1
Cabinet du docteur Blöhm. 10 h 33.
Deuxième séance.
Les yeux grands ouverts, le patient fixait le plafond d’un regard absent. Les pupilles dilatées, il entamait son voyage intérieur, naviguant à l’aveugle dans les méandres de son subconscient. Seule la voix du praticien vint rompre le silence. La suggestion pouvait commencer.
— Détendez-vous et imaginez un endroit rassurant. Où vous trouvez-vous ?
— Je suis… dans une pièce toute blanche.
— Quel âge avez-vous ?
— Sept ans.
— Très bien. À présent, imaginez que les murs de cette pièce s’effacent peu à peu. Qu’y a-t-il juste derrière ?
— Je vois… un long ruban sombre qui serpente devant moi, comme… comme un chemin ou une route.
— Savez-vous où conduit cette route ?
— Non. Il y a de l’eau devant mes yeux.
— D’où vient cette eau ?
— Du ciel. Les gouttes glissent devant moi, mais je ne les reçois pas.
Assis dans son fauteuil Chesterfield, Matthias Blöhm écrasa sa cigarette sur le cristal d’un cendrier garnissant le guéridon voisin. Dans la pénombre de son bureau cossu, d’imposantes bibliothèques de bois sombre exposaient les flancs austères d’ouvrages presque exclusivement consacrés à la psychanalyse. En face d’elles, un sofa aux lignes résolument contemporaines, seule concession à la modernité, semblait flotter au-dessus du parquet de chêne.
Le silence feutré qui régnait dans la pièce n’était interrompu que par la percussion d’une pendule à balancier, égrainant les secondes comme un métronome. Une régularité nécessaire à l’état hypnotique dans lequel se trouvait plongé le patient. Étendu sur le divan, ce dernier livrait par bribes les souvenirs d’un événement que Blöhm s’ingéniait à faire émerger des profondeurs de sa mémoire.
En quarante années de pratique, le psychanalyste faisait figure de référence dans le domaine de l’hypnose. Il y avait consacré l’essentiel de sa carrière, de sa vie même, consumant deux mariages, balayant d’un revers de main quasi freudien toute idée de descendance. D’une certaine manière, l’hypnose s’était rendue maître de son propre praticien, au détriment d’une vie privée digne de ce nom. Et quand bien même en éprouvait-il quelque regret, du moins possédait-il la pudeur de ne jamais en faire état.
— Sur quoi s’écrasent ces gouttes ?
— Sur une vitre. Il y a des vitres autour de moi, comme une cage de verre. On dirait que… la cage avance sur le ruban sombre.
Le psychanalyste regroupa les informations que lui donnait le patient, puis ouvrit une large accolade devant laquelle il inscrivit les mots suivants : « Voiture ? Route ? Pluie ? »
— Connaissez-vous la destination de la cage de verre ?
— Non. Il y a du brouillard sur le verre. Je m’amuse à y écrire mon nom.
Nouvelle accolade : « Buée + froid = Hiver ? »
— Êtes-vous seul dans cette cage ?
— Je crois que… non.
— Qui sont les autres personnes ?
— Il y a un homme et une femme devant moi.
— Qui sont-ils pour vous ?
— Je ne sais pas. Je ne vois pas leurs visages.
— Y’a-t-il d’autres personnes dans la cage ?
— Je ne crois pas.
Blöhm extirpa un paquet de cigarettes de la poche de sa veste de tweed et poursuivit.
— Parlez-moi de cet homme et de cette femme. Est-ce qu’ils vous parlent ?
— Ils… Ils se disputent.
— À quel propos ?
— Je ne sais pas. Ils parlent, mais je ne comprends pas ce qu’ils se disent.
Silence.
— J’ai peur…
— De quoi avez-vous peur ?
— Je ne sais pas. Quelque chose n’est pas normal, comme si… comme nous n’étions pas seuls sur le ruban sombre.
L’heure impartie arrivait à son terme. Le thérapeute interrompit la suggestion, faisant doucement revenir le patient dans la sphère temporelle du présent. La première séance n’avait été qu’un long entretien d’usage, ponctué de questions de toutes sortes. Celle qui s’achevait à l’instant donnait déjà des résultats très satisfaisants, malgré les réticences émises par son client lors de leur rencontre initiale. Le débriefing, lui, fut réduit au minimum. Il faudrait encore de nombreuses sessions avant qu’apparaissent les premières certitudes.
***