la disparition de son musicien, la providence lui en a envoyé un autre, son honneur est sauf.
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