2.Il n’était pas aisé de s’y retrouver facilement dans Paris, surtout lorsque l’on était abonné à la banquette arrière, comme Jean. Pourtant, il guida très naturellement Piotr aux portes de la ville, puis lui fit prendre la direction Rennes. La berline avalait les kilomètres sur une vitesse de croisière assez reposante, histoire d’éviter les contrôles le long de la route.
Jean se remémora un excès de vitesse cocasse, où le radar était de face, les agents avec des jumelles à laser, et un gendarme s’élança sur l’autoroute, la main en l’air pour signifier à la voiture de stopper. Le fonctionnaire devait avoir un fameux sang-froid ; il resta de marbre alors que la voiture fonçait sur lui à 170 km/h, et ne s’arrêta qu’à quelques centimètres de celui-ci. Quelle histoire !
Ils firent un petit arrêt à hauteur de Laval, histoire d’admirer un peu le long tronçon de « l’Armoricaine », et de se dégourdir les jambes. Simon questionna son mentor sur Valéry et le fameux « sphinx ».
— J’ai rencontré Valéry, il y a des années. Dans son cas, on pourrait presque dire « des siècles ». C’est un peu lui qui me mit le pied à l’étrier. Je sortais de la DASS, sans famille, sans ami, sans avenir.
Je l’ai agressé un soir, cherchant de quoi me permettre de me payer ma dose. Je n’ai pas compris ce qu’il s’est passé, mais je me suis réveillé le pantalon baissé dans une ruelle, le vieil homme accroupi près de moi. Il m’a révélé des choses sur moi qu’il ne pouvait pas connaître, puis me demanda si je connaissais le marquis de Sade. De là, il me prit sous son aile, m’aida à me sortir de la drogue et des magouilles, m’éduqua, à tous points de vue, et m’apprit à manipuler les gens. Je devins très vite riche et influent, et fondis notre secte.
Depuis, il me rend quelques services lorsque j’en ai besoin. Pourtant, il ne m’a jamais rien demandé en échange.
— Comment a-t-il eu mon numéro ?
— Je n’en sais rien. Il y a un tas de choses que j’ignore. Mais par respect pour lui, car oui, je peux avoir du respect pour quelqu’un, je ne pose pas de question.
— En revanche, moi j’en ai une : quel âge a-t-il ?
— En fait, je l’ai toujours connu vieux. J’ai l’impression qu’il ne vieillit pas.
— Bizarre… Bon, et pour le « Sphinx » ?
— Tu feras toi-même des recherches quand tu auras le temps ; je n’ai pas envie de parler de ce type…
Nouveau départ et nouvelle bifurcation, sur la N157, contournement par le sud de la ville, puis reprise de l’itinéraire par la N24, pour la quitter à Plélan-le-Grand, et enfin arriver en bordure de la Forêt de Paimpont, dite « Brocéliande ».
Hermétiques aux beautés de la nature, ainsi qu’aux effluves de sous-bois, de champignons, d’humus, Jean et Simon se dirigèrent à travers ronces et buissons. Le temps détraqué de ce début de vingt et unième siècle transformait de plus en plus le premier mois d’hiver en automne plus que prolongé.
À leur grand étonnement, ils arrivèrent très facilement à l’endroit où se trouvait l’Américain. Pas vraiment grâce à l’amulette, ni aux chants des oiseaux, mais surtout par les éclats de voix devant eux. Ils débouchèrent au milieu de ce qui semblait être une descente de police.
Intrigué par l’arrivée inopinée de ces deux hommes en costume sombre, le commissaire se dirigea vers eux. Il les salua, les prit d’abord pour les pompes funèbres, et, remarquant leur mine surprise, leur demanda leurs papiers. Jean sortit sa carte consulaire, et demanda à se faire expliquer la situation.
— C’est que, Monsieur, c’est assez compliqué…
— Étonnez-moi. Et je vous rassure, j’ai tout mon temps.
— Bon. Alors voilà, ce que nous savons : la victime, monsieur Paul Romney, citoyen américain, a été retrouvée morte cette nuit par un campeur.
Monsieur Romney est mort immolé. Au début, nous pensions qu’il s’agissait d’un genre de suicide. Mais une fois l’inspection primaire du corps effectuée, il s’avère que c’est plus compliqué que cela. En fait, une partie des vêtements est encore en bon état. Le corps semble avoir pris feu tout seul… de l’intérieur.
Ah ! Je vois à votre étonnement que vous ne pensez pas non plus à ces conneries de combustion spontanée. Quoi qu’il en soit, la victime est morte de ses blessures. Aucune trace de feu en dehors de l’endroit où il fut retrouvé, aucun indice d’attaque ou autre, mais tout sera envoyé au labo pour détecter ou non la présence de produits inflammables.
Il était accompagné par un autre homme, un dénommé Albert Folley, citoyen américain également, mais qui semble être en état de choc.
D’après lui, son compagnon aurait pris feu tout seul. Enfin, c’est tout ce que nous avons pu comprendre de son discours saccadé en anglais.
— Et le campeur ?
— J’y viens. C’est un type bizarre, un peu simplet.
Au début, je l’ai pris pour un vagabond, mais non : c’est un jeune jardinier de La Rochelle, accro à la marche et au camping sauvage.
Enfin, bref, il était là, entre les arbres, à dormir à la belle étoile, lorsqu’il a été réveillé par un cri, suivi d’une grande lueur. Il s’est levé, et a vu un homme se mettre à genoux, au bord des larmes. Le jeune homme est accouru, pensant secourir cet homme, lorsqu’il a remarqué que la lueur venait d’une autre personne « qui flambait, comme une chandelle », dira-t-il.
Il n’est pas intervenu, étant hypnotisé par le spectacle qu’il trouvait « beau ». Puis la torche humaine a commencé à s’éteindre, et à s’effondrer. Folley était en pleurs, tremblant et parlant indistinctement.
Sylvain, le jeune homme en question, a pris l’Américain dans ses bras et lui a fait selon ses dires « un gros câlin pour le calmer ». Puis, il a décidé de prévenir la police.
— Comment s’appelle ce jeune homme ?
— Sylvain… Bodart !
— Et où est-il ?
— Nous l’avons laissé repartir. Son témoignage corrobore les dires de Folley, nous avons recueilli son témoignage, et il ne nous est plus d’aucune utilité.
— Par où est-il parti ?
— Je ne sais pas très bien. À pied, dans cette forêt, il a pu prendre n’importe quelle direction.
— Bon. Son adresse ?
Le commissaire lui donna donc l’adresse du sieur Bodart, les salua, et repartit vérifier que ses inspecteurs ne faisaient pas semblant de travailler.
La Rochelle. Encore trois heures de route ; cela suffit pour convaincre Jean qu’à son âge, des pauses étaient nécessaires. Ils restèrent donc la nuit à Rennes, au Château d’Apigné, le cadre correspondant aux critères très sélectifs et luxueux du Mage.
Ils prirent chacun une chambre, mais se rejoignirent dans un petit salon privé, pour faire le point.
— Je n’ai aucune confiance dans ce que m’a dit ce fonctionnaire… Il avait l’air, comment dire ? … Je ne sais pas trop, mais il m’a semblé qu’il ne disait pas tout. Qu’en penses-tu ?
— Je crois qu’il ne faisait que son travail, et ne s’attendant pas à trouver quelqu’un de votre rang dans les environs immédiats de son enquête, il n’en a pas trop dit pour éviter d’étaler toute son affaire dans les journaux de misère du coin.
— Pas faux. Tu réfléchis de plus en plus à mon contact. Je ferai de grandes choses de toi !
— Merci de votre confiance, mais il faudrait d’abord retrouver ce Bodart…
— Tu as raison ; bon, reprenons : un abruti de première dort au milieu des bois. Il est réveillé par un feu, court voir ce qu’il se passe, fait un « gros câlin » à un parfait inconnu en pleurs… et s’en va ! On ne va pas me faire croire qu’il est juste parti comme ça, à travers bois ! C’est invraisemblable !
— Mais le Livre ?
— Justement, justement, c’est là que je voulais en venir. À première vue, c’est un type stupide, mais voilà qu’il donne une description tellement fidèle d’une scène entrevue la nuit à moitié endormi qu’on s’y croirait. Je te parie que cet idiot a d’abord trouvé le Livre, et que ce dernier a commencé à lui passer son pouvoir ; cela expliquerait comment ce demeuré a pu tenir un récit cohérent alors qu’il est, à priori, incapable d’avoir une conversation censée !
— Donc, demain, nous irons le trouver à La Rochelle ?
— Évidemment !