Chapitre 10
Balsamine arriva enfin à la maison où l’attendaient ses amies qui guettaient sa venue par la fenêtre. Un ravissant pavillon ancien, identique à ceux du voisinage, se trouvait au milieu d’un jardin. À côté de la sonnette la jeune fille observait une calligraphie qu’elle ne put déchiffrer *. Elle sonna tout en contemplant le fer forgé avec laquelle l’inscription avait été façonnée. Ses amies coururent lui ouvrir, l’invitant à rentrer rapidement pour se mettre au chaud. L’intérieur était meublé et décoré à la japonaise. Tout était blanc et monacal, les meubles bas invitaient à la sérénité. Les jumelles lui avaient annoncé qu’elles lui feraient découvrir la cuisine de ce pays et Balsamine avait proposé de venir avec des pâtisseries en guise de remerciement. Lorsqu’elle arriva, la jeune fille tendit les éclairs au chocolat qu’elle avait acheté en chemin.
Monsieur Préjean finissait de préparer le repas. Des makis. Armé d’un long couteau finement aiguisé, il trancha délicatement sa préparation en épaisses rondelles. Intriguée, Balsamine voulut regarder de plus près.
Sur une petite natte de bambou carrée, l’homme étalait sur une feuille d’algue une poignée de riz au bord duquel il avait pris soin de former une gouttière. Il y déposa une lamelle de saumon cru. Tout doucement avec les doigts, il roulait la natte de bambou qu’il tira de toutes ses forces une fois les deux bords de la feuille d’algue réunis afin d’obtenir un rouleau qu’il pressa et donna une forme légèrement aplatie à la base. Enfin il déroula la natte de bambou pour libérer le rouleau, le déposa sur une planche à découper et s’arma de son long couteau. C’était la première fois que Balsamine voyait un artiste à l’œuvre.
Il était concentré sur son travail. Entre chaque découpe il essuyait la lame de son couteau avec une partie propre de son torchon. Intriguée, Balsamine voulut l’observer de plus près, elle retenait son souffle, subjuguée par autant de précision. On entendait de la musique traditionnelle japonaise. Cela rendait l’atmosphère étrange et reposante. Les jumelles, qui s’étaient approchées de Balsamine, salivaient à l’avance. Madame Préjean dressait le couvert.
⸺ Voilà, j’ai fini. J’espère qu’il y en aura assez pour tout le monde, déclara l’homme qui était resté silencieux jusqu’à présent. Bonjour Balsamine, tu aimes le poisson cru ?
Monsieur Préjean s’exprimait chaleureusement et avec douceur. On pouvait déceler de fortes sonorités asiatiques dans sa manière de parler. Il devait cela à ses longs et fréquents séjours au Japon.
⸺ Heu, je ne sais pas, je n’en ai jamais mangé, répondit Balsamine confuse. Est-ce que je peux vous demander ce que c’est ?
⸺ Ce sont des sushis et des makis, des spécialités chinoises que les japonais ont améliorées, répondirent ses amies d’une seule voix.
⸺ Ah je ne connais pas. Je croyais qu’on allait manger des nems.
⸺ Et non, riait leur père. Ce que nous nous apprêtons à te faire découvrir est beaucoup plus raffiné. Sais-tu qu’il faut une préparation de cinq heures pour obtenir le meilleur du riz. Le secret de ce plat réside en un seul mot : la patience.
⸺ Eh bien vous me mettez l’eau à la bouche, j’ai hâte de découvrir ça.
⸺ Dans ce cas, allons-nous asseoir, annonça monsieur Préjean de son accent haché. Nous allons manger à la mode nippone. Tous les mets seront servis au milieu de la table et chacun se servira à sa guise.
Il tendit le bras à Balsamine en direction des coussins disposés à même le sol.
⸺ J’aurai une question à vous poser. Les maisons ici portent un nom mais sur votre mur je n’ai pas pu déchiffrer ce qui était écrit. Ça se prononce comment ?
⸺ Ce que tu as lu se nomme le tanuki, c’est un petit animal qui apparait fréquemment dans les contes japonais. Ce sont mes filles qui l’ont choisi, en souvenir des histoires que nous leur racontions lorsqu’elles étaient enfants.
