Chapitre 1-1
1Les lieux n'ont pas changé. Au bout de la route sinueuse, écrasée de soleil, le village adossé à une colline rocheuse, caché par d'anciennes murailles où lierre et fougères se plaisent à coloniser les interstices des pierres. Toujours cette porte fortifiée qui semble tenir en équilibre, usée par les ans et qui, malgré sa fragilité apparente, sait protéger des regards les quelques villageois qui y vivent encore.
Rien n'a changé depuis ce jour où j'avais appris la vérité, ma vérité. Depuis ce jour où j'avais franchi pour la dernière fois l'austère porte de la maison familiale, où j'avais décidé de laisser là ce qui me tenait lieu de famille. Je croyais, à ce moment-là, m'éloigner à jamais de la rudesse et de l'âpreté d'une enfance, puis du gâchis d'une jeunesse. Oublier tout ce qui pouvait me rappeler ces moments de souffrance, d'incompréhension et de solitude, c'était un but suprême, une nécessité vitale.
Un peu plus de vingt ans déjà.
Le loquet avait doucement glissé avec son cri strident dans la gorge prévue à cet effet. Avec une plainte du bois vieux qui souffre, un claquement étouffé, ajusté, appliqué, comme la marque de quelque chose de définitif, d'entendu, d'irrémédiable. Comme une histoire qui se finit là… Puis plus rien. Le silence, le vide même. Juste mes pas traînant sur les pavés, lents, avec l'ultime espoir d'une voix, d'un remords. Mais rien. Seulement comme aujourd'hui un soleil blanc qui annihile tout, qui cautionne l'occlusion des fenêtres. Ainsi, chacun se prémunit de son penchant naturel pour la curiosité ou se protège du malheur des autres. S'en délecte encore, en toute discrétion, à travers les lames d'un volet. Comme aujourd'hui, mais en sens inverse, dans une tristesse accablante, prendre l'ultime résolution de longer la place du village nue et déserte. Fournaise démoniaque. Silence de mort. Apathie inhabituelle des feuilles de platane. Passer ensuite sous la voûte parfaite de la porte, gardienne de toutes les injustices. Monter enfin, avec un désespoir réel, dans le bus à l'arrêt, prêt à m'emmener, moi et mon histoire…
J'étais déterminé, par nécessité, mais dépité. Le pas volontairement lent, j'osais m'arrêter et écouter. Jusqu'à la fermeture des portières, j'avais espéré entendre le lourd portail de chêne grincer timidement ou vigoureusement sur ses gonds rouillés, signe d'un sursaut d'humanité, même plus, d'un sursaut d'amour, ce lien charnel, inaliénable, paraît-il entre une mère et son fils. J'avais espéré un rappel même faible, ou mieux encore, un cri étouffé par les larmes, j'avais espéré une supplication. Mais non, rien.
Et aujourd'hui, le même bus qui me ramène ici, à mon histoire.
2Un coin de bout du monde, un lieu au-delà de l'imaginaire, un lieu de mystère aussi. Un plateau découpé d'entailles usées par le temps, parsemé de ravins qui n'ont gardé de leur réalité que le nom. Une mer de vent et de soleil qui ne laisse pas de place à l'eau. Une immensité parfaite, un horizon toujours bleu à perte de vue, un lieu créé pour le rêve, pour se sentir uni avec la terre, en harmonie avec ce que, seule, l'âme, peut effleurer. Une dureté qui a façonné les hommes nés ici. Des battants, c'est sûr, pour survivre dans ce lieu inhospitalier. Un lieu que j'aurais dû détester pour être si loin de ce qui m'attirait, si loin de ce que je croyais être la vie. Une rudesse dont j'aurais dû hériter, mais qui s'est commuée chez moi en de la simple retenue. Une âpreté, cependant, que j'ai eu à supporter chez les autres.
Et pourtant, c'est un lieu que j'aime, qui m'émerveille par la multiplicité de ses couleurs : le blanc du calcaire affleurant, le violet de la bruyère, l'étincellement des corbeilles d'argent, le jaune v*****t des genêts, le vert toujours vert des arbustes de la garrigue et de ses chênes rabougris, tordus, difformes qui semblent souffrir en permanence de l'aridité du sol et implorer le ciel en tendant vers lui leurs branches trop courtes. Et les orchidées toutes différentes, qui étonnent par leur présence saugrenue, dans cet endroit si rude.
