Chapitre 4 : La phase Une

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Chapitre 4 : La phase Une Études des Sciences Humaines : « La foule est tel un courant d’air vicié ; ceux qui la composent déforment le miroir au travers duquel l’étranger ne peut faire autrement que de s’identifier. Hélas, ce faisant, ce dernier sacrifie beaucoup plus que son identité, mais le souffle qui l’anime, mais son être tout entier. Ne pas regarder la foule. Ne pas s’y complaire. » Dans la première salle de restauration, le brouhaha s’amplifiait avec les arrivées de technoS et d’ingénieurs débarqués de la veille pour venir grossir les équipes en place. Ils déferlaient de leur cellule de dormance – terme dévoyé de ses origines par une sorte de plaisanterie ayant trait aux conditions environnementales toujours harassantes pour un spationaute – les uns après les autres, l’air encore ahuri par la nouveauté de leur situation. Pressée d’explorer le site de production, Maylis ne s’était pas donné la peine de se brosser les cheveux qu’elle avait épais, mais heureusement assez courts ; ils rebiquaient sous les oreilles et dans son cou. Après avoir emprunté le couloir circulaire, elle avait pénétré le réfectoire dédié aux petits déjeuners, s’était orientée vers la large desserte au centre et, en même temps qu’elle se procurait un plateau et se versait de café, elle replaça machinalement l’une de ses mèches rebelles derrière l’oreille. La jeune femme aperçut l’éventail des jus de fruits sur une desserte à l’écart, et alla se servir d’un garlonh, l’une de ces boissons exotiques qui faisaient fureur sur SolO et ses extraterritoires. À base d’un ancien fruit oublié des dernières générations, et qui reprenait de ses lettres de noblesse depuis quelque temps. Un fruit comme un soleil au goût de mer, d’algues et de coquillages, puisé au sein d’un océan, quelque part sur l’une des bases annexées par Origine. Maylis ne se souvenait plus de laquelle, mais cette donnée n’avait pour elle aucune importance, seule la substance appétissante rappelait chez elle quelques réminiscences de plaisirs familiaux désertés depuis longtemps. Ce serait autrement agréable que la boisson, sans saveur, avalée hier à leur arrivée. Attablée à l’une des tables ovales, réparties autour de la desserte centrale, elle observait les allées et venues de ceux qu’elle allait désormais devoir côtoyer régulièrement. Quelques-uns des jeunes gens et des jeunes femmes attisaient sa curiosité, mais dans l’ensemble, cette faune ouvrière et technique ne l’enchantait guère. Maylis se savait peu attirée par la sociabilité et ses règles implicites. À l’absurdité et la normalité extravagante des communautés, elle préférait privilégier quelques individus choisis méticuleusement pour une qualité, une particularité qui éveillait soudain son intérêt, sans qu’elle puisse même parfois en préciser le bien-fondé. Le côté bohème avait sa prédilection, mais on en dénichait peu des comme ça dans son métier, en dépit des apparences. La science et la technologie embarquant souvent des types du genre traditionaliste, des types rigides quant aux doctrines et normes acceptables, intolérants et sectaires jusque dans leur personnalité. Bah…, d’y penser remuait chaque fois chez elle, ce petit quelque chose de l’artiste qui voit en chaque découverte, même minime, une raison de s’enthousiasmer, de se divertir, d’exhaler l’étincelle instillant l’amorce d’un développement de conscience vers d’autres ouvertures que son esprit n’aurait pas encore extrapolées ; suite improbable d’éléments de logiques purement conceptuelles, jusqu’à ce que l’un de ces éléments trouve à s’emboiter dans une succession de faits quant à eux bien réels. C’est cette source d’inspiration, ce modèle de réflexion, qui était devenu, avec les années, son processus de pensées intimes, du détail technique épluché un jour quelque part, aux nuances particulièrement riches de profondeur, parrainées par l’un de ces artistes qu’engendraient les quartiers surpeuplés de l’unique mégapole eurafricaine de SolO. Il arrivait que Maylis croise l’un de ces énergumènes sur l’un des astroports des bases de Sol, alors qu’ils revenaient de l’un des extraterritoires ou en repartaient. Les individus se firent plus nombreux autour de la desserte centrale, certains jetaient un coup d’œil vers sa propre table. Le brouhaha inévitable s’intensifia, tandis que des serveurs à l’uniforme impeccable apportaient les denrées classiques et se promenaient entre les tables, afin d’assurer un service qui satisferait tout le monde. Un homme d’âge mûr finit par approcher de son coin tranquille et, hésitant, s’installa en face d’elle. La jeune femme regimba, mais dissimula sa gêne. L’homme paraissait tout aussi ennuyé qu’elle. Elle accepta de sourire, et s’introduisit : – Maylis Lhan, toute récente recrue de ce 18e jour d’octobre de l’an 2041. C’est d’ordinaire votre table, n’est-ce pas ? Intrigué, il demanda : – L’une de ces sensitives ? Elle opina et minimisa, espiègle : – Avant tout très observatrice. Il approuva, un léger intérêt venant gommer la morosité du début : – De toute évidence. L’homme lui plut. Peu de mots, du discernement. Pas trop jeune. – Vous êtes ici depuis combien de cycles ? – Quelques-uns de trop pour certains, mais j’aime bien le job. – Superviseur ? – Simple Opérateur. Je me nomme Adheel ; Adheel Thorn. J’apprécie que les rouages et la technologie soient fonctionnels pour vous autres. Les Superviseurs font partie d’un tout autre monde. Pas le mien. Elle acquiesça, elle comprenait. Ils furent rejoints par une jeune femme de la nouvelle promotion. Un air supérieur affiché sur son visage, déjà imbue de son grade d’Ingénieure fraîchement acquis. L’œil de Maylis nota l’ensemble des ondes émises, avant de revenir vers le prénommé Adheel, bien plus pittoresque et bien plus engageant. Lui n’avait pas bronché, ne paraissant pas même s’être aperçu de la présence de l’autre. Maylis sourit intérieurement. Cet homme avait du cran. Elle reprit leur bavardage innocent : – Vous vous relayez sur les blocs ou vous êtes attaché à certains ? – Tout dépend de l’organisation décidée en haut lieu, chaque Phase Une. – J’ai entendu parler de ce concept, mais qu’est-ce exactement ? – Vous cherchez à conforter vos acquis ? Elle sourit : – Un peu de ça, oui. – La Phase Une est propre à ce corps-ci – il désignait tout l’espace, signifiant le corps céleste. Ici, le sol paraît se régénérer à des intervalles bien particuliers dont les scientifiques n’ont pas encore déterminé les caractéristiques détaillées, bien qu’ils se soient accordés sur un consensus mutuel plutôt bien ciblé. La Phase Une résume ce consensus. Elle est enclenchée quand un maximum d’indicateurs, toujours les mêmes, sont recensés. – De quel type ? l’interrogea Maylis, un positionnement différent ? Une variation des températures ? L’émergence de nouveaux principes ? – Il y a de ça, reconnut-il. La nouvelle venue releva la tête de son plateau-déjeuner pour faire remarquer : – Vous devez savoir que ces critères ne sont pas suffisants pour une Phase Une, Opérateur. Elle avait éventé la carrière de l’homme à son badge et la couleur de la veste d’intérieur qu’il portait, songea Maylis un tantinet amusée. – Avez-vous des précisions à nous fournir ? demanda l’opérateur. Le ton sec qu’il avait adopté surprit Maylis. Un ingénieur, même les ingénieurs tout frais émoulus de leur école, attendait une certaine considération de la part des moins diplômés, surtout d’un simple opérateur. Ceux des emplois inférieurs se prêtaient généralement au jeu, mais visiblement pas cet opérateur. Elle applaudit silencieusement à la répartie de l’homme. Décidément, le comportement de ce dernier lui plaisait. Lorgnant le badge qu’il arborait, elle aperçut le tracé d’un N épuré de couleur rouille, en surimpression sur les contours irréguliers et très reconnaissables de l’astéroïde. On y discernait l’esquisse d’une caméra évoquant la fonction première d’un opérateur, de manière plutôt appropriée : la surveillance et la prévention. Son propre badge, qui lui était attribué en tant que technoS, représentait l’ébauche d’un pupitre et d’un bloc à plasma avec son puits et ses tubulures, et le même N épuré au centre. Quant à l’insigne des ingénieurs, elle pouvait la distinguer sur la poitrine de la femme en face d’eux : un graphique de couleurs et un flot de particules de plasma, avec le même N épuré, cette fois en haut à gauche. Devant la rudesse de la réplique de l’opérateur et le rictus moqueur de cette rivale discutable qui la toisait sottement, la grincheuse prit la mouche et malgré un dédain flagrant, opta pour une placidité de façade, se remettant à avaler une gorgée trop chaude de son café. Elle se brûla, fit la grimace. Maylis suggéra : – De nouvelles essences plasmatiques ? – En quelque sorte, oui, bien que le constituant principal se modifie sans cesse. Nos chercheurs ne sont pas parvenus à isoler un pattern régulier dans la trame structurelle du minerai et de son métalloïde. Sans ce pattern, ils ne peuvent présager précisément de l’arrivée de la phase et de son terme. Les innombrables docimasies5 qu’ils réalisent et qui devraient déterminer la teneur en métal du minerai ne sont d’aucun secours ; elles varient également sans que rien ne puisse l’annoncer. Le métal lui-même… Il n’acheva pas sa pensée. Maylis l’intercepta néanmoins et cautionna, avant de reporter son attention sur les tables alentour. L’affluence s’était amenuisée. Les groupes se reformaient sur le schéma de la veille. Elle fouilla la salle à la recherche de son coéquipier et l’aperçut près d’une jolie jeune fille, apparemment l’une des serveuses de l’endroit. Un officier s’engouffra dans la cantine et commença à rassembler certains de ses auxiliaires, reconnaissables à leur titre de superviseur cousu sur leur veste. La vue aiguisée de Maylis lui permettait de voir plus loin que la plupart de ces gens. Seulement, elle ne le montrait pas. – Ça va être notre tour, alors merci pour cette histoire sur la Phase Une, Opérateur. Elle atténua son formalisme par un sourire en biais et se leva, abandonnant son plateau sur la table. Dans son dos, elle devina la manœuvre de la femme ingénieure qui se levait à son tour, mais ne se retourna pas, rejoignant la file de technoS qui s’étoffait, encadrée par les superviseurs.
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