Chapitre 11

2297 Words
Chapitre 11 La neige s’était transformée en plaque de glace dans les rues. Quelques flaques éparses reflétaient les lumières de la ville. Il gelait à pierre fendre. Aucun bruit ne venait troubler le silence de cette nuit sans lune. Ce soir-là, Balsamine, en compagnie de Sébastien, longeaient les quais de la Seine. Elle l’enlaçait tendrement au niveau de la taille, rêvant de son premier b****r. C’était avec lui qu’elle le voulait. Elle était amoureuse. Il l’aimait. Sur l’eau nageaient quelques canards auxquels ils jetaient du pain. Ils s’amusaient à les voir plonger, la tête la première. La jeune fille entendait la voix de son amoureux nommer cet instant, le temps du bonheur. Peu à peu, le fleuve où s’ébattaient les oiseaux, se teintait d’un rouge qui se répandait sur les berges, grimpant sur les façades des maisons, enveloppant les arbres qui se teintaient d’écarlate, assombrissant le ciel de pourpre. Sébastien lâcha la main de sa belle dans un cri. Balsamine découvrait ses paumes, elles étaient tachées de sang. Elle regarda Sébastien, dont la silhouette disparaissait dans la couleur assassine de la nuit. Soudain, le souffle du néant l’envahit, un crissement strident retentit. Ce bruit qui avait un goût de brulé, s’éternisait et résonnait dans sa tête comme un écho lointain. Balsamine se voyait recouverte de sang lorsque d’un bond, elle se réveilla en sursaut ruisselante de sueur. La jeune fille prit plusieurs inspirations avant de se calmer. Le souvenir de Sébastien la hantait toujours et encore. Instinctivement, elle posa la main sur sa joue. Elle était toute lisse à présent. Elle se dirigea vers la salle de bain, se passa de l’eau sur la figure. Le visage dégoulinant, elle se regarda dans le miroir. Elle suivait du bout de son doigt, une ligne qu’elle seule était capable de distinguer. Elle resta un long moment devant son reflet. Une douce musique emplit son âme. Elle se laissa bercer par la mélodie, pensant qu’elle allait pouvoir se rendormir au son de ces notes. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas imaginé cette musique. En effet, elle provenait de la tuyauterie. En tendant l’oreille vers le fond de son lavabo, elle entendait distinctement un chœur de femmes. ⸺ Mais qui peut écouter ça à une heure pareille ? se demanda-t-elle tout haut. Mademoiselle Leclaire sans doute. C’était surprenant de la part de la gouvernante. Elle qui ne tolérait aucun excès de la part de Chantal. Balsamine trouvait cela très beau, supposa qu’il s’agissait d’une harmonie parfaite et que ce style devait bien correspondre aux goûts d’un adulte cultivé. Intriguée, elle tira le rideau pour rejoindre la chambre d’Ernest, supposant qu’il ne dormait pas, réveillé comme elle par la musique. Une fois enjambé le rebord de la fenêtre, elle se cramponna aux pierres apparentes et se laissa glisser, puis se pencha pour voir dans la chambre du jeune homme. Dans l’obscurité elle aperçut sa longue silhouette approcher pour lui ouvrir. ⸺ Tu as des insomnies ? s’étonna-t-il. ⸺ Non j’ai fait un cauchemar, répondit-elle en entrant. Tu entends la musique ? ⸺ C’est la musique qui te donne des cauchemars ? ⸺ Non c’est beau. Je l’ai entendue une fois réveillée. Dans ma chambre ça provenait de la salle de bain. Ça ne te dérange pas si j’y vais ? demanda-t-elle en se dirigeant vers la porte. ⸺ Ça ne servirait à rien. ⸺ Si je te jure, par la tuyauterie on entend mieux. ⸺ Ça vient de là. Elle se tourna vers Ernest qui, accroupi près de sa table de chevet, posait le diamant sur le vinyle. Balsamine entendit à nouveau la musique. Elle fut happée par ce chant et, se laissa tomber assise sur le bout du lit. Elle était subjuguée. Le jeune homme s’assit à son tour près de son chevet. Une fois le morceau terminé, elle le regarda avec les yeux pleins d’émotion. ⸺ C’est beau hein, commenta Ernest. Ça s’appelle « le Duo