Le repas plut énormément à Balsamine. Elle goûta les condiments assaisonnant les plats : le wasabi, la sauce soja sucrée, le gingembre rose et apprit à se servir des baguettes. Ses amies lui expliquèrent comment les utiliser. À première vue cela s’avérait facile. C’était comme écrire avec deux crayons, lui avait-on expliqué. Si écrire avec deux crayons était aisé, saisir des aliments afin de se nourrir l’était moins. La maladresse de Balsamine qui laissait tomber ses bouchées fit sourire toute la famille Préjean. Alors, elle observa comment faire puis réussit à son tour à les utiliser. Elle s’enhardit à tremper ses sushis dans les ramequins contenant les sauces. Elle crut que sa bouche s’enflammait en goûtant au wasabi. On lui expliqua que cela ressemblait au goût de la moutarde, en plus fort. Balsamine qui adorait la moutarde ne voulut pas croire qu’il suffisait de si peu de cette pâte verte pour avoir l’impression qu’un volcan allait sortir de sa bouche. Elle imita les connaisseurs tremper leurs sushis dans la sauce soja sucrée, un dérivé de la sauce soja, adaptée aux sushis. Le gingembre rose ressemblait à première vue à du saumon fumé. Elle apprit qu’au Japon cet aliment servait à rafraîchir la bouche et n’était pas considéré comme un assaisonnement. Les saveurs des aliments pimentés étaient un peu trop fortes pour son palais, mais elle dégustait le tout avec émerveillement et gourmandise. La félicité se lisait dans son regard. Au moment du dessert, lorsqu’on servit ses éclairs au chocolat, madame Préjean apporta un bac contenant une pâte verte et fumante qui sortait du congélateur. Avec une cuillère à sorbet, elle forma quelques boules qu’elle déposa à côté des pâtisseries.
⸺ C’est de la glace au wasabi ? demanda Balsamine.
⸺ Non il s’agit de glace au thé vert, riaient ses amies.
La glace au thé vert était, tout comme le reste du repas, une fabrication artisanale maison. La saveur subtile différait de la boisson en ce sens que la consistance crémeuse fondait lentement, laissant sur les papilles un arôme persistant. À la fin du repas la jeune fille pensait qu’il était dommage qu’il n’existât pas plus de restaurants japonais en France. Elle aurait bien aimé pouvoir manger à nouveau ces mets et en fit part aux parents des jeunes filles.
⸺ Pourquoi vous n’ouvrez pas un restaurant japonais ici ?
⸺ La restauration n’est pas mon métier. Moi je fais des affaires dans le monde de l’informatique.
⸺ C’est dommage, je suis persuadée que beaucoup se régaleraient chez vous. Vous feriez un malheur, vous l’appelleriez le tanaku.
⸺ Le tanuki, corrigea monsieur Préjean de son accent haché. Je n’en suis pas certain, tu sais. La culture japonaise n’est pas répandue en France. Regarde lorsque tu es entrée, tu pensais que tu allais manger des nems. Je suppose qu’un tas de gens ne ferait pas la différence entre asiatique et japonais.
L’homme s’exprimait avec amertume. Il se souvenait encore du jour où il s’était fait traiter de « chinetoque » par ses proches lorsqu’il avait fait part de son désir d’aller travailler au Japon.
⸺ C’est dommage, vous seriez ici, avec votre femme, vous verriez vos filles tout le temps.
⸺ Oui c’est vrai, ce serait l’avantage.
⸺ Je trouve étrange que cette cuisine soit si peu connue en France. Qu’en pensez-vous ?
⸺ Je ne sais pas, la peur de l’inconnu sans doute. Mais parlons d’autres choses, connais-tu les bonzaïs ?
⸺ Non. Ça se mange ?
Monsieur Préjean éclata de rire.
⸺ Cela se traduit littéralement par « arbre dans un pot ». Viens je vais te montrer sur des livres. Ce sont des arbres que l’on maintient à une toute petite taille en leur coupant leurs racines. On les dépose ensuite dans de très petits pots afin qu’ils ne se développent pas. On taille les branches de façon à obtenir un arbre miniature et harmonieux.
Monsieur Préjean offrit en cadeau un livre sur les bonzaïs à Balsamine et lui donna sa recette de sushis. Après cette une excellente après-midi, elle prit congé et, sur le chemin du retour, aperçut la moto d’Ernest toujours garée au même endroit. Elle jeta un rapide coup d’œil à l’arche de roses. Puis voyant que son bus arrivait, elle partit.
À l’intérieur de la vieille maison, la conversation continuait entre Mina et le jeune garçon.
⸺ Quels sont tes projets Mina ?