C'est à ce lieu que j'ai confié mon enfance. A ce plateau facétieux qui révèle une surprise à chaque détour, à chaque saison, qui ose vous séduire à chaque instant. Il sert de décor à une mise en scène subtile où les acteurs, ombre, lumière, couleurs et reliefs jouent dans une parfaite harmonie. C'est là que j'ai grandi, que j'ai écorché mes jambes, comme tous les gamins de mon âge, aux plantes épineuses de la garrigue. C'était mon terrain de plaisir sans limite, si ce n'est celle que la peur et la raison vous imposent. Galopades à travers les affleurements de calcaire blanchis par la lumière. Jeu de cache-cache dans les capitelles, ces petites cabanes de pierre, façonnées, c'est sûr, au début de ce monde, qui diffusent en vous un étrange sentiment, teinté de sécurité et d'inquiétude. Embuscades encore, les jours de chasse pour surprendre en plein vol les perdrix imprudentes et guetter le passage des lièvres un peu trop hardis.
Et la Dent majestueuse, aux couleurs proches des rougiers, claire ou sombre selon la course du soleil et qui, avec bienveillance, semble garder ces lieux depuis l'éternité. Cette Dent, objet de tous nos défis d'enfant qui, de son sommet nous donne à voir un spectacle indicible sur toute la vallée et sur ce plateau aux reliefs subitement apaisés. Cette Dent que le vent rabote et dont les pentes offrent un terrain de jeux riche en bourbiers aux innombrables sangliers. Cette Dent qui aurait pu être un lieu favori pour une promenade en agréable compagnie. J'en ai rêvé souvent, mais en vain.
Je suis empreint de ce lieu, de ces parfums changeant au gré des saisons : celui du lavandin aux fleurs violettes qui enivre les abeilles gourmandes, celui des arbustes dont, aux plus fortes heures de l'été, la sueur se mue en une exhalaison puissante et presque exotique et enfin celui si exaltant de l'amandier en fleurs. Comment oublier la légèreté et la délicatesse de son parfum ? Comment oublier que ses fleurs si fragiles annoncent la renaissance d'une débauche de couleurs, partout sur le plateau et surtout l'assagissement du vent froid, qui ose, l'hiver, dans ce lieu sans entrave pour lui, s'immiscer partout où il n'est pas le bienvenu.
Je suis fait de cette pierre, je suis comme la pierre de ce lieu. Dure en apparence, dure lorsque bien taillée et polie, elle se défend contre les assauts de la malignité. Mais si fragile dans sa réalité naturelle, laissant le vent et la pluie l'altérer par ses aspérités.
Ou plutôt, j'ai été modelé à l'image de cette pierre. C'est peut-être pour cela que je la déteste car elle ose me renvoyer ce que je ne veux pas voir en moi, une lente désagrégation subie au fil du temps. Mais je l'aime aussi, pour ce qu'elle peut offrir à mes yeux et qui m'a procuré tant de bonheur.
Un bonheur que personne n'a pu m'ôter, car secret, imperceptible, étranger à tous les miens, saugrenu dans l'esprit de chacun. Ici, personne ne se nourrit de cela, il faut être dur, comme la pierre, le vent et le bois le sont, la lutte et le combat sont inscrits dans les gènes. A défaut, l'éducation s'en charge. On se repaît de bonheurs autres, évidents, simples et on vous les enseigne : des histoires de chasse, des fêtes villageoises ou familiales. On n'éviterait pour rien au monde les petits événements comme le cochon qu'on égorge, ce sont des moments inoubliables avec leurs lots de farces et d'histoires bouffonnes. Je n'ai pas connu de ces bonheurs-là non plus, nous étions en dehors toujours, et surtout au-delà ou au-dessus même, selon ma famille. Et je n'en ai pas connu d'autres non plus. Ce ne sont pas les souvenirs d'une enfance joyeuse, idéalisée qui m'attachent malgré moi à ce lieu. Je ne me rappelle aucun moment de complicité dans notre trio. Pas de petits plaisirs non plus, partagés avec un père. Encore moins d'instants de tendresse et d'amour avec une mère. Même pas d'éclats de rires simples, sincères, naturels, ni l'ombre d'une atmosphère joyeuse. Ma mémoire en est vide.
Nous n'avons jamais vécu avec les autres, ou si peu. Plutôt à côté. A côté des autres, dans nos relations avec eux, à côté des autres par la situation de notre maison qui, ce n'est pas un hasard, ça ne peut être un hasard, se situe juste derrière la porte fortifiée. Il n'est pas besoin de traverser le village, il n'est pas besoin de converser avec autrui ou, le moins possible.
J'ai grandi dans cette solide maison bourgeoise de pierre dont l'un des murs se confond avec les anciens remparts du village. Lorsqu'on arrive, après le dernier virage de la route, c'est elle qu'on aperçoit. Elle domine les autres maisons douillettement lovées dans l'arrondi d'un coteau qui s'effondre pour laisser à ses pieds couler un alerte petit ruisseau. Elle triomphe par sa taille et sa hauteur, mais surtout elle détonne par son austérité. Austère, elle l'est par le gris de ses pierres, par la petitesse des ouvertures qui donnent le plus à voir sur le vallon. Elle l'est aussi par la couleur brune indéfinissable des portes et fenêtres. Elle l'est enfin par les murs hauts qui protègent le jardin, du vent sans doute, si ce n'est d'autre chose. Elle est là, lourde, imposante, secrète. Ce n'est qu'après avoir foulé les pavés moussus de l'ancien chemin de ronde, longé la place, puis poussé le portail ancestral de chêne durci par les ans qu'elle tolère votre présence dans le jardin. Elle se singularise dans ce village, qui a su abriter les autres maisons, qui les a autorisées à se regrouper autour d'une petite place de forme hexagonale. Chacune des façades est baignée par un soleil généreux qui promène ses rayons de l'une à l'autre, au fil de la journée. Ce village a ainsi permis à tous ses habitants de se croiser et de se parler. Pas d'indifférence entre eux, pas de voyeurisme non plus.
Un amas disparate de bâtisses et un agencement anarchique, mais un seul but, le plus noble qui soit : rassembler. Autrefois, il n'était pas de jour où l'on n'aperçût les portes des maisons ouvertes. Il n'était pas de jour, où le banc communal n'accueillît, même pour un court instant, quelque conversation, sans importance, juste pour le plaisir de se parler. Il n'était pas de jour où une exclamation aux accents méditerranéens ne s'envolât avec le vent. Il n'était pas de jour où, malgré la rudesse des gens d'ici, malgré leur incapacité à trahir leurs sentiments, malgré souvent aussi leur emportement excessif, on ne perçût un bonheur de vivre en ce lieu, une joie à le partager avec les autres.
C'est là que j'ai grandi, c'est là que la plus importante partie de ma vie s'est écrite, et c'est à Grèze.
3Je suis né ailleurs qu'en ce lieu, il y a un peu moins d'un demi-siècle, avec l'assistance, paraît-il, d'une sage-femme de Privas et d'une voisine, appelée à la rescousse. Moment d'intense souffrance et qui n'en finissait plus, d'après les dires de ma mère. La délivrance tant attendue ne venait pas. C'était comme un message de Dieu. En tout cas, c'est ainsi qu'elle l'aurait interprété pour autrui. J'imagine même que cette pensée l'a effleurée.
C'était un jour glacial de février, balayé par un mistral sauvage. Quelques nuages couraient dans le ciel d'un bleu vif, de ce bleu que le froid rend plus intense. On aurait pu voir dans leur fuite le signe d'une déroute annoncée.
Ma naissance a été déclarée à la mairie de Privas et on m'a affecté le prénom charmant de François.
J'étais chétif dans mes premiers jours, sans beaucoup de vie et il s'en est fallu de peu qu'une mauvaise bronchite ne m'emportât deux années plus tard. L'avis d'un médecin n'avait semblé indispensable à personne. Mais Marie, emphatiquement appelée gouvernante, chagrinée par le comportement inconséquent et singulier de mes parents était déjà là. Je ne dois la vie qu'à sa vigilance, ses cataplasmes de farine de lin qu'elle enjoignait ma mère de m'appliquer, ses bains d'huiles essentielles et ses décoctions de bourrache et de mauve sylvestre qu'elle introduisait dans mon biberon. La mort n'a pas voulu de moi cette année-là.
Une seconde fois, quelques années après, elle m'a rejeté encore. Transporté dans un état semi-comateux, en raison d'une appendicite aiguë, à l'hôpital de Montélimar, je suis resté, après une opération de la dernière chance, entre la vie et la mort pendant quelques jours. Et puis un matin, c'est la vie qui a décidé d'être la plus forte.
J'entends encore le médecin, le jour de mon retour à la maison, dire à mes parents qui pour une fois, étaient venus ensemble :
– Votre fils est surprenant de robustesse, ses chances de survie étaient faibles, vous avez eu de la chance.
A quoi, ma mère n'a rien répondu. De la même manière, elle est restée dans un mutisme absolu le lendemain, quand Marie n'a pu s'empêcher de lui dire, sur un ton d'étonnement feint et accusateur :
– Mais enfin, Madame Bricourt, vous n'aviez pas vu qu'il était si mal ?
Frêle, je le suis resté longtemps. Fragile aussi, avec un teint pâle. Pas celui que les enfants d'ici ont. Ma peau fine, blanche se teintait d'un rouge cuisant au soleil, avant de dorer. C'est toujours le cas. Ce qui à chaque printemps faisait dire à Julien :