des Fleurs ». C’est un opéra extrait de Lakmé. Tu entends comme l’harmonie de ces deux voix fait penser à des vagues lorsqu’elles chantent à l’unisson ? Deux vagues qui roulent l’une sur l’autre dans une glissade tourbillonnante qui suit le cours de l’eau… Ernest rêveur mimait les vagues roulant l’une autour de l’autre. Il se perdait dans son explication. ⸺ Peut-être, je n’y connais rien. J’ai cru comprendre que l’une disait qu’elle tremblait d’effroi. ⸺ Oui elles chantent en français. La curiosité de Balsamine apaisée, sachant d’où provenait cette musique, elle se leva pour retourner dans sa chambre. Elle saluait Ernest qui tenta de la retenir. ⸺ Tu sais quoi ? Ça me donne une idée. Puisque j’adore donner des surnoms à toutes mes dulcinées, et que cet air des fleurs t’a amené à moi, je vais te donner un nom de fleur. ⸺ Encore des surnoms ! Contente-toi de m’appeler Balsamine sinon je ne te répondrai pas. Elle ouvrit la fenêtre pour sortir. Il la retint, elle l’écouta en croisant les bras. Le jeune homme s’amusait à déployer sa masse de cheveux roux qui s’étalait comme une soierie et lui taquina les pommettes du bout des doigts. ⸺ Ce sont tes cheveux qui m’inspirent, et ta façon de rougir comme un coquelicot. Voilà, j’ai trouvé ! Je vais t’appeler Coquelicot. ⸺ Sais-tu au-moins que la balsamine est déjà une fleur ? Une variété d’impatience pour tout te dire. Originaire d’Inde. ⸺ Le coquelicot est une variété de pavot originaire d’Inde, déclara-t-il du tac au tac sur un ton des plus désinvoltes. Balsamine soupira et fronça les sourcils, en se demandant comment elle avait pu apprendre la provenance de cette fleur. C’était comme si elle l’avait toujours su. Elle supposa que l’un de ses professeurs lui en avait parlé lorsqu’elle était enfant. La botanique n’étant pas son point principal d’intérêt, elle l’avait enregistré sans y prêter attention. La seule chose qu’elle savait avec précision de son prénom, était qu’il provenait du calendrier révolutionnaire. Elle lui demanda : ⸺ Sinon tu écoutes des musiques un peu plus modernes ? ⸺ Pas trop non. Si tu regardes à l’intérieur de ce carton tu découvriras un tas d’albums, mais ce ne sont que de grands airs d’opéra. Savais-tu qu’avant Mozart, les opéras n’étaient écrits qu’en italien ? Ernest s’assit l’air narquois sur la chaise, tout en lui faisant face. Le fait qu’il se tienne si droit, lui donnait cette allure arrogante qui impressionnait tant Balsamine. ⸺ C’est bizarre. Pas de musique moderne ? Jamais ? Dans sa tête, la jeune fille avisait qu’il était étrange à son âge, que l’on n’écoutât pas de musique moderne. Même Chantal, avec qui elle ne s’entendait pas, ne jurait que par ce style de divertissement. ⸺ Absolument pas. ⸺ Et pourquoi tu n’écoutes que de l’opéra ? ⸺ Ces disques appartenaient à ma mère. Je les ai découverts une nuit, alors que mon père m’avait laissé seul à l’appartement. Encore une urgence ! J’avais peur, je le cherchais partout. Mes pas m’ont conduit vers un placard où j’ai trouvé ce carton. Les yeux de Balsamine se dirigèrent vers le carton, sous le tourne-disque. ⸺ J’ai écouté un enregistrement au hasard, c’était « les Pêcheurs de Perles ». J’écoutais sans faire plus attention, préoccupé par mon père qui ne revenait pas. J’allais m’endormir, lorsqu’a résonné ce que j’ai pris de prime abord pour un poème que j’aurai pu écrire moi-même pour ma mère. Ça s’appelle la « Romance de Nadir ». Dans le texte le ténor chante : « aux clartés des étoiles je crois encore la voir » J’ai tout de suite pensé à ma mère, et j’ai regardé là où elle était… dans les étoiles. Depuis cette nuit je laisse toujours les volets ouverts, pour la laisser veiller sur moi. Balsamine observa sur le visage du jeune homme, un sourire amer, à peine perceptible, à l’évocation de sa mère. Tout en parlant, le jeune homme posait son regard au travers de la fenêtre puis, se tournant