— « Hé! » répliqua-t-il en haussant les épaules, « vous m’auriez trouvé parfaitement ridicule si je n’avais pas été votre amant. Je l’ai été, et, encore une fois, nous n’avons rien à nous reprocher, ni vous à moi, ni moi à vous, d’ailleurs. Votre passé n’était qu’à vous et je n’avais pas à en demander compte, pas plus que de votre avenir… Quant au présent, je vous connais assez pour être sûr que vous n'êtes pas femme à prendre deux amants à la fois… » — « C’est bien de l’honneur, » fit-elle d'une voix presque éteinte. Elle était pâle comme une morte. L’égoïsme et l’insensibilité de celui qu’elle aimait la paralysaient d'une horreur telle que les larmes ne lui venaient plus. Elle n’éprouvait qu’un désir, celui de s’en aller de cet homme, de ne plus voir ces yeux, cette bouche, — cette bouche qu’elle avait tant aimée et qui lui avait tant menti, toujours menti, puisque, dès le premier jour, il avait cru cela et sans preuves ! — Machinalement elle reprit son manteau, son manchon, elle noua son voile. — « Adieu, » dit-elle ; il lui eût été impossible, en ce moment, de prolonger cet entretien, tant l'indignation la suffoquait. Il n’essaya pas de la retenir, il lui dit aussi : « Adieu. » Elle sortit de la chambre, et il l’accompagna, sans que ni elle ni lui prononçassent une parole, jusqu’à la porte de l’appartement. Cette porte une fois refermée, il revint dans le salon où il ne restait, de la tragique scène qui s’y était jouée, d'autre trace que le dérangement du fauteuil repoussé par Hélène, quand elle s’était levée. « Tout s’est mieux passé que je ne croyais, » se dit-il. « Quand on peut les clouer au mur avec un petit fait !… Allons, c’est fini… » Et il répéta tout haut : « C’est fini, » avec cette étrange impression de soulagement à la fois et de détresse qui accompagne les ruptures d’amour. « Elle était bien jolie, » songea-t-il, « maintenant prenons garde à la vengeance… Mais quoi ? Elle n’a pas un billet où je la tutoie… Je vais avoir le soin de retirer tous les menus objets qu’elle a chez Mme Palmyre. Je les lui ferai remettre plus tard, quand nous en serons à la période où elle me dira : — Vous m’avez fait bien souffrir, — avec la lettre de mon successeur dans son corsage, entre la chemisette et la peau… » Il s’assit de nouveau devant le feu dont il tira quelques étincelles. « Ah ! » dit-il encore, « l’arrière-goût de la vie est trop amer !… » La vengeance ! La malheureuse Hélène songeait bien à cela, en s’en revenant de la rue Lincoln. Le coup subit qu’elle venait de recevoir avait été trop fort pour laisser place en elle à un autre sentiment que celui de la douleur la plus continue, la plus écrasante. A la table du dîner, le soir, puis la nuit, retirée seule dans sa chambre, toute lumière éteinte, et ne dormant pas, puis le jour qui suivit cette nuit, et les autres nuits et les autres jours, pendant deux semaines, ce qu’elle apercevait, sans relâche, avec la même évidence atroce et ininterrompue, c’était le fait brutal, enfin saisi dans son indiscutable réalité : son amant ne l'avait jamais aimée !… — Pas une minute ? — Non, pas une minute, puisqu’en la possédant pour la première fois, il avait cru posséder l’ancienne maîtresse de M. de Varades, et peut-être d’autres ? Les sourires, les silences, les sécheresses, les défiances d’Armand, elle se les expliquait aujourd’hui, et tout son être se révoltait contre une si meurtrière injustice, quand elle comparait ce qu’elle avait donné à ce qu'elle avait reçu. Hé quoi ! Les délicatesses tendres de ses rêves, la noble folie de son cher amour, l’idolâtrie de ses extases, la sincérité des sacrifices accomplis sans regrets, sans remords, pour rendre heureux celui qu’elle aimait, — tout cela s’en était allé vers un mensonge, dans le vide, aussi vainement que les feuilles poussées par le vent le long des allées du vieux jardin où ils s'étaient promenés ensemble, — inutilement, comme les poussières qu’un rais de soleil faisait danser, au bord de la fenêtre du petit appartement, durant les après-midi passées à s’aimer. — Passées à s’aimer ? Oui, elle avait aimé, profondément, follement aimé, pour rien, hélas ! pour se voir jugée comme une femme qui passe d’une aventure à une autre, qui a dégrafé sa robe pour