- UN -LES ARBITRES sont des gens curieux.
Seuls dans leur camp, ils courent autant que les autres après un ballon qu’ils ne touchent jamais, passent la moitié de leur temps à se mettre le public à dos, se font insulter.
Les arbitres sont un excellent exutoire pour toutes les déceptions. En fait, les arbitres ont un rôle social très important. Contre eux on se défoule, grâce à eux on a un coupable à maudire.
« Joli, match, dit-on, mais mal arbitré… »
Mireille piétine dans la tribune. Plus le match est important, plus on met de temps à quitter sa place.
Surtout de ce côté. Mais si Mireille aime s’asseoir à quelques mètres du clan des supporters, c’est d’abord parce que sa carte de membre du club lui en donne le droit, ensuite parce que c’est comme ça qu’elle vit les matches, qu’elle les a toujours vécus.
Ça bouge enfin. Elle prend garde où elle met les pieds. Dans le couloir, elle salue quelques personnes. De l’escalier, elle rejoint la plate-forme devant le stade de La Praille.
On peut enfin venir au match en pull à cette période de l’année et laisser à la maison les écharpes, bonnets et différents équipements de plein hiver.
La foule, très disciplinée, suit la voie de côté sur l’avenue Vibert. Elle s’engouffre dans l’étroit passage en sous-sol, cette sorte de toboggan dans lequel on glisse pour remonter de l’autre côté. Sale et gris. Décoré par des graffitis et des tags. Avant la pente, il y a le poteau. Un mètre de haut. Sans doute installé là pour empêcher quelque rigolo d’essayer le toboggan en voiture, il vise en traître l’entrejambe de nombreux supporters.
De l’autre côté, on longe des entrepôts, pour gagner le giratoire. De là, Mireille voit son balcon, dans une des plus anciennes Tours de Carouge.
Depuis qu’elle a commencé à écrire son livre, c’est comme si ses yeux percevaient différemment son environnement. Reste-t-il seulement dans le secteur quelques mètres carrés vierges de civilisation ? Toujours est-il que cette plaine n’avait pas autrefois vocation à un tel développement de l’industrie. Les recherches que Mireille vient d’entreprendre l’ont conduite à mieux connaître le passé de ce coin de terre sur lequel a toujours vécu sa famille. Elle est fermement décidée à faire revivre son grand-père Augustin, là-bas, dans la ferme Carrel, sur le plateau de la Drize, presque à l’endroit où s’élève aujourd’hui le Stade de La Praille.
Dans quelques semaines seulement, l’Euro va commencer. Et ce stade, son stade, sera par instants le centre du monde.
Il fait sombre quand elle rejoint son immeuble. Le chat se glisse contre ses jambes. Elle referme prestement la porte et goûte le bonheur d’être à nouveau chez elle. Elle n’a qu’une hâte : retrouver son manuscrit.
Tout a commencé par un grand coup de blues. Le 4 février 2005, quand on a annoncé la faillite de Servette, mettant hors jeu le club genevois aux couleurs grenat après 115 ans d’histoire. Ce jour-là, Mireille s’est précipitée au chevet de son oncle Ferdinand, pensant que le choc serait encore pire pour lui. Dans la famille Carrel, le foot c’est une religion. L’icône sacrée, sur la cheminée du salon, c’est la photo des héros du moment. Lulu Pasteur, Jacky Fatton, puis Barberis, Pfister, Anderson, Frei ou Esteban. Des visages plus connus que celui du pape.
En arrivant à la maison de retraite, elle a trouvé Ferdinand plongé dans ses souvenirs. Trop tard, les pages du journal avaient glissé de ses genoux.
« Tu vois, Mimi, je préfère que ni ton père, ni le mien ne soient là pour vivre une telle catastrophe. C’est dégueulasse. Genève a abandonné Servette. Les millions qu’on refile à la Culture auraient dû sauver ce monument populaire. Rappelle-toi ces moments de bonheur : c’est à Servette qu’on les doit, souviens-toi les cris de joie, les extinctions de voix du lendemain… »
Tout ça avec une petite larme au coin de l’œil. Une nostalgie d’autant plus touchante qu’elle est pudique. Cet homme l’a sauvée, portée. Avec sa femme, il n’a pas hésité à adopter Mireille après la disparition de ses parents, lui offrant un équilibre et ces fameuses racines familiales qui étayent, qui évitent toute dérive.
Mireille Carrel, grâce à Ferdinand et Agnès, est toujours restée ancrée dans la réalité, traversant les accidents de la vie grâce à l’amour de cet oncle et de cette tante, là-bas, à Perly, dans leur petite maison.
« Tu sais, Mimi, t’as toujours dit que tu voulais écrire. C’est peut-être le moment où jamais. Raconte le vieux stade des Charmilles, raconte les souvenirs, la ferveur, le bonheur, raconte comment on s’embrassait dans les tribunes, comment on allait au match en ne se demandant pas si Servette allait gagner, mais plutôt quelle serait l’ampleur de la victoire. Raconte nos Charmilles noires de monde, parce que d’aucuns y allaient à vélo ou en bus ! Parce qu’on s’en foutait de regarder un match sous la pluie.
Ne laisse pas mourir cette histoire ! Servette, les Charmilles, c’était une âme, ma chérie, c’était un peu de notre clan. Ils n’auraient jamais dû construire un stade ailleurs. Et encore moins à La Praille parce que pour notre famille le coup a été encore plus dur : ils sont venus planter leur espèce de champignon atomique sur la terre de nos ancêtres ! Comme si ça n’avait pas suffi ! Comme si les abattoirs n’avaient pas déjà été une blessure. Cette terre est maudite, Mimi, n’oublie jamais. Ton arrière-grand-père est mort là, dans sa ferme, usé, devenu fou parce qu’on voulait le chasser. Et ton père ensuite, dans ces abattoirs que j’ai toujours haïs. Cette plaine, c’est du sang. Pour Servette, pour le foot, c’est un présage de mort. Tu dois le dire ! »
Patiemment, Mireille avait écouté, presque en pleurant. L’emphase donnée à l’événement par son oncle n’était que le reflet de l’enthousiasme et de la passion que les Carrel avaient toujours voués à ce sport.
Ces paroles ont macéré quelque temps dans la tête de Mireille. Mais il y avait la peur d’écrire. Ce foutu sentiment d’en avoir tellement envie qu’on n’y parvient pas. Ou plutôt l’appréhension, la crainte de réaliser qu’on n’en est pas capable. Avoir envie de dire, sans réussir à le faire…
Et puis un jour, chez elle, ses yeux se sont arrêtés sur un petit tableau accroché au mur. Une petite aquarelle, achetée dans une exposition. Un peintre carougeois s’était arrêté devant la ferme de ses ancêtres et avait peint la maison Carrel, laissant ainsi un souvenir rare et précieux. Loin dans le temps. Plus loin que la mémoire. La vie, elle, a décidé de rayer la ferme de la carte, « pour que le progrès s’y installe », tuant son arrière-grand-père une seconde fois, pour construire là les abattoirs qui allaient tuer son père. Ironie du destin.
Alors ce petit tableau a tout déclenché.
Le regard fixé sur lui, Mireille prend la résolution de retracer sur le papier la saga du club de foot et de sa famille. Servette venant de mourir là où se sont éteintes deux générations de Carrel. L’équipe et la famille, tout ça ne fait plus qu’un. « Mimi-mouflette » comme l’a surnommée son oncle, a le sentiment de devoir à ses ancêtres le récit qu’elle choisit alors d’entamer. Elle ne se doute évidemment pas que, à cause de ce projet, le destin vient de jeter son dévolu sur elle.