vers Balsamine, il proposa : ⸺ Tu veux l’écouter ? La jeune fille acquiesça, curieuse. La description pleine de tendresse qu’en avait faite Ernest lui donna envie de l’entendre. En une enjambée précise et rapide, il s’accroupit et chercha la pochette en question. Il sortit le disque et le posa sur la platine. D’un geste prompt, il choisit le sillon et de douces notes envahirent la chambre. Il s’assit aux côtés de Balsamine, la pochette à la main. Ses doigts suivaient le texte. La jeune fille écoutait tout en lisant. Elle comprenait pourquoi ces paroles avaient un lien avec l’histoire d’Ernest. Elle se remémorait leur sortie au cinéma et devinait pourquoi il avait dit aimer les films de science-fiction. Parce que les histoires prenaient scène au milieu des étoiles, sans doute là où devait se cacher sa mère. Elle découvrait cet air pour la première fois et appréciait la mélodie. Cette dernière, mélancolique, répétait « de charmants souvenirs ». Autour d’eux, les posters de moto rappelaient son cauchemar à la jeune fille. Le chant qui les enveloppait, résonnait, en dissonance avec ces images transpirant la vitesse. Balsamine se détourna de ces posters, afin de ne pas penser à Sébastien. Elle ferma les yeux et ne se concentra que sur la musique. Alors, s’adossant contre le mur derrière elle, elle laissa son esprit vagabonder avec ses propres souvenirs. Elle respirait lentement. ⸺ Tu t’es endormie ? Balsamine ouvrit les paupières, regarda les yeux immenses au regard teinté de bleu, comme un ciel sans nuage. ⸺ Non, ça me laisse songeuse. Elle voulait lui expliquer qu’elle se souvenait de cette première nuit, où il lui avait confié qu’il avait grandi sans sa mère, et qu’il avait réussi à se construire sans elle. Elle voulait lui dire que malgré ce qu’il prétendait, sa mère lui manquait et qu’il en souffrait plus qu’il ne voulait l’admettre. Elle voulait lui avouer qu’elle comprenait maintenant pourquoi il s’était forgé cette personnalité de provocateur. La décence la retenait. ⸺ Je comprends. Tu veux écouter d’autres musiques ? Balsamine sortie de son état second, reprit ses esprits et parla d’une voix moins rêveuse. ⸺ Si tu n’écoutes que de l’opéra moi je ne connais que Carmen, mais je n’aime pas trop alors, je ne sais pas. Oui je veux bien un autre disque. C’est lequel ton air préféré ? ⸺ Longtemps j’ai cru que c’était celui que je viens de te faire écouter… mais en fait… c’est celui-là. Ernest sortit un autre disque, essuya la poussière en soufflant dessus. Il frotta délicatement avec le revers de sa manche, l’observa les paupières mi-closes. ⸺ Parfait, j’espère que tu aimeras. C’est de Purcell. Il est extrait de Didon et Enée. Dès les premières notes, l’atmosphère mystérieuse et poignante de « Dido’s Lament », soutenu par la clarté de la voix de l’interprète, transporta Balsamine. Ernest l’observait, accoudé contre le mur à côté d’elle. Il avait placé son oreiller entre eux pour être plus à l’aise. Aux crépitements du disque, la jeune fille devinait qu’il avait écouté ce morceau bon nombre de fois. Lentement, elle se laissa emporter par la musique plaintive et cette voix suppliante, oubliant la raison qui l’avait conduite en ce lieu. Parce qu’elle comprenait l’anglais comme si elle avait vécu toute sa vie sur l’île britannique, la traduction fut comme un automatisme pour elle. Était-ce par hasard si son ami aimait tellement cette musique ? Celui-ci expliquait que la dernière partie interprétée par les chœurs lui évoquait des anges. Lorsque l’aria fut terminée, elle contempla Ernest avec étonnement. ⸺ Tu sais de quoi ça parle ? lui demanda-t-elle. ⸺ Je crois comprendre qu’elle désire qu’on se rappelle d’elle. Dis-moi si je me trompe, mais elle dit bien à la fin « remember me ». Tu sais l’anglais et moi ça fait deux alors il ne faut pas trop m’en demander. ⸺ Elle chante qu’elle est en train de se faire