celui-ci, pour celui-là, qui collectionne des sensations, ainsi que d’autres des éventails ou des bibelots. Ah ! cette injustice, elle ne pouvait pas la supporter ! Être privée de voir Armand, — car au lendemain de cette explication si tragique pour elle, Alfred avait reçu un mot de son ami, lui annonçant une absence momentanée et nécessitée par des affaires d’intérêt, — oui, être privée d'Armand était une souffrance, mais contre cette souffrance elle avait une arme : le mépris que lui inspirait la misère de cœur de son amant, l’implacable égoïsme de l’homme mis à découvert par le dernier entretien. L’iniquité de ce même être qu’elle avait tant chéri, comment jamais y accoutumer son cœur ? Il se serait séparé d’elle brusquement, indignement, mais en reconnaissant combien elle l’aimait, elle n’aurait pas souffert ce qu’elle souffrait. Le martyre, l’intolérable martyre était là, dans cette impuissance de son amour à se faire non point partager, mais seulement comprendre. Elle était comme un condamné à mort qui veut bien mourir, mais pour qui le pire supplice est de ne pas crier avant de mourir : « Je suis innocent. » Lui avait-il assez fait sentir l’arrogant outrage de son honneur d’homme, car c’était au nom de cet honneur qu’il l’avait sacrifiée ! Ah ! s’il l’eut aimée, qu’il aurait fait bon marché de cet honneur, comme elle avait fait, elle, bon marché du sien ; mais comment l’eût-il aimée, puisque, dès la première heure, il l’avait jugée une menteuse ? Elle arrivait, lui disant : « Je me suis gardée à toi, » et il songeait : « Après M. de Varades ! » Toutes les preuves de sa tendresse — les lui avait-elle prodiguées ! — étaient venues se briser contre cette invincible conviction, et cependant cette tendresse était si vraie, mon Dieu ! vraie comme sa vie qui n’avait commencé que du jour où elle l’avait connu ; et elle entendait sa voix : « Nous étions deux personnes d’expérience… Est-ce que vous croyez que je ne connais pas votre vie ?… » Ah ! l’injustice, la hideuse injustice ! Elle s’ensanglantait le cœur à cette pensée. Elle allait, venait, en proie à une fièvre continue, et ne trouvant pas plus de repos pour sa pauvre tête brûlante que pour son pauvre cœur saignant, et tout se mélangeait en elle : le désespoir d’un bonheur à jamais perdu, le regret poignant de son aimé absent, la fureur d’avoir été méconnue dans le plus véridique, le plus noble de ses sentiments. Se repentir d’avoir appartenu à ce cruel Armand, avant cette heure de sa déception suprême, elle ne le pouvait pas. L’amour, le sublime amour l’avait précipitée à cet acte, sublime comme lui. Le sublime amour !… « Non, » s’écriait-elle maintenant, « l’insensé, l’aveugle amour !… » — Et indéfiniment, elle se promenait dans sa chambre, de long en large, comme une bête en cage, et toujours, comme à un imbrisable mur, elle se heurtait à cette idée : « A quoi bon avoir aimé ainsi, à quoi bon ? Ah ! mensonge, mensonge, mensonge !… » Ce qui achevait de l’irriter, dans la mortelle crise qu'elle traversait, c’était la sollicitude tendre et inopportune de son mari. Comme il ne soupçonnait rien du drame qui se jouait en cette âme malade, il lui arrivait de lui dire, croyant lui montrer une perspective agréable : « Nous ferons un voyage aussitôt que je serai libre. Peut-être Armand viendra-t-il avec nous… » Ou bien encore : « Je m’étonne de n’avoir pas des nouvelles d’Armand. Est-ce qu’il ne t’a pas écrit ? » — « Non, » répondait-elle. Alfred se reprochait maintenant l’entretien qu’il avait eu avec son ami, persuadé que ce dernier était parti en voyage seulement pour épargner sa jalousie. Il pensait à la mélancolie de sa femme, il se l’expliquait de moins en moins, et il se disait qu’il l’avait privée d’une de ses rares distractions. Elle, au contraire, éprouvait un profond sentiment d’amour-propre irrité à rencontrer ainsi la confiance de son mari, qui contrastait par trop avec l’horrible méfiance de son amant. Et puis ces projets de voyage en commun, évoqués par Alfred, n’étaient-ce pas ceuxlà mêmes qu’elle avait caressés autrefois ? Ils lui montraient avec trop de précision ce qui aurait pu être : ces mois d’été dont elle avait, par avance, imaginé l’intime fête. Ils auraient vécu ensemble près de la