- SIX -

780 Words
- SIX -SI L’IMPERMÉABILITÉ devait prendre forme humaine, elle aurait pour nom Quentin Laederach. Ce grand inspecteur dégingandé de la Criminelle promène toujours sa longue stature avec une certaine nonchalance. Mais, pour l’amabilité, il vaudrait mieux un autre modèle. Quentin sourit rarement. Certains disent avoir déjà assisté à un tel miracle, mais ils ne savent plus ni où, ni quand. Il débarque sur les scènes de crime avec un air agacé qui met immédiatement tout le monde à l’aise. Les ingénieurs ne s’y trompent pas, qui reculent de trois pas quand le policier se présente à eux. – Où est-il ? – Là. Ils désignent leur découverte avec le doigt, comme des enfants pris en défaut. – Il n’est pas frais. – Pourtant, logiquement, le béton devait bien conserver, ose l’ancien. – Vous avez déjà essayé ? Le vieux rougit. – Moi j’aurais plutôt mis ça dans la glace… poursuit Laederach comme pour lui-même. – Non, je veux seulement dire, essaye de se justifier le technicien, c’est qu’avec une telle densité… – … il n’a pas pu pourrir. Laederach finissant la phrase de l’autre doit à l’évidence de reconnaître qu’il a raison. Apparemment, la structure en pierre a admirablement conservé le macchabée qui a ses deux bras en l’air et les mains repliées comme un diable surgissant pour faire peur aux enfants. Plus maigre sans doute qu’à l’époque de sa mort, il a toutefois la décence d’être encore partiellement vêtu. Un ouvrier s’avance, une brosse à la main. Laederach l’intercepte en le saisissant par le poignet. – Malheureux ! On ne touche plus à rien ! – Oui, … chef ! – C’est bien. Fait-il de l’humour ? Dans le doute, on sourit bêtement et on attend. Quand il ne parle plus, on n’ose plus rien dire. Dans le couloir résonne déjà le pas de charge d’une troupe aux instruments multiples ; la Brigade technique et scientifique arrive. D’abord, il faut tout photographier et prendre les moulages des morceaux de murs cassés. Une petite inspectrice aux doigts extrêmement fins tente même de prélever les empreintes digitales du mort. Mais il ne faut pas longtemps pour découvrir son nom. Sur des lambeaux de ce qui a dû être une blouse de travail, on distingue un logo et quelques lettres. Le badge a mieux traversé le temps que son détenteur. Il sera facile de retrouver de qui il s’agit. – C’est la société qui dirigeait les travaux du stade, murmure l’ancien ingénieur. Laederach se tourne vers un autre policier passé inaperçu jusqu’ici. Peut-être encore moins bavard que son chef. – Il faudra obtenir la liste des ouvriers de l’époque. – Cet homme est peut-être tombé dans le coffrage, ose l’ingénieur. – C’est-à-dire ? – Par souci de densité, ces murs de six mètres de hauteur ont été coulés en une fois. Il fallait aussi s’assurer que les… (il fouille parmi les documents que contient sa serviette) que les quarante-huit fermes… – Fermes ? – Ce sont des piliers. Il fallait qu’ils soient posés en même temps que les murs. Enfin, j’ai un peu de peine à vous expliquer ça… – C’est vous l’ingénieur ! – Certes, mais d’habitude je construis, je n’exhume pas, si vous permettez ! – Vous avez apparemment un métier beaucoup moins amusant que le mien. L’ingénieur est de plus en plus décontenancé. – Bon, oui… c’est que ces murs font onze mètres de haut. Il n’est pas improbable que quelqu’un y soit tombé sans parvenir à en ressortir. – Emmuré vivant, en quelque sorte. – Hélas. – N’aurait-il pas crié ? – Oui… non. Moi, je crierais, c’est certain ! Mais un chantier, c’est très bruyant. Les cuves à béton sont actionnées par des grues, avec des crémaillères. Le tout fait beaucoup de bruit. De surcroît, la base de ces murs est au premier niveau, à six mètres de haut, or rien ne dit que quelqu’un soit passé par là lorsque le malheureux appelait. Laederach oriente sa tête de gauche et de droite, comme pour prendre en photo le meilleur profil du cadavre. – Rien ne dit, répète pensivement le policier. Admettons. Tu vérifieras donc les disparitions. Quelqu’un a certainement réclamé ce bonhomme, non ? – Ça arrive souvent, oui, confirme le second flic. – Moi j’aime mieux quand on ne meurt pas tout seul dans son coin. Le travail est plus facile. Lentement, on parvient à dégager le corps du mur. Le plus difficile est d’en extraire toutes les fibres, des restes de chair à celles de l’habillement en préservant au mieux les indices qui diront ce qui s’est passé dans ce mur. Ils sont plusieurs à tenir le corps. Quand la dernière retenue lâche, le cadavre bascule en avant. On le dépose à plat ventre sur une civière. A ce moment, Laederach comprend qu’il ne se débarrassera pas comme ça de ce cadavre en béton : à l’arrière de la tête, largement dégarnie, il y a une marque sombre. L’hématome formé juste avant la mort s’est comme fossilisé. Et l’entame dans les lambeaux de chair a gardé la forme qu’elle avait quand ciment et cailloux s’y sont immiscés. Cet homme ne s’est pas simplement cogné le crâne en tombant dans le mur. Il a été tué d’un coup v*****t derrière la tête avant de s’écrouler dans la paroi de béton. Laederach n’est pas légiste. C’est vrai. Mais l’expérience remplace souvent une expertise. Il est des évidences qui simplifient le travail.
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