enterrer. Elle meurt d’amour et souhaite qu’on se souvienne d’elle et qu’on oublie son sort. À ces mots, Ernest tressauta. Les traits de son visage se durcirent. Il ne voulait pas que l’on perçoive son trouble. L’image du perturbateur qu’il entretenait ne supporterait pas cette contradiction. Cependant il ne put s’empêcher de penser que sa mère avait choisi de rendre son dernier soupir au moment où il poussait son premier cri, ce qui lui donnait l’envie de hurler. Aussi, il se ressaisit immédiatement et reposa son oreiller à la tête de son lit, tournant ainsi le dos à sa confidente. Il le tapotait mécaniquement pour faire gonfler les plumes. Balsamine se rendit compte qu’elle était coupable d’une bévue, mais ne savait pas comment rattraper sa maladresse. Le jeune homme réorienta la conversation. ⸺ Ces musiques ne sont pas très joyeuses hein ? Et toi, tu aimes quoi comme musique ? ⸺ Je ne vais pas être très originale, le disco. ⸺ Je vois, tiqua le jeune homme d’un ton froid. Balsamine devinait la disparité entre leurs univers musicaux. Dans son ancien lycée, il était de bon ton de se moquer de l’opéra en singeant les pointes aiguës que les néophytes qualifiaient d’inarticulées. Il en allait de même pour tout ce qui concernait la grande musique et de leurs amateurs. Elle se demandait à quel point le fossé social qui les séparait, pouvait dénombrer de choses les plus insignifiantes. Néanmoins, elle prit la chose avec humour. ⸺ J’ai tellement peu de culture musicale que le « Bohemian Rhapsody » du groupe Queen c’est la musique la plus classique que je connaisse et que j’apprécie. ⸺ C’est une belle chanson, mais ce n’est pas du classique. ⸺ Si les chanteurs de rock se mettaient à l’opéra ça se saurait. Ils rirent de bon cœur, ce qui permit de détendre à nouveau l’atmosphère. Ernest ajouta : ⸺ Tu sais tout à l’heure je plaisantais quand je prétendais n’écouter aucune musique moderne. Je te faisais marcher. Elle ne lui en tint pas rigueur. Elle s’était habituée à son côté blagueur. Puis, elle assura que les airs écoutés ensemble lui avaient plus, bien qu’elle n’ait pas l’habitude d’écouter des airs d’opéra. Ce à quoi Ernest lui proposa d’approfondir sa culture en le rejoignant dans sa chambre la nuit. Balsamine accepta. Cette découverte avait été importante pour elle. Une fois seul, il ne put retenir ses larmes en regardant les étoiles. Le jeune homme ne s’expliquait pas comment, la remarque de Balsamine, si innocente soit-elle, avait-elle pu le blesser de la sorte. Jusqu’à présent lorsqu’il était amené à raconter son histoire, on s’excusait de remuer ainsi le passé, lui demandant pourtant si cette mère ne lui manquait pas. Ayant grandi sans la connaître, et surtout entouré d’amour de la part de ses grands-mères, il ne comprenait pas ces questions. Et là, d’un coup, au travers d’un simple morceau de musique, l’aria qu’il aimait tant, résumait son histoire. C’était comme si Balsamine avait voulu le tirer d’un profond brouillard dans lequel il baignait depuis qu’il était au monde. Ce n’était pas mal intentionné de sa part, non. Mais cela avait eu l’effet d’un électrochoc. Elle s’était rendu compte après coup de sa mégarde, et il avait compris qu’elle se sentait fautive. Il ne pouvait lui en vouloir. Balsamine avait observé le trouble au travers l’attitude d’Ernest. Elle savait, au regard de sa propre histoire familiale, qu’il était parfois inutile d’en parler. Comment apporter du réconfort à quelqu’un qui n’était pas responsable de la vie qui lui avait été imposée ? Elle se questionna longuement cette nuit-là, car personne ne lui avait permis jusqu’à présent, de la délester de ce poids, qui pesait sur ses frêles épaules, depuis l’âge de dix ans. Elle s’endormit en pensant que ce rapport qu’il entretenait avec les étoiles était un autre point qu’ils avaient en commun.
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