Chapitre 3

2806 Mots
Chapitre 3 C’est à contrecœur qu’Elizabeth dut laisser son cher Pemberley pour rentrer à Londres, même si la proximité de sa sœur Jane, de ses oncles et les visites occasionnelles de sa famille étaient une consolation. Elle se trouva extrêmement satisfaite des transformations opérées dans la demeure et celles-ci eurent l’approbation sans réserve de son mari. Se trouvant un peu désœuvrée, sans ses longues promenades dans les collines de Pemberley, elle annonça à son mari qu’elle avait l’intention d’apprendre le français. — Je pense mon chéri que n’ayant pas eu d’institutrice, mon éducation a de sérieuses lacunes et si je dois en croire tes critères et ceux de Caroline Bingley, je suis loin d’être une femme accomplie. Je n’ai en aucun cas l’intention de changer quoi que ce soit dans ma façon d’être, de marcher ou de parler, mais un peu de culture ne peut m’être que très profitable. De plus, il peut être utile de parler la langue de l’ennemi. Cette dernière assertion fit sourire son mari. — J’ose espérer que, sans Bonaparte, les Français ne seront pas toujours nos ennemis. Je parle moi-même un peu le français et Georgiana mieux encore. Une des mille choses que j’aime en toi c’est ta curiosité, ton intelligence et je trouve ton initiative excellente. Nous demanderons conseil à nos amis afin de te trouver un bon maître, point trop sévère et qui ne te frappera pas sur les mains avec une règle comme le faisaient les miens dans ma jeunesse. Et ainsi fut fait. Le professeur qui eut l’approbation du couple était un monsieur assez âgé, appartenant à la petite noblesse normande qui avait fui la France de la révolution et ne voulait pas revenir dans celle de Bonaparte. Il venait deux à trois matinées par semaine et maître et élève ne tardèrent pas à être bons amis. En plus de lui enseigner les mystères de sa langue, monsieur de Boisset lui parlait longuement et avec une grande nostalgie, de son pays, du bocage normand et de son manoir qu’il avait laissé aux soins de sa sœur : — Bientôt je l’espère, je pourrai vous faire lire les fables de la Fontaine dont le charme et l’ironie devraient vous plaire. Je vous apprendrai nos vieilles chansons et vous apporterai quelques partitions de monsieur Lully. Tous les Français ne sont pas des sauvages sanguinaires comme ce caporal arriviste et j’aimerais vous apprendre, par le truchement de notre langue, à nous aimer. Les réunions mondaines occupaient, de l’avis d’Elizabeth, beaucoup trop de temps de leur vie, même si elle comprenait que son mari avait de nombreuses connaissances et amis et un rang à tenir. Elle était en plus assez fine pour se rendre compte que parmi eux, certains désapprouvaient le choix de Darcy, surtout les mères de jeunes filles à marier. La simplicité de sa tenue, sa conversation jugée trop personnelle, la discrétion de ses bijoux, son ton naturel et enjoué et les marques d’affection qu’elle prodiguait à son époux, rien de tout cela ne correspondait à ce que la bonne société féminine attendait d’une femme du monde. Ces dames étaient d’autant plus agacées, que les messieurs trouvaient de toute évidence madame Darcy très agréable et sa conversation légère et spirituelle. Son mari, fin observateur, se rendait parfaitement compte de tout cela et en souriait intérieurement. Il savait que sa femme ne ressemblait pas aux dames des salons, qu’elle était plus naturelle et plus intelligente que la plupart, que sa beauté peu classique n’avait pas besoin d’artifices et au fond de lui-même, il regorgeait de fierté. Jamais il ne lui entendait aucune adulation, aucune fausseté, aucune parole creuse ou vaine et ses commentaires ironiques au retour de ces réunions provoquaient chez lui la plus franche gaîté : — Je crains ma chérie, que tu te fasses quelques ennemies. — Mais le seul fait de t’épouser était déjà considéré par certaines comme une offense capitale. Je crois aimer un fort beau parti et beaucoup ne me pardonnent guère d’être aimée de toi. Pourquoi ne suis-je pas tombée sous le charme de monsieur Collins ? Les réactions auraient été d’admiration pour ce sacrifice et de commisération. Je jouirais en plus de la protection de ta tante, au lieu d’être vouée à sa haine éternelle. — Permets-moi de penser que la vie de monsieur Collins aurait été fort malheureuse et je ne suis pas sûre que tu ne l’aurais pas brouillé avec sa chère protectrice. Et que penser de la lecture quotidienne des sermons de Fordyce. Tes pêchés ne sont pas si grands, qu’ils méritent une telle pénitence. Les soirées familiales au coin du feu étaient les préférées de la jeune femme. Georgiana se mettait alors avec plaisir au pianoforte quand elle n’aidait pas sa belle-sœur dans le difficile apprentissage du français. — Savez-vous Georgiana que toute autre que moi pourrait être extrêmement vexée d’avoir une belle-sœur telle que vous. Vous jouez bien mieux que moi de cet instrument et votre français me semble délicieux. — Oh non Elizabeth ! Chaque jour, j’essaye de prendre modèle sur vous. Je vois bien que dans les réunions vous avez beaucoup plus d’aisance que moi et je ne crois avoir jamais fait rire mon frère. Darcy qui lisait mais prenait toujours grand plaisir à leurs conversations, sourit discrètement. — Grand bien vous fasse ! Pour faire rire votre frère, tâche difficile entre toutes, il faut une certaine dose d’insolence dont, grâce au Ciel, vous êtes dépourvue. Il vous aime telle que vous êtes, moi aussi et reconnaissez que malgré nos différences, ou peut-être bien grâce à elles nous nous entendons à ravir. Vous me rappelez ma sœur Jane qui est mon amie la plus chère. Donc surtout, ne prenez pas modèle sur moi ; je crois que je ne suis pas toujours un bon modèle et allez vite charmer notre soirée par une de vos sonates. Plutôt que de prendre un livre, la jeune femme écouta sa belle-sœur mais elle interrompit bientôt la lecture de son mari. — Ne trouves-tu pas qu’il est curieux que nous soyons sans nouvelles de ton cousin Fitzwilliam ? Il m’avait pourtant dit qu’étant avec sa famille à Matlock, il passerait nous voir à Pemberley à Noël. — Je pense qu’il ne se trouvait pas à Matlock, répondit son mari brièvement. — Non ? Il aura peut-être passé les fêtes à Londres. — Non plus. — Comment le sais-tu ? — J’ai reçu un courrier de lui — Comment ne m’en as-tu rien dit ? — J’aurais oublié. — De toute évidence, je te dérange dans ta lecture. Et où ce bon Colonel a-t-il passé ces fêtes ? — A Rosings. — A Rosings ! Avec Lady Catherine et sa fille ! Pauvre Colonel ! Son sens de la famille l’honore mais, quel triste Noël ! Les réponses brèves de Darcy n’avaient en aucun cas satisfait sa femme dont la curiosité n’était pas le moindre défaut. Ainsi le lendemain à l’heure du thé, alors que Georgiana avait été rendre visite à une amie, elle entreprit de nouveau le jeune homme sur le sujet. — Que disait ton cousin dans sa lettre, va-t-il venir nous rendre visite ? — C’est probable. — Mais il ne fixait pas de date ? — Ma chérie, je ne connais que trop l’entêtement des femmes quand elles ont décidé de vous soutirer quelque information et avant que tu ne me soumettes à la Question, je vais satisfaire ta curiosité. J’avais, de toute façon, décidé de le faire, les nouvelles qu’il me donne ne pouvant être différées. Mon cousin m’annonce en fait ses fiançailles avec Anne de Bourgh. — Comment ! Mais c’est impossible ! — Leur mariage sera célébré à Rosings début septembre. — Mais Fitzwilliam n’aime pas sa cousine ! Elle est souffreteuse, sans grâce, sans esprit et n’a aucun talent, sinon celui d’écouter avec patience sa redoutable mère ! Sa seule qualité est d’être fort riche. Ne me dis pas que le mariage de ton cousin te réjouit ? Darcy garda le silence. — J’en déduis qu’il ne te réjouit pas et moi, il me désole. J’aime beaucoup le Colonel qui est un homme agréable, gai, distingué et je préférerais me faire ermite en haut d’une montagne que de terminer ma vie à Rosings. Il faut de plus ajouter à ce tableau sinistre le devoir d’écouter monsieur Collins en chaire tous les dimanches. Il y a de quoi se convertir au papisme ! Darcy sourit de cette dernière remarque, mais ne dit rien. — Parfois mon amour ton flegme qui est d’une distinction rare, a le don de m’exaspérer. Je sais l’affection que tu portes à ton cousin et je ne peux comprendre que toi qui est intervenu pour empêcher le mariage de deux jeunes gens amoureux et faits pour s’entendre là, tu restes de marbre. Tu sais que Fitzwilliam n’aime pas sa cousine, tu sais qu’elle ne le rendra pas heureux, tu sais que la vie avec sa belle-mère sera un calvaire et pourtant, tu n’interviens pas. Aimes-tu moins le Colonel que tu aimes Bingley ? Après un silence, Darcy se décida à répondre à sa femme : — J’aime beaucoup Fitzwilliam qui, en plus de nos liens de parenté, est un ami. Lui-même a parfaitement conscience de tout ce que tu viens de me dire, je n’ai donc pas à lui ouvrir les yeux. Te souviens-tu de m’avoir dit un jour que, si monsieur Collins avait été très heureux dans le choix de son épouse, pour elle et d’un point de vue pratique et raisonnable, c’était aussi un bon mariage ? Eh bien, on peut dire la même chose en ce qui concerne les fiançailles de mon cousin. Il est, comme tu le sais, le deuxième fils du comte de Matlock, mon oncle, ce qui le réduit à une relative pauvreté. Sa solde de colonel ne lui assure en aucun cas de vivre comme il y a été habitué. Il ne peut donc, dans ses projets de mariage, écouter son cœur, en tout cas exclusivement son cœur. Ma tante a beaucoup d’affection pour lui, sa fille aussi, dans tous les cas plus que pour moi. J’ose espérer que sa gaîté sera contagieuse à sa femme qui n’étant plus sous la férule exclusive de sa mère, pourra s’épanouir. Rosings est un très beau domaine que mon cousin prendra plaisir à habiter. Il y invitera des amis, pourra également vivre à Londres où Lady Catherine a une belle demeure. Nous pouvons l’un et l’autre croire que son heureuse nature l’aidera à considérer avec philosophie les inconvénients de sa situation et n’en voir que les avantages. L’amour partagé n’est pas toujours une garantie de bonheur et tout le monde ne peut comme nous, se marier par amour. Je dirais même que, en Angleterre et dans notre bonne société, c’est assez rare. — Et bien je trouve cela déplorable ! La vie en commun n’est pas toujours facile mais sans amour elle peut être odieuse. Comment supporter de s’éveiller chaque matin aux côtés d’un être que l’on n’aime pas ? Comment deux personnes peuvent-elles construire un foyer heureux, où élever leurs enfants sans amour ? Ton cousin n’aura d’autre solution, comme mon amie Charlotte, que de s’organiser afin de passer le moins de temps possible avec sa femme. Par chance, la nature de cette dernière lui facilitera la chose. Il sortira seul dans le monde, ira seul à Londres, passera de longues heures à chasser ou jouer aux cartes avec ses amis et sa bibliothèque va lui devenir son refuge le plus cher. Sais-tu ? Je la plains presque autant que lui ; je souhaite de tout mon cœur qu’elle ne soit jamais trop amoureuse de lui et j’espère que nous ne perdrons pas un ami. — Je ne vois pas pourquoi Fitzwilliam nous retirerait son amitié. — Lui non, mais Lady Catherine ne l’encouragera certainement pas à avoir de nombreux contacts avec un homme aussi malencontreusement marié que toi et surtout pas avec moi. — Laisse-moi le temps d’apprivoiser ma tante, la joie du mariage de sa fille mettra sans doute ses rancœurs au second plan. — De toute façon et quoi que tu dises, cette nouvelle m’attriste et me révolte un peu. Je croyais ton cousin plus sentimental. — Il l’est et se méfie de ses sentiments. Sur cette phrase qui ne manqua pas d’intriguer un peu la jeune femme, son mari se leva considérant la conversation comme terminée. Le lendemain matin, après le petit déjeuner, le colonel Fitzwilliam se fit annoncer. Darcy était sorti, Georgiana prenait une leçon de musique, ce fut donc Elizabeth seule qui le reçut. Après les compliments d’usage et quelques nouvelles prises des uns et des autres, un silence un peu contraint s’installa. Elizabeth fut celle qui le rompit. — Votre cousin m’a appris l’heureuse nouvelle de vos fiançailles, cher colonel et je tiens à vous féliciter et à vous offrir tous mes vœux de bonheur. — Je vous en remercie. — Votre mariage aura bien entendu lieu à Rosings Park ? — Oui, début septembre. — Votre tante doit être très heureuse de cette union, je crois me souvenir qu’elle a pour vous une grande affection. — Je le crois. À court de conversation et devant le laconisme du jeune homme, Lizzy se tut à nouveau. Ce fut lui qui reprit : — Je crois pouvoir deviner ma chère Elizabeth, quels sont vos sentiments véritables et il me peine de penser que votre opinion de moi puisse en souffrir ainsi que l’amitié que vous me portez. Nous eûmes, en d’autres temps, une conversation à ce sujet et vous aviez accepté l’idée que le fils cadet du comte de Matlock ne pouvait se fier exclusivement à son cœur pour le choix d’une épouse. Dans mon cas, je connais Anne de Bourgh depuis toujours, elle a pour moi beaucoup d’affection et comme vous le disiez vous-même, Lady Catherine également. — De cela je ne doute point mais il m’étonne que dans vos relations il n’y ait pas une jeune fille, point trop pauvre que vous pourriez vous, aimer et dont vous seriez aimé. — Peut-être, mais je ne le crois pas. — Et pourquoi cela ? — Parce que, je suis déjà tourmenté par un amour impossible pour une femme de mes connaissances et mon mariage avec ma cousine sera, sans aucun doute, le remède à mes souffrances. Ne voulant pas être cruelle ou sembler poussée par la curiosité, Lizzy n’en demanda pas plus et l’arrivée de Georgiana, puis de Darcy leur évita un silence gênant ou une conversation contrainte. Le soir même, après le départ de Georgiana, Elizabeth entreprit son mari sur le sujet : — Savais-tu que ton cousin était amoureux ? — Il te l’a dit ? — Oui. — Et il t’a dit de qui ? — Non. Mais toi, le savais-tu ? — Je m’en doutais. — Et sais-tu qui est la jeune femme ? — Je pense que oui. — Et tu ne penses pas me le dire ? — J’aurais l’impression de trahir un secret. — Mais, à partir du moment où il ne t’en a rien dit, tu ne trahis aucun secret. Darcy ne répondit rien. Lizzy, beaucoup plus intriguée qu’elle ne voulait se l’avouer, n’osait trop insister. Sa curiosité fut pourtant la plus forte. — J’ai, comme toi beaucoup d’amitié pour ton cousin et je trouve que tu pourrais me faire part de tes soupçons. — Toi-même, tu n’en as aucun ? — Absolument pas. — Permets-moi de m’en étonner. — Je ne connais pas toutes ses relations et je l’ai rarement vu en société, il n’y a donc là rien d’étonnant. De nouveau Darcy se tût et Elizabeth le connaissant bien savait qu’à trop insister, elle ne pouvait que l’agacer. Après un long moment de réflexion, il finit par dire : — Je ne sais pas si je fais bien de te le dire, je suis même presque certain du contraire mais, tu as sans doute le droit de savoir : cette mystérieuse femme, c’est toi. » Elizabeth pâlit et se tut. Elle se souvint alors des réunions à Rosings, ou au presbytère des Collins où Fitzwilliam venait, dans le seul but de la voir et de parler avec elle. De cette conversation où il lui disait ne pouvoir épouser une femme selon son cœur, mille signes qui auraient dû lui ouvrir les yeux. — Mais, depuis quand m’aime-t-il ? — Pratiquement depuis qu’il te connaît. — Et pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? — Pour plusieurs raisons. La première est celle qui le fait épouser Anne de Bourgh, il n’est pas riche et toi non plus. La seconde est que je crois qu’il savait que je t’aimais et mon cousin est loyal et droit. — Et toi, depuis quand le sais-tu ? — Depuis le début, l’amour rend méfiant et je savais d’expérience que tu pouvais inspirer une grande passion. Elizabeth resta songeuse un moment. — Et comment me comporter avec lui à présent ? — De la façon la plus naturelle possible, comme moi. Ni toi ni moi ne sommes censés connaître son secret. Cela nous explique simplement pourquoi, alors qu’il est à Londres, nous le voyons si peu. Je pense que sa nouvelle situation va aider à cicatriser cette blessure et nous ne perdrons pas un ami qui ne le mérite pas. — Mais toi-même, ne t’es-tu pas senti menacé par l'amour que me portait ton cousin, quand nous étions à Rosings ? — Bien sûr et d'autant plus que tu étais beaucoup plus charmante avec lui qu'avec moi. Ce qui me rassurait quelque peu était que je savais qu'il ne songeait pas à épouser une femme sans fortune. Mais l'amour peut pousser à bien des folies et je crois que c'est pour cela que je me suis déclaré à toi, avec le peu de succès que tu connais. J'ai pourtant quelque chose à t’avouer. Étant donné tes sentiments envers moi à l'époque, je me demande si lui n'aurait pas eu lui la réponse favorable qui me fut alors refusée. Elizabeth réfléchit un moment et répondit : — Je ne pense pas, je suis même certaine du contraire car dans une conversation de jeunes filles avec Jane, j'avais alors juré de ne me marier que totalement amoureuse et j'éprouve aujourd'hui pour ton cousin les mêmes sentiments qu'alors : une grande amitié. De plus, je n'aime pas revenir sur ce passé, cela me fait me sentir aussi mal que je me sentis alors. — Tu as pourtant gardé ma lettre, je crois. — Oui, mais exclusivement comme leçon d’humilité, si le besoin s'en faisait sentir. Le jeune homme sourit et n'ajouta rien. Cette révélation avait jeté Lizzy dans un grand trouble et elle se réjouit, les jours suivants, de ne rencontrer Fitzwilliam qu’au cours de réunions mondaines.
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