⸺ Après les fêtes tu veux dire ? Je pensais aller à la montagne. Tu viendrais faire du ski si je t’emmène ?
⸺ Oh oui alors ! Mais tu sais skier toi ?
⸺ Non mais je te regarderai dévaler les pentes à toute vitesse.
⸺ Tu vas t’ennuyer si tu ne fais que m’attendre au bas des pistes.
⸺ Je serai avec toi, on ira prendre un chocolat chaud et des crêpes ensemble.
⸺ Et ton mari ?
⸺ Lui… il n’aime pas le froid, on ne serait que tous les deux.
⸺ C’est tentant…
⸺ Alors dit oui, on se voit si peu.
⸺ D’accord je vais y songer, lui sourit-il tendrement.
⸺ Il est tard, ton père va s’inquiéter.
⸺ Oh, il doit encore faire des heures sup, déplora le jeune homme. Je vais encore rentrer et l’appartement sera vide.
⸺ Tu préfères rester ?
⸺ Non, je voudrais y aller avant la nuit.
⸺ D’accord.
Ils se levèrent et se dirigèrent vers la porte.
⸺ Merci encore pour cette journée.
⸺ C’est normal. Oh ! j’allais oublier, j’ai quelque chose à te donner.
⸺ Encore un cadeau ?
⸺ Cette fois-ci c’est spécial. Un bijou de famille, je tiens à ce qu’il te revienne.
Mina retira l’alliance qu’elle portait à son annulaire droit.
⸺ Non je ne peux pas accepter…
⸺ Elle n’est pas à moi, c’était la sienne. Je veux que tu la portes et je pense que ce serait son souhait aussi.
⸺ Elle est trop petite pour moi.
⸺ Garde-la. C’est important.
Ce présent symbolisait une partie de la vie du jeune homme. Il était ému. Ils s’étreignirent une dernière fois et Mina referma la porte derrière lui. Elle monta dans sa chambre, le regarda chevaucher sa moto. De sa fenêtre, ils se firent un dernier signe en guise d’aurevoir avant qu’il vissât son casque sur sa tête. Elle souriait en le regardant s’éloigner. Il lui manquait déjà. Puis, enfin seule, elle se déshabilla et s’observa dans le miroir. Elle tâtait la boule sur son sein. Elle l’avait ressentie lors de son dernier séjour au cours de sa croisière. Elle ignorait que faire. Elle savait d’avance que les médecins ne pouvaient rien pour elle. Elle se souvenait la première fois qu’elle avait ressenti cette douleur, juste là, à l’endroit où la boule s’était formée. C’était soudain, fulgurant et profond.
Qu’allaient lui annoncer les médecins ? Le temps qui lui restait à vivre… À quoi bon, pensait-elle.
*
Durant les vacances de Balsamine, les distractions avec sa grand-mère étaient rares. Dans l’appartement que les deux femmes partageaient, la jeune fille avait décoré un petit sapin avec de vieilles boules dorées et quelques guirlandes qui avaient perdu leur éclat. Il n’y avait pas grand-chose à faire à part plonger le nez dans ses livres de cours. Elle tenta de reproduire la recette des sushis, mais ce fut un désastre. Elle était loin d’avoir le tour de main de monsieur Préjean. Pour le réveillon, Balsamine offrit à sa grand-mère un foulard aux imprimés fleuris. Son cadeau à elle, fut un petit transistor lecteur de cassettes qu’elle destinait à l’internat.
Durant les fêtes elles se rendirent à l’asile psychiatrique. L’entrevue fut brève. Sa mère, l’esprit absent, ne parla pas et n’avait d’yeux que pour le foulard coloré offert par Balsamine à sa grand-mère.
Le soir afin de calmer ses tourments, assise au pied de son lit, l’adolescente dévora une boîte entière de chocolats de Noël. Elle pensait à Ernest. Elle aurait voulu être en sa compagnie. Son amitié lui manquait. Elle s’était laissée entendre dire que l’amitié entre les filles et les garçons se transformait inévitablement en amour. Elle réfuta cette idée en avalant deux chocolats supplémentaires. À plusieurs occasions elle l’avait retrouvé dans sa chambre à l’internat. Elle se souvenait de la nuit où elle lui avait demandé de passer de la musique sur son tourne-disque. Il avait refusé prétextant que le bruit attirerait immanquablement les pas de mademoiselle Leclaire. Elle se demandait qui était cette femme qui logeait près de la maison de ses amies et ce qu’elle pouvait représenter pour lui.