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Robinson et Robinsonne…

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Extrait : "« Où sommes-nous ? – Aux mains de Dieu.» C'était une voix désolée, une voix de femme, qui avait posé la question, et c'était une voix d'homme, grave et triste, qui avait donné la réponse. La chaloupe s'en allait perdue sur l'immense océan. Les vagues la poussaient en désordre, la soulevant, l'engloutissant. Elle contenait une quinzaine de malheureux, entassés pêle-mêle, des matelots que le découragement avait saisis et qui laissaient leurs avirons inutiles..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

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CHAPITRE I - En plein équateur
DES CENTAINES D’OISEAUX S’Y LIVRAIENT À UNE FURIEUSE BATAILLECHAPITRE I En plein équateur« Où sommes-nous ? – Aux mains de Dieu. » C’était une voix désolée, une voix de femme, qui avait posé la question, et c’était une voix d’homme, grave et triste, qui avait donné la réponse. La chaloupe s’en allait perdue sur l’immense océan. Les vagues la poussaient en désordre, la soulevant, l’engloutissant. Elle contenait une quinzaine de malheureux, entassés pêle-mêle, des matelots que le découragement avait saisis et qui laissaient leurs avirons inutiles pendre inertes aux tollets de cuivre, deux femmes serrées l’une contre l’autre, un jeune homme de seize à dix-sept ans, une jeune fille d’un an plus jeune, – un officier encore coiffé d’une casquette galonnée et qui, debout, les bras croisés, semblait attendre fièrement la mort, – le capitaine, sans doute, du navire auquel la chaloupe avait appartenu. C’était lui qui avait répondu à la lamentable demande. L’embarcation ne gouvernait plus. Un coup de mer avait emporté la barre avec l’homme qui la tenait, et maintenant les quinze naufragés étaient à la merci des flots. Tout à coup, au travers du fracas des vagues, un bruit sec, caractéristique, domina tous les autres, le clapotis furieux du ressac sur une côte rocheuse. Un des matelots, machinalement, murmura : « Terre ! » Il n’eut pas le temps de prononcer une seconde parole. Une montagne liquide s’écroula sur la chaloupe, qui disparut dans un bouillonnement d’écume. Le drame s’achevait sinistre, la mer dévorait sa proie. Dans l’effrayant vortex, rien ne surnagea. Ce fut un engloutissement muet. Mais non. La mer n’avait pas tout dévoré. Une créature humaine survivait, luttant encore. Une tête, dominait l’eau noire et l’écume blanche. Deux bras résolus s’agitaient, soutenant un corps jeune et vigoureux. La terre était là, toute proche. Un rocher sombre éventrait les lames géantes. Les mains du nageur s’y accrochèrent désespérément. Il se hissa sur les quartiers visqueux et gluants. Avec des efforts inouïs, il en atteignit le faîte. Là, ses forces l’abandonnèrent. Il tomba la face en avant. Mais cette défaillance ne fut pas de longue durée. La mer ne pouvait plus le saisir. Sous le soleil brûlant qui, par intermittences, perçait les dernières nuées de la tempête et séchait de ses rayons la terre qu’il touchait, le malheureux se ranima. Il acheva de parcourir l’isthme de blocs qui reliait ce promontoire à la masse rocheuse et se trouva en face d’une falaise percée de grottes que bordait en partie une plage de sable fin. Au-delà, la plage se continuait jusqu’à une ligne verte dans laquelle il était facile de reconnaître des arbres. Au pied miroitaient des lagunes dont les eaux dormantes avaient d’étranges reflets moirés et sur lesquelles s’élevait une brume blanche produite par l’évaporation continue des miasmes. C’était tout ce qu’il était possible à l’œil de découvrir, du cap où se traînait péniblement le naufragé. Ce naufragé n’était autre que l’adolescent de la chaloupe. La secousse effroyable que venait de lui infliger la catastrophe n’avait laissé debout en son esprit que le vivace instinct de la conservation. Il avait dû à cet instinct l’effort surhumain qu’il venait d’accomplir pour gagner le rivage. Momentanément à l’abri de la mer, il ne l’était pas des suites