mer, dans un de ces villages de Normandie dont les arbres verdoient jusqu’au bord des vagues bleues. Peut-être auraient-ils vu ensemble quelques-unes de ces villes d’Italie dont le nom seul semble envelopper une promesse de bonheur dans la lumière… Puis rien que la glaçante solitude, rien que l’abandon ! Il ne lui! avait pas écrit un billet depuis leur rupture, une ligne de pitié ! Mais pourquoi aurait-il eu pitié d’elle ? Sans doute il la croyait déjà consolée, aux bras d’un autre peut-être. Pourquoi non ? Il l’avait bien jugée capable d’avoir eu Varades avant lui. Deux amants, trois amants, dix amants, — que fait le chiffre quand il y en a plus d’un ? De journée en journée cette cuisante douleur de l’injustice devenait plus cuisante en elle, et cette douleur aboutissait à une idée morbide et folle, la seule pourtant qui satisfit un peu la rage de désespoir qu’elle avait au cœur. Oui, elle concevait, dans ces heures d’angoisse, la criminelle pensée, puisqu’elle avait été jugée capable d’affreuses actions, de les commettre en effet, de ressembler à l’image qu’Armand s’était faite d’elle, à cette femme facile et galante qu’il avait cru posséder. La vie morale, comme la vie physique, a ses fièvres de suicide, ses frénésies de perdition. Il y a des minutes où il nous faut à tout prix abdiquer notre personne intérieure, l'assassiner, devenir un autre être. C’est l’injustice surtout qui produit de ces crises, mystérieuses mais si nécessaires, si naturelles, que même les enfants y sont soumis, comme les animaux. Être battu sans l’avoir mérité ne rend-il pas mauvais les meilleurs ? Plus Hélène se sentait irréparablement méconnue, plus une attraction effrayante la poussait à devenir justement le contraire de ce qu’elle était autrefois. Un vertige s’emparait d’elle, et comme un délire d’abaissement. « C’est être trop dupe, » se disait-elle, « que d’avoir du cœur… » Cet appétit de la destruction, qui entre en jeu chez toutes les créatures, en même temps que le sens de l’amour, se retournait sur elle-même. Elle se prenait à s’attaquer à sa nature intime, systématiquement, comme certains hommes se grisent, dans des circonstances analogues, verre à verre, malgré les dégoûts, et pour ainsi dire par devoir. Elle commença de manifester, dans l’ordinaire de la vie, de singuliers phénomènes de gaieté nerveuse. Elle qui, jusque-là, détestait les conversations légères, elle affecta de tenir des discours remplis des plus directes allusions aux choses de l’amour. Elle fit venir, pour les avoir sur sa table, les ouvrages dont elle avait entendu parler ces dernières années, comme étant les plus audacieux. Elle fut saisie comme d’une furie de plaisir, et, chaque soir, c’était une partie de théâtre où elle entraînait Alfred, et elle parlait de ses intentions de retourner dans leur monde, et elle s’occupait avec une activité surprenante du déguisement qu’elle porterait à un bal costumé chez les Malhoure, ce bal pour lequel Armand avait dû lui choisir une toilette. Sa voix était comme montée d’un ton, elle riait d’un rire plus sonore, et, à chacune des démonstrations de cette douloureuse gaieté, Alfred se sentait malgré lui envahir par une inquiétude indéfinissable, tant elle avait dans les yeux cet éclat extraordinaire, dans les gestes ces saccades nerveuses, dans la parole ces brusqueries qui font craindre que la femme capable de regarder, de gesticuler, de causer ainsi, ne soit subitement prise d’un accès de démence et qu’elle ne commette une action extravagante et irréparable. Elle fut plus étrange encore au matin du jour où elle devait se rendre à ce bal des Malhoure. C’était, depuis sa brouille avec Armand, la première fois qu’elle allait dans une soirée. Elle ne descendit pas pour le déjeuner. Alfred, assis à la table carrée, avec le couvert de sa femme mis en face de lui et son fils à sa droite, mangeait sans parler, en proie à la détresse grandissante que lui infligeait la douloureuse bizarrerie des allures d’Hélène. Cette dernière ne semblait plus se douter de l’existence du petit garçon : « Bonjour, mon enfant… Bonsoir, mon enfant… » et c’était presque tout. Elle, mère si tendre d’habitude, on eût dit que l’instinct maternel était paralysé en elle, et c’était momentanément vrