Chapitre 2 :
Quand la vie s’effondre sur vous comme une avalanche, il n’existe que deux réactions possibles : se laisser ensevelir ou apprendre à creuser vers la lumière. La plupart choisissent de s’étouffer sous les décombres, jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’ils suffoquent déjà. Alors, on grimpe, on gratte, on recommence. Toujours.
Arnold – ou plutôt Atlas, puisqu’il portait désormais ce nom emprunté – observait la cité qui s’étendait sous ses pieds. Le balcon sur lequel il se tenait brillait d’or et de soleil, mais tout lui semblait factice, comme une peinture trop parfaite. En bas, la capitale de Rexos fourmillait : marchands qui s’interpellaient, soldats en armure dont les reflets éblouissaient, et petites gens trottinant entre les ombres des châteaux suspendus dans les nuages. Ce spectacle aurait pu émouvoir n’importe qui. Lui n’y voyait qu’une farce grandiose.
Ses doigts s’étaient crispés sur la balustrade au point d’en blanchir. Le vent caressait son visage d’un autre âge – quatorze ans à peine, pourtant lesté de trente-deux années de lassitude. Dans ce monde d’apparat, il n’était qu’un pantin condamné à mourir avant la fin du premier acte.
— *K garney ?* murmura-t-il pour lui-même. Une expression népalaise qui revenait sans cesse dans son esprit : *Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?*
La question l’avait hanté depuis son réveil dans cette peau étrangère. Qu’attendait-on d’un mort revenu à la vie ? D’un prince sans avenir, prisonnier d’un scénario qu’il connaissait déjà ? Rien. Rien, sinon d’attendre sa propre exécution narrative.
Il s’éloigna du parapet et laissa ses pas résonner sur le marbre. Les murs couverts de portraits d’ancêtres le fixaient avec morgue. Des visages nobles, arrogants, oubliés. Aucun ne lui appartenait.
Il se souvenait encore des mots de la servante terrifiée : *“Tu ne devais pas revenir.”* Cette phrase tournait dans sa tête, entêtante comme une chanson qu’on déteste. Il se souvenait aussi de la bière, du sang, de la douleur. Du néant. Et maintenant, voilà qu’on lui offrait une deuxième existence, non pas en rédemption, mais en punition.
— Système, appela-t-il d’une voix lasse.
L’air se fendit d’un éclat blanc. Devant lui, une interface translucide se matérialisa, projetant des lignes de texte suspendues dans le vide. Le cœur d’Atlas fit un bond.
Ce qu’il voyait ressemblait trait pour trait à l’écran du jeu qu’il avait connu : son menu personnel, ses statistiques, ses compétences. Une absurdité devenue tangible. Il se pencha, fasciné et incrédule à la fois.
Il éclata d’un rire bref, sec, incrédule.
— Zéro mana. Quelle surprise. La sorcière de marâtre n’a pas lésiné sur les malédictions.
Son amusement s’effaça aussitôt. Il se mit à arpenter la pièce comme un fauve. Chaque pas cognait contre le sol avec la rage contenue d’un homme prêt à imploser. Mourir une fois lui avait suffi ; il ne comptait pas répéter l’expérience.
D’un geste brusque, il attrapa une plume et un rouleau vierge sur la table. L’encre éclaboussa le parchemin tandis qu’il écrivait frénétiquement. Il y déversait tout ce qu’il savait : les intrigues du jeu, les noms, les événements, les ramifications de chaque choix possible. Les souvenirs affluaient en désordre, précis et brûlants, jusqu’à ce que sa main tétanise.
Essoufflé, il contempla ses notes. Toute la trame du récit s’y trouvait : la montée de Lara, la chute du royaume, les trahisons, les batailles, les amours interdites. Et là, dans les premières lignes de cette histoire, figurait sa propre mort.
Dans le jeu, Atlas disparaissait au début. Sauf si le joueur choisissait la route du demi-frère. Cette route qu’Arnold n’avait jamais terminée.
— Oh, p****n de m***e.
La panique le traversa d’un seul coup, brutale et froide. Il chancela, les jambes molles, manquant de tomber à genoux. Ses papiers s’envolèrent.
— *Votre Altesse ?!*
Une silhouette se précipita : une domestique tenant un plateau fumant. Son visage pâle trahissait l’effroi.
— *Votre Majesté, êtes-vous blessé ?!*
Atlas cligna des yeux, pris au dépourvu. La réalité lui revint d’un coup. Il inspira longuement, puis souffla, comme un plongeur refaisant surface.
— Du thé ? Pourquoi pas. Si le destin doit encore me piétiner, autant que ce soit avec une tasse à la main.
Il but lentement, savourant la chaleur du liquide.
— Merci, Sansa. Tu peux me laisser.
Elle acquiesça, surprise par le ton calme de celui qu’elle connaissait pour ses colères princières. Avant de se retirer, elle hésita, puis ajouta d’une voix tremblante :
— Sa Majesté… votre père serait heureux de recevoir votre visite, maintenant que vous allez mieux.
Il ne répondit pas, mais ses yeux se levèrent vers la fenêtre. Le roi. Son père. Le nom seul sonnait comme une ironie.
Les couloirs menant aux appartements royaux sentaient la poussière et la cire. Les serviteurs s’écartaient à son passage, certains murmurant, d’autres baissant la tête, comme s’ils craignaient un fantôme. Et peut-être avaient-ils raison.
Lorsqu’il entra dans la chambre du roi Henry Von Roxweld, l’air y était lourd, saturé d’herbes et de mort. Le monarque gisait sur un lit monumental, drapé d’or et de soie, minuscule au milieu des coussins. Les flammes de la cheminée vacillaient sur un visage ridé, jadis redouté, désormais vidé de toute force.
— Atlas…
Sa voix, rauque et profonde malgré la faiblesse, fit se redresser le jeune homme.
— Oui, père, répondit-il, le mot franchissant ses lèvres comme une pierre trop lourde.
Le roi leva un coin de bouche, esquissant un sourire brisé.
— Les dieux t’ont accordé une seconde chance, mon fils. J’ai cru un temps que nous partirions ensemble vers les cieux.
Atlas se demanda s’il devait y entendre des remords ou simplement la lassitude d’un vieillard.
— Pardonnez-moi de ne pas vous avoir accompagné, lança-t-il avec une ironie acérée.
Le rire qui suivit fut râpeux, mais sincère.
— Tu plaisantes avec ton roi mourant. Voilà qui me plaît.
Un silence retomba, seulement troublé par le crépitement du feu. Puis Henry reprit, la voix plus grave :
— Protège-toi, Atlas. Le trône te reviendra bientôt.
Le mot tomba comme une enclume.
Le trône ? Lui ? Pas Lara, la brillante, la préférée des dieux, l’héroïne du jeu ? Tout cela contredisait le scénario qu’il connaissait.
— Et Lara ? demanda-t-il, feignant la neutralité. Elle est promise à de grandes choses.
Henry secoua faiblement la tête.
— Ma fille est douée, mais sa mère… La reine a perdu toute mesure. Elle s’est noyée dans le pouvoir. Elle n’est plus celle que j’ai aimée.
Atlas demeura muet. Chaque mot du roi sonnait comme une prophétie et une malédiction mêlées. Derrière ces murs parfumés d’encens, il comprit enfin à quel point le royaume était fissuré.
Et que sa survie, ici, dépendrait moins des dieux que de sa propre ruse.