du naufrage. Abandonné sur une côte déserte, dans un pays inconnu, n’allait-il pas succomber à la faim et à la soif, à l’agression de bêtes fauves cachées dans ces forêts qu’il découvrait sur sa gauche, peut-être à celle de créatures humaines pires que les animaux féroces ? Son destin ne faisait que prolonger son agonie. Ces pensées sans doute ne l’occupaient guère en ce moment. Épuisé, il se laissa aller sur le sable ; l’implacable soleil ne lui accorda point un long répit. En séchant sur ses membres déchirés par les pointes du rocher, le sol lui causait d’intolérables brûlures. Il se releva, haletant, la gorge enflammée d’une soif consumante, et interrogea du regard le paysage désolé qui l’entourait. L’eau des flaques qu’il aperçut à quelque distance lui parut fraîche comme celle d’une source. Il voulut y courir, saisi par la fièvre, par la frénésie du besoin. Soudain la mémoire lui revint avec l’intelligence des évènements accomplis. La tempête s’apaisait au large, et le jusant repliait les grandes vagues qui, tout à l’heure, battaient la roche où elles avaient presque jeté l’infortuné. Maintenant elles déferlaient une centaine de mètres plus bas. Quelques minutes de plus, et la chaloupe intacte aurait pu aborder, débarquer dans cette crique solitaire tout, son équipage de matelots et de passagers. Hélas ! le sort en avait disposé autrement. Des quinze malheureux que le canot portait, quatorze avaient péri engloutis ; un seul avait dû à quelque miraculeuse protection d’échapper au malheur commun. Le jeune homme revoyait la scène. Il avait joint les mains, et des torrents de larmes jaillissaient de ses paupières brûlées par l’eau de mer et le rayonnement du soleil. « Ô ! mon pauvre cher père ! gémissait-il à haute voix, es-tu vivant encore ? Le bateau qui te portait n’a-t-il pas eu le sort du nôtre ? Ô ! ma petite Jeanne, ma sœur chérie, toi qui étais près de moi, dans mes bras, tout à l’heure encore, où es-tu maintenant ? Pourquoi Dieu ne nous a-t-il pas sauvés ensemble ou fait périr ensemble ? Nous n’aurions pas été séparés ? » Et il demeurait à sa place, inerte, sanglotant, vaincu par le chagrin, lui qui avait résisté à la tempête. Brusquement, il secoua cette torpeur. Affolé, la tête perdue, il se remit à courir sur le rivage, vers la mer, se replongeant dans l’eau cruelle qui lui avait tout pris, s’avançant à mesure qu’elle reculait, lui redemandant les chers êtres qu’elle lui avait ravis, avec des plaintes déchirantes, des clameurs douloureuses. « Rends-moi mon père ! criait-il, rends-moi ma sœur ! Où sont-ils ? » La mer ne l’écoutait point. Elle semblait le railler au contraire, jetant sur la plage d’innombrables débris. C’étaient des caisses, des morceaux de bois, des fragments d’espars, d’avirons, des fers et des cuivres tordus, preuves du cataclysme qui avait anéanti le grand navire sur lequel était naguère le jeune voyageur. À quelque cent ou deux cents mètres à sa gauche, il vit des corps gisants, des noyés. Il hésita, épouvanté. De grands oiseaux blancs et noirs, mouettes, frégates, albatros, tournoyaient au-dessus de ces cadavres avec des cris aigus, prêts à se partager les pauvres dépouilles. Alors l’adolescent se dit que, parmi ces restes abandonnés, il allait peut-être découvrir ceux de sa sœur. Il ne put supporter l’image de ce pauvre corps déchiré par les oiseaux de proie. Il s’avança vers les cadavres. À sa vue les oiseaux s’enfuirent. Il vint tout près du premier. Il osa regarder. C’était le capitaine, d’abord, celui qui avait répondu à la voyageuse. Singulière coïncidence ! Le second cadavre était celui de la voyageuse elle-même. Une pitié, un sentiment religieux, emplirent l’âme de l’adolescent. Il ne pouvait donner la sépulture à ces pauvres restes. Du moins pouvait-il les abriter contre les injures de ces affreuses bêtes. Il y avait là, tout autour de lui, des fragments de roches éboulées. Il souleva les deux corps, les lira jusque dans une anfractuosité qui lui parut plus sûre, les y coucha côte à côte, fit une prière à leurs pieds et boucha l’ouverture en