IVLe soleil traçait des sillons étincelants à la surface de l’étang, il répandait, à travers le feuillage de larges traînées lumineuses sur le sol herbeux, et enveloppait d’un rayonnement intense la tête de la jeune fille assise à l’ombre d’un vieux hêtre, le teint mat, légèrement rose, la chevelure blond cendré aux larges ondulations naturelles se doraient à cette clarté qui faisait paraître plus veloutées, sous le voile des cils blonds, les grandes prunelles noires.
Cette physionomie, par l’harmonie et la finesse de ses lignes, par la grâce fière de l’expression, offrait le type pur et admirable de cette beauté grecque qui a fait la célébrité des femmes d’Arles... Et la gravité pensive, en ce moment empreinte sur ce jeune visage, lui communiquait un charme particulier très frappant dans sa simplicité absolue.
Ceux qui avaient vu Magali Daultey seulement deux ans auparavant auraient eu peine à reconnaître, en cette délicieuse créature, la petite fille qualifiée jadis de laide, avec quelque raison, par lady Ophélia. Ses traits trop forts s’étaient merveilleusement affinés, l’enfant était devenue jeune fille. D’autrefois Magali ne gardait que ses longues prunelles d’Orientale et sa chevelure blonde.
Elle conservait aussi son cœur délicat, son intelligence ardente, les rares qualités morales découvertes par Mlle Amélie et cultivées avec un soin maternel. La religion avait seulement dompté la violence naturelle, l’extrême susceptibilité de cette âme : la volonté, très forte chez cette enfant, lui avait fait engager une lutte acharnée contre sa propre nature, lutte si pénible que Magali en avait souffert quelque temps dans sa santé. Mais elle en était sortie victorieuse, elle ne se révoltait plus, maintenant, devant les inégalités sociales, elle ne se cabrait plus sous les blessures d’amour-propre que lui infligeait libéralement lady Ophélia.
Car celle-là, seulement, semblait prendre à tâche de lui faire sentir les distances. La duchesse se montrait extrêmement bienveillante, lady Isabel raffolait tous les jours davantage de sa Magali. Elle ne voulait plus s’en séparer, et Mlle Nouey devait renouveler souvent ses sages remontrances pour lui faire comprendre que Magali ne pouvait partager tous les plaisirs d’une jeune lady d’opulente famille.
D’ailleurs, Magali ne le désirait pas elle-même. Très sérieuse sous sa gaieté naturelle, très peu soucieuse de l’effet que pouvait produire sa beauté, elle préférait, malgré sa vive affection pour son amie Isabel, demeurer éloignée de la jeunesse brillante qui entourait celle-ci et lady Ophélia. Son avenir, à elle serait austère : elle devrait gagner sa vie, car, pas plus que Freddy, elle ne supporterait de demeurer longtemps à la charge de la duchesse ou, plus exactement, du duc de Staldiff, seul maître de l’immense patrimoine légué par ses ancêtres. Dès lors, que lui servait-il de se mêler, en inférieure, au monde aristocratique où elle n’aurait qu’une place subalterne ? Pourquoi rechercher des plaisirs qui n’étaient pas faits pour elle, la jeune fille pauvre, élevée par charité dans cette opulente demeure ?
Et la sage Magali résistait le plus possible aux instances d’Isabel, elle passait généralement ses journées, bien remplies aux yeux de Dieu, près de Mlle Amélie, son amie, sa confidente bien-aimée, son initiatrice dans la voie du travail et de la charité.
En ce moment, Magali venait de relire une lettre de Freddy, reçue tout à l’heure. Celui-ci, maintenant un raisonnable garçon de seize ans, avait été placé, par les soins de Mlle Amélie, dans un excellent collège religieux. Il travaillait fort bien et remportait de beaux succès, mais il montrait surtout de remarquables aptitudes artistiques. L’année précédente, il avait confié à sa sœur qu’il voulait être peintre... À quoi Magali avait répondu avec une fermeté triste :
– Mon cher Freddy, il ne peut être question de cela. Tu n’as pas un shelling au monde, il te faudra le plus tôt possible gagner ta vie et, par conséquent, choisir un état où tu puisses te suffire très vite... J’aime mieux te dire cela tout de suite, mon chéri, car il serait inutile et dangereux de caresser ce rêve.
Freddy, tout pâle, avait baissé la tête et n’était plus revenu sur ce sujet. Mais sa santé, excellente jusque-là, paraissait changer depuis un an, et, aujourd’hui, il écrivait à sa sœur qu’il était fatigué, qu’il perdait l’appétit et attendait avec impatience le moment où il pourrait venir prendre le bon air d’Hawker-Park.
– Plus que huit jours, heureusement ! pensa la jeune fille, soucieuse de ce changement.
Elle consulta sa montre et se leva... Oui, elle était bien une héritière de la race grecque, elle avait bien l’allure à la fois majestueuse et souverainement élégante, la grâce très patricienne, la fière simplicité que devaient posséder la belle Nausicaa et ses compagnes, ou Antigone guidant son père Œdipe, et, devant ce type parfait du passé antique, le regard regrettait les souples draperies des tuniques qui l’eussent si harmonieusement complété.
Elle ramassa le canotier de paille blanche qui gisait sur l’herbe, le posa sur ses cheveux et prit une allée qui conduisait au château.
Elle songeait avec quelque ennui que ses promenades ne seraient plus aussi tranquilles, désormais. Depuis quelques jours, Hawker-Park avait des hôtes, d’autres viendraient encore... Et la veille, était arrivé le jeune duc, de retour d’un long voyage à travers la Perse, les Indes et la Birmanie.
Depuis le jour où elle s’était exposée généreusement à la colère de lord Gérald, Magali l’avait si soigneusement évité qu’elle ne l’avait jamais revu. De son côté, le duc avait probablement notifié à sa mère et à sa sœur son désir de voir éloigner de lui l’enfant qui lui était antipathique, car toutes deux s’étaient abstenues d’appeler Magali près d’elles lorsque le jeune homme s’y trouvait... De telle sorte que Magali ne connaissait du duc de Staldiff que ce que lui en disaient lady Isabel et Mlle Amélie, très enthousiastes.
– Une si belle intelligence !... Et quelle générosité, quelle délicatesse de sentiments, quel sérieux de caractère, sous son apparence un peu sceptique !
Magali écoutait en silence, mais un sourire ironique se dessinait sur ses lèvres. Les dons brillants du duc de Staldiff dissimulaient, quoi que prétende Mlle Amélie, un orgueil qui ne pouvait supporter la résistance. Cette rancune gardée à l’enfant qui lui avait tenu tête n’en était-elle pas la preuve ?
Mais que lui importait ! Elle n’aurait jamais affaire à lord Gérald, bientôt même, elle quitterait son toit pour aller demander au travail la liberté et le pain de chaque jour.
À cette pensée, une expression joyeuse traversa son regard. Il lui était si dur de tout recevoir de ces étrangers, de lui surtout, cet orgueilleux grand seigneur !
– Comme vous marchez vite, Magali ! s’écria derrière elle une voix essoufflée. Je ne peux pas vous rejoindre... Vous ne m’entendiez donc pas ?
C’était lady Isabel, toute rose, toute pimpante dans son élégant costume de promenade.
– Mais non, Isabel, dit gaiement Magali eu serrant affectueusement la main que lui tendait son amie. D’où venez-vous donc ?
– De faire une petite promenade dans le parc, avec lady Dulkay. J’ai laissé la chère âme en contemplation devant un point de vue romantique, et alignant déjà sur un album des vers d’allure élégiaque. Moi, j’en avais assez de sa compagnie. Je ne pose pas pour l’élégie, vous savez, Magali.
– Oui, je sais, dit Magali avec un coup d’œil malicieux sur le visage rieur qui se tournait vers elle. Vous êtes très gaie, Isabel.
– Eh ! cela vaut mieux ! Pourtant, Gérald m’a dit hier que je riais trop, il m’a déjà grondée, le jour de son arrivée !... oh ! pas bien fort ! En compensation, il m’a tellement gâtée ! Si vous saviez quels jolis cadeaux il m’a apportés ! Des merveilles !... Oh ! qu’il est bon, Gérald ! Et quel causeur intéressant, vous verrez, Magali ! Il a tous les dons !
Une petite lueur railleuse traversa le regard de Magali. Ce jeune duc, objet de l’admiration de tous, devait être plus orgueilleux que jamais, et sa bonté n’était fort probablement qu’une certaine générosité, implantée en lui comme, un devoir de son rang.
– Êtes-vous libre en ce moment, Magali ? demanda Isabel en arrivant près du château. Je voudrais vous entendre chanter cette saga norvégienne si jolie, dont je vous ai parlé.
– Très volontiers, je n’ai rien de pressé, dit Magali.
Elles entrèrent dans le salon de musique, et Isabel, jetant son chapeau et ses gants sur un meuble, se mit à la recherche du morceau, tout en continuant à bavarder.
– Il faudra que je travaille mon chant avec vous, Magali, car Gérald est très difficile et je lui ferais honte. Il a une si belle voix !... Et il joue du violon à faire pleurer.
– Même vous, Isabel ? demanda Magali avec malice.
– Moqueuse ! dit gaiement Isabel en s’asseyant devant le piano.
Elle joua le prélude, très lent, puis la voix de Magali s’éleva, souple, pénétrante et chaude, d’une expression si puissante qu’elle faisait courir un frisson sous l’épiderme d’Isabel elle-même. Il était impossible de rendre avec plus de charme mystérieux ces phrases étranges, d’une sauvage douceur, où passait la poésie nuageuse de l’âme scandinave.
– Vous chantez trop bien, chère ! s’écria lady Isabel, lorsque la dernière note mourut sur les lèvres de Magali. Vous soulèveriez d’enthousiasme une salle entière.
– Rien que cela ! dit Magali avec gaieté.
Mais le sourire s’effaça subitement de ses lèvres... En levant machinalement les yeux, elle venait d’apercevoir, se reflétant dans la grande glace en face d’elle, la haute et svelte silhouette d’un jeune homme en élégante tenue du matin, qui se tenait debout dans l’ouverture d’une porte. Elle reconnaissait cette fière et très belle physionomie, cette tête altière couverte d’une chevelure blond foncé abondamment bouclée, surtout ce regard extrêmement pénétrant qui l’avait frappée jadis, tout enfant qu’elle fût...
– Ah ! Gérald ! dit lady label d’un ton joyeux.
Il s’avança, salua Magali qui s’inclinait et tendit la main à sa sœur.
– Vous avez entendu Magali, Gérald ? s’écria vivement lady Isabel... Car c’est Magali Daultey... Vous ne l’auriez peut-être pas reconnue ?
– Au premier moment, j’ai hésité en effet, en apercevant là, cette physionomie inconnue, dit le duc en désignant la place qui lui avait renvoyé l’image de Magali. Mais j’ai vite compris que l’heureuse propriétaire de cet organe superbe devait être miss Daultey.
Il parlait d’un ton froid, et ce compliment implicite n’était évidemment que l’accomplissement obligé d’un devoir de stricte politesse, ainsi que l’indiquait l’attitude du jeune homme.
– Cette voix me remue jusqu’au fond du cœur ! dit lady Isabel en passant son fin mouchoir sur son front où perlait un peu de sueur. Cela doit vous produire le même effet, Gérald, vous qui vibrez si bien à toutes les impressions d’art ?
Il ne paraissait pas que la voix de Magali eût produit ce résultat, car la physionomie du duc n’exprimait rien moins qu’une émotion quelconque.
– Oh ! ma chère, allez-vous devenir si impressionnable ! dit-il d’un ton railleur. Je ne vous reconnais plus, vous qui bailliez, l’année dernière encore, aux représentations de l’Opéra...
– Mais ce n’est pas la même chose !... Voyons, Gérald, vous qui avez tant voyagé, dites-moi si à Paris, à Vienne, à Londres, n’importe où, vous avez entendu une voix plus ravissante que celle-là ?
– Évidemment non, répondit-il avec une sorte d’impatience. Vous paraissez trouver que je ne fais pas assez de compliments à miss Daultey... Elle n’aura pas à s’en formaliser lorsqu’elle saura que nul, plus que moi, n’est inhabile à cette petite science mondaine.
Il se tournait un peu vers Magali, et sa voix avait pris une intonation plus brève, presque dure.
– Je prie Votre Grâce de croire que je n’ai aucunement le désir d’être complimentée, pour ce don naturel qui peut m’être retiré demain par Celui qui me l’a accordé, répondit tranquillement Magali dont la physionomie, depuis l’entrée de lord Gérald, avait revêtu une expression de froide réserve.
Un petit éclair sceptique traversa le regard du duc. Il se pencha vers le piano, et, tout en effleurant les touches d’une main distraite, demanda négligemment :
– Avez-vous de bonnes nouvelles de Freddy !
– Non, pas très bonnes, Milord. Il est fatigué, il manque d’entrain, m’écrit-il ce matin...
– Vraiment ! Ce pauvre Freddy !... Il travaille peut-être trop. J’ai eu, par Isabel, un écho de ses succès... Nous allons le voir bientôt, je suppose ?
– Dans huit jours, je l’espère, Milord.
– Tant mieux ! J’aimais beaucoup ce petit Fred... Bella, n’auriez-vous pas ici la partition de violon des romances de Schumann ! Je ne puis la trouver chez moi, ajouta-t-il en se tournant vers sa sœur, indiquant ainsi à Magali, par le seul son de sa voix, que l’entretien était terminé.
– Je vous avoue que je n’en sais rien, Gérald... Magali, êtes-vous plus au courant ?
– Oui, je l’ai vue hier en rangeant la musique, dit Magali en se dirigeant vers une vitrine.
Tandis qu’elle cherchait le morceau demandé, Isabel babillait avec son frère. Le duc semblait fort gai, son rire, très franc et extrêmement agréable, se mêlait à celui d’Isabel, tout heureuse du retour de ce frère tant admiré.
Mais subitement la physionomie du jeune homme redevint froide, sa lèvre reprit le pli hautain qui lui était habituel... Magali s’avançait, tenant le morceau de musique.
– Je vous remercie, dit-il brièvement. À tout à l’heure, Isabel...
– M’accompagnerez-vous demain matin à cheval, Gérald ?
– Impossible, ma petite Bella. J’ai beaucoup à travailler avec mon secrétaire.
Isabel eut une petite moue.
– Laissez donc votre ennuyeux secrétaire tranquille ! Je l’ai aperçu ce matin, il ne me plaît guère.
– Je vous avouerai, ma chère, que je suis un peu comme vous, dit-il en riant. Mais c’est un homme sérieux, intelligent, travailleur, il m’a été recommandé par le consul anglais d’Ispahan, et jusqu’ici je n’ai eu encore qu’à m’en louer... Allons, ne prenez pas cet air vexé, Bella ; je vous promets d’expédier promptement ma correspondance en retard afin d’être tout à votre disposition pendant notre séjour ici.
Il s’inclina légèrement dans la direction de Magali et s’éloigna.
– C’est ennuyeux, je comptais bien sur lui pour faire ensemble une bonne petite promenade, demain matin, dit Isabel d’un ton mécontent. Magali chérie, si vous étiez bien gentille, vous viendriez avec moi, à sa place. Nous irions jusqu’à la cascade des Fées. C’est si joli, le matin !... dites, Magali ?
– Mais quelqu’une de vos amies serait peut-être enchantée de vous accompagner, Isabel ?
– Aucune ne vous vaut, Magali. Lady Loolsey est une sportswoman d’une telle force que je ne me risquerais pas seule avec elle : elle me ferait casser le cou. Lady Henrietta Dyron est trop peureuse j’entendrais tous les cent pas des doléances. Lady Dulkay est si absorbée dans ses élucubrations poétiques qu’elle serait capable d’aller se mettre sous la cascade pour l’admirer de plus près... Et puis, c’est vous que je veux, Magali mignonne ! acheva-t-elle en se jetant au cou de son amie. C’est oui, n’est-ce pas ?
– C’est oui, puisque vous le voulez, répondit en souriant Magali.
– À la bonne heure ! Reprenons notre chant... À propos, avez-vous trouvé mon frère bien changé ?
– Oh ! pas du tout ! répondit sincèrement Magali.
Oui, il était toujours le même, physiquement et moralement Magali avait fort bien compris, à l’attitude et au ton de lord Gérald, que sa morgue habituelle envers ses inférieurs se doublait, à son égard, de l’antipathie d’autrefois toujours existante. Il n’avait pas oublié qu’une enfant, recueillie par charité sous son toit, avait osé se révolter contre sa violence et flétrir sa conduite en des termes que son amour-propre n’avait pu pardonner.