y roulant les quartiers les plus gros. C’était une tombe en plein air, mais dans laquelle aucune créature immonde ne pourrait pénétrer. Cette funèbre besogne accomplie, une fatigue immense le saisit. L’ardeur du ciel, les brûlures de l’eau salée, la soif mortelle, épuisaient sa force et sa volonté. Il se sentait près de mourir. Une fois encore le souvenir de sa sœur le ranima. Il songea à celle dont le doux visage allait être meurtri par le contact de cette terre maudite, dont les beaux yeux éternellement ouverts et sans regards ne verraient plus le ciel et l’attaque des hideux volatiles. Il ne put supporter cette pensée effroyable. Ce qu’il venait de faire pour des étrangers, il voulut le faire aussi pour sa sœur. « Ô ma Jeanne ! ma Jeanne ! pleura-t-il, je veux que tu reposes aussi, toi, loin de toute profanation. Dieu va peut-être nous réunir. Je pourrai mourir à mon tour près de toi. » Fiévreusement, il se releva et se remit à courir comme un insensé sur le rivage. Tout à coup, une rumeur assourdissante attira son attention. Elle venait du promontoire où lui-même avait abordé. Des centaines d’oiseaux, acharnés à quelque invisible recherche, s’y livraient une furieuse bataille. Il les voyait s’élever et s’abaisser en un épais nuage, de l’autre côté de la pointe rocheuse. Il devait se passer là quelque chose d’horrible, et les hideuses bêtes y accomplissaient bien certainement quelque affreuse besogne, déchirant une pauvre épave humaine. Et le jeune homme éprouva une angoisse sans nom à l’idée que le cadavre ainsi profané était peut-être celui de Jeanne. Courant et bondissant au travers des blocs glissants, il gagna la pointe du cap. Une fois encore, il s’arrêta. Son cœur venait de sursauter dans sa poitrine haletante. Un cri, oui, il avait cm entendre un cri. Il tendit l’oreille. Une plainte, un appel de détresse, déchirant, lamentable, traversa l’air. C’était la voix d’une femme, presque d’un enfant, qui avait proféré cette plainte. Et cette voix, le jeune homme croyait l’avoir reconnue. Emporté par un espoir insensé, il pressa sa course. « Jeanne ! criait-il lui-même en sautant et en tombant dans les rochers, Jeanne ! C’est moi ! Je viens ! » Il accourait, en effet, de toute sa vitesse, le vaillant garçon, ramassant parfois des galets qu’il lançait aux oiseaux de mort, sans les atteindre, essayant de les épouvanter. Ceux-ci ne l’attendirent pas. Ils se dispersèrent et s’envolèrent dans tous les sens. Il escalada la roche. Un cri de douleur et de joie s’échappa de ses lèvres devant le spectacle qu’il aperçut. Prise entre deux quartiers de roche, pâle comme une morte, mais vivante encore, la chevelure éparse, le bras droit pendant inerte, une jeune fille de quinze ans environ se défendait comme elle pouvait de son bras gauche nu contre les morsures des assaillants. Deux albatros acharnés contre elle et dont les becs puissants avaient fait saigner la chair tendre et blanche, s’enlevèrent pesamment au moment où l’adolescent apparut, mais pas sitôt qu’une pierre, brandie par celui-ci, ne cassât l’aile de l’un d’eux. Le redoutable oiseau s’abattit, menaçant encore, mais ne songeant qu’à se défendre. Le jeune homme ne songeait guère à achever sa victoire. Il s’était empressé de courir auprès de sa sœur. Vivement il la souleva pour l’arracher à son affreuse couche. « Que Dieu est bon ! murmurait-il. Toi aussi sauvée ! Toi vivante ! » Mais, comme il la prenait dans son étreinte, un peu rudement peut-être, la jeune fille laissa échapper un cri aigu. Alors il se rendit compte de l’impuissance de la pauvre enfant. La mer l’avait poussée sur les rochers avec tant de violence, qu’elle s’était cassé le bras droit. De là l’impossibilité pour elle de s’arracher aux attaques des oiseaux. Avec des précautions infinies, l’adolescent dégagea la jeune fille. Il la soutint en la guidant jusqu’à la petite plage, ne cessant de répéter, comme en extase : « Vivante ! Tu es vivante ! Ô mon Dieu ! mon Dieu ! » Quand ils y furent arrivés, Jeanne reprit lentement ses sens. Elle parut sortir d’un long rêve. Ses yeux se fixèrent tristement sur le visage de son frère. Un pâle sourire se joua sur ses lèvres. « Jean ! » murmura-t-elle à son tour. Ses traits laissaient lire l’effort qu’accomplissait son esprit. Un combat pénible se livrait en elle entre les funèbres ombres du cauchemar et les clartés du souvenir. Elle n’était encore qu’à la première minute de ce réveil affreux. Son âme ne s’était pas entièrement, ressaisie. Cependant Jean s’occupait d’elle. Il fallait à tout prix b****r ce pauvre bras qui faisait souffrir la jeune fille, établir tant bien que mal un appareil autour du poignet. Ils étaient tous les deux trempés d’eau de mer. Mais déjà le soleil exerçait son action en séchant les vêtements, et les deux enfants n’en pouvaient plus soutenir l’ardeur torride sur leurs fronts nus. En levant les yeux, Jean vit que l’astre n’était pas loin du zénith. Il pouvait donc être midi moins quelques minutes. Le jeune homme dirigea sa sœur vers la partie de la falaise creusée par des grottes. Là, du moins, elle trouverait un peu d’ombre. Il la fit étendre sur un tas de goémon desséché qu’il ramassa pour lui improviser une sorte de couche. Lui-même, tressant rapidement deux épaisses cordes de varech, se fabriqua de la sorte une façon de couvre-chef rudimentaire et courut à la plage, d’où il rapporta deux caisses de bois blanc et un long étui de cuir dur, hermétiquement fermé. Aucun de ces objets n’avait séjourné assez longtemps dans l’eau de mer pour en être pénétré. Jean fit à haute voix cette remarque : « Qui sait ce que contiennent ces caisses ? Dieu veuille que ce soient des biscuits ! » Il se souvint qu’il devait avoir dans la poche de sa vareuse de flanelle un fort couteau acheté aux Canaries lors du passage du Saint-Jacques à Las Palmas. Il se fouilla rapidement. Le couteau, une arme véritable, à la lame longue de dix-huit centimètres, large de trois à la base, était dans la poche avec sa gaine. Jean mit la lame au clair et attaqua hardiment le couvercle de la première caisse. Dieu protégeait visiblement les deux enfants. La caisse contenait, non des biscuits de mer, mais toute une provision de gourmandises, de celles qu’une Anglaise seule peut faire, et, malgré la douleur de son bras, Jeanne ne put s’empêcher de murmurer avec mélancolie : « Pauvre mistress Elliot ! elle n’a pas eu le temps de tout manger ! » Mistress Elliot, c’était précisément celle des deux femmes dont le corps échoué sur la grève avait reçu, tout à l’heure, de Jean, une sépulture hâtive. Peu s’en fallut que les deux enfants, avec l’innocente gaieté de leur âge, ne se laissassent aller à rire au souvenir de l’anguleuse créature qui grignotait tout le jour ses provisions, sans en offrir la moindre bouchée à ses compagnons de voyage. « Non, dit gravement Jean, il ne faut pas rire. Dieu nous a sauvés tous les deux. La pauvre femme est morte, elle. Elle repose là, tout près de nous, » ajouta-t-il en désignant du doigt la faille dans laquelle il avait déposé le corps de l’Anglaise et celui du capitaine du Saint-Jacques. « Ah ! » fit la jeune fille qui, dans un élan de piété, souleva son bras droit pour se signer. Mais le bras retomba inerte, tandis qu’un cri de douleur s’échappait de sa bouche convulsée. « Attends ! attends ! ma petite Jeanne, répliqua vivement son frère. Je vais t’arranger ça tout de suite. » Avec une merveilleuse dextérité, avant même d’avoir vidé la caisse, il tailla dans le couvercle de bois cinq palettes de la longueur de l’avant-bras et les rabota pour leur enlever les rugosités de la surface. Puis, levant le couvercle de la boîte intérieure en fer-blanc, il en retira un superbe plum-cake enveloppé d’une triple toile. Il prit l’une de ces enveloppes, la déchira en bandelettes égales et, aussi adroit qu’un aide-infirmier, entoura prestement le bras de la jeune fille jusqu’au poignet. Puis il fixa avec la même habileté les cinq palettes de bois destinées, à maintenir le bras dans une rigidité parfaite. « C’est égal, disait-il en opérant, c’est un bonheur pour nous tout de même, que nous soyons les enfants d’un médecin. Sans cela comment aurais-je pu te soigner, Jeannette ? – Pauvre papa ! » soupira Jeanne, dont les yeux s’emplirent de larmes. Jean avait terminé le bandage. Il enlaça tendrement sa sœur de ses deux bras et lui mit un b****r au front. « Ne pleure pas, Jeannette. Le bon Dieu qui nous a sauvés a bien pu sauver aussi notre père. Vois-tu : je suis convaincu qu’il s’en est tiré encore mieux que nous. Il s’était embarqué avec le lieutenant dans le grand canot et ils avaient sur nous une avance de vingt bonnes minutes. Or, tu te rappelles qu’on avait échangé des signaux avec un vapeur qui venait du sud ? – Oui, c’est vrai ! murmura la Jeune fille, dont les yeux se séchèrent. Peut-être bien les a-t-on recueillis ? » Il n’avait pas grande confiance en ce qu’il disait, le pauvre Jean, mais il voulait rassurer sa sœur. « Là ! fit-il quand il eut fixé l’appareil au cou de celle-ci, en relevant l’avant-bras au moyen de deux nouvelles bandelettes. Comme ça, tu ne souffriras pas, et dans trois semaines tu ne t’en ressentiras plus. – Dans trois semaines ! soupira encore Jeannette. Si nous ne sommes pas morts d’ici là. – Pourquoi morts ? essaya de plaisanter le jeune homme. Est-ce que tu as envie de mourir ? Moi pas ! – Mon pauvre Jean ! Que veux-tu que nous devenions sur cette côte ? De quoi allons-nous vivre ? – Mais… de ça, pour commencer, » fit-il en dépliant le plum-cake, ce qui ramena le sourire sur les lèvres de Jeanne. Et, avec le même couteau, il coupa deux larges tranches dont il tendit la plus grosse à sa sœur. Elle y mordit à belles dents, avec le magnifique appétit de ses quinze ans qu’aiguisaient encore l’air de la mer et le bain, forcé qu’ils venaient de prendre et dont leurs vêtements, mouillés gardaient la lamentable empreinte. JEAN ENTOURA PRESTEMENT LE BRAS DE LA JEUNE FILLE.Une fois rassasiés, ils curent l’esprit plus calme. Cela n’empêcha pas Jeanne de gémir. « Qu’allons-nous devenir ? Qu’allons-nous devenir ? Nous sommes sans ressources dans un pays inconnu, peut-être dans une île déserte ? » Jean affecta de rire. « Il n’y a plus d’îles désertes, Jeannette. La dernière était celle que Jules Verne a donnée à ses Américains tombés de ballon. Tu me le rappelais toi-même il y a quelques jours. – Oui, reprit la jeune fille, mais par île déserte, j’entends quelque pays perdu, habité par d’affreux sauvages qui vont nous maltraiter, nous égorger, nous dévorer peut-être. » Le jeune homme poursuivit sur le même ton : « Voyons ! voyons ! Tu sais bien aussi qu’il n’y a plus de sauvages au sens exact du terme, à peine quelques tribus errantes sur les côtes d’Afrique ou de l’Amérique du Sud. – Et si nous sommes tombés précisément sur une de ces côtes ? – Pas de l’Afrique assurément. – À quoi vois-tu cela ? – Écoute bien. Le dernier point fait par le capitaine accusait cinquante et un degrés de longitude occidentale et deux degrés de latitude nord. Or, avec ces chiffres, nous sommes à l’ouest du méridien de Paris, par conséquent sur la côte américaine. – Crois-tu ? La tempête a duré trois jours, et le pauvre Saint-Jacques a été singulièrement ballotté. Qui te dit que nous ne sommes pas maintenant sur quelque point de la Guinée ou du Congo ? » Le jeune homme se mit à rire franchement, cette fois, et embrassa de nouveau sa sœur. « Ha ! ha ! C’est ainsi que tu calcules, toi, la géographe impeccable, l’exploratrice de la famille ! Tu ne l’es donc pas orientée ? Tu n’as pas regardé le soleil ? » Jeanne répondit, un peu lasse : « À quoi bon ? À quoi cela m’aurait-il servi ? – Eh ! ma chère, à te montrer que nous avons le soleil à l’est, et que la côte où nous nous trouvons court du nord au sud. Où nous rendions-nous ? À Buenos-Ayres, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! si le couchant est du côté de la terre, ce dont nous allons être sûrs d’ici deux heures, ce sera la preuve que nous sommes en Amérique. Des bords de l’Afrique, nous verrions le soleil se coucher en mer. – À moins que, riposta opiniâtrement Jeanne, nous n’ayons échoué sur le revers de quelque presqu’île. – Il n’y en a pas sur la côte d’Afrique. – Ou que nous soyons à l’ouest de quelque île de l’Atlantique, Sainte-Hélène, par exemple. » L’argument n’était pas sans valeur, néanmoins Jean l’accueillit en hochant la tête. « C’est impossible ! Il faudrait admettre que la tornade ait emporté le Saint-Jacques de plus de mille milles dans le sud-ouest. Au surplus, cette hypothèse serait la plus avantageuse pour nous. » Ils cessèrent de parler, un peu assombris par cette perspective de leur dénouement. Jeanne se mit à pleurer silencieusement. Afin de ne point laisser voir à sa sœur ses propres préoccupations, le jeune homme sortit de la grotte et se dirigea de nouveau vers le rivage, où la mer découvrait présentement une plage immense, large de deux kilomètres au moins. Quand il revint, il retrouva Jeanne calmée et même assoupie. La chaleur ambiante avait produit son effet sur la pauvre enfant harassée de fatigue. Un sommeil bienfaisant avait clos ses paupières. Elle dormait paisiblement sur son lit de varech. Jean respecta ce sommeil, tout en s’inquiétant de voir sa sœur immobile dans ses vêtements mouillés. Hélas ! il n’avait pas le moyen de remédier à cette détresse. Lui-même était soumis à l’épreuve. Aussi lorsque, au bout de quelques instants, la jeune fille sortit de ce court repos, son frère put-il lui dire avec une nuance de tristesse dans l’apparence de gaieté qu’il manifestait : « Vois-tu, Jeannette, ce qui m’inquiète en tout ceci, c’est la pensée que nous ne pouvons pas renouveler notre vestiaire. » Elle se releva et fit avec lui quelques pas sur la plage. Cette promenade rétablit la circulation entravée par cette sieste anormale. Ils franchirent ainsi la barrière de roches qui bornait la plage sur leur gauche. Mais à peine avaient-ils parcouru une centaine de mètres sur ce nouveau terrain marécageux que bordaient des flaques d’eau stagnante que Jean retint vivement sa sœur, l’empêchant d’aller plus loin. « Pourquoi nous arrêter ? demanda-t-elle. Qu’as-tu donc vu ? » Pour toute réponse, le jeune homme étendit la main, désignant les eaux dormantes de la lagune dans lesquelles une haie sans bornes de palétuviers trempaient leurs racines arborescentes. Alors elle put voir, sous les arbres étranges, des formes se mouvoir, tandis qu’une forte odeur de musc saisissait, leur odorat. « Nous serions là en fort mauvaise compagnie, murmura Jean. Cette lagune est pleine de caïmans. » Ils revinrent sur leurs pas, fort attristés. Jeanne demanda avec découragement : « Et la nuit qui vient, mon pauvre frère ? Où et comment allons-nous la passer ? » Il lui montra du doigt une sorte de sentier qui escaladait la falaise en la contournant et aboutissait à une grotte plus élevée d’une dizaine de mètres, à la manière d’un premier étage. « Là, dit-il, nous serons en sûreté. Je vais y transporter nos provisions et nous y faire un lit de varech. Dieu nous protégera. Demain, à l’aube, nous essayerons de reconnaître notre domaine. » Il aida la pauvre blessée à gravir le chemin passablement raboteux et l’introduisit dans une superbe caverne haute de cinq mètres et large de huit sur une profondeur double. Elle était à demi fermée par des blocs tombés d’un étage supérieur, et il suffisait d’un très léger travail pour la fermer complètement en érigeant avec d’autres pierres un mur à hauteur d’homme devant l’étroite entrée. Jean redescendit alors et rapporta les deux caisses et l’étui de cuir. Avec une patience à toute épreuve, il lit six voyages pareils qui lui permirent d’entasser quatre ou cinq brassées de varech dans l’intérieur de la grotte. Le soleil était maintenant caché par le haut de la falaise. La mer montait. Les deux pauvres enfants perdus élevèrent leurs âmes en une fervente prière. Puis Jean plaça son couteau à portée de sa main droite, enlaça sa sœur entre ses bras et ne s’abandonna au sommeil que lorsqu’il eut senti la tête de Jeanne s’appesantir sur son épaule. Ils avaient prié pleins de confiance en Dieu. Dieu veilla sur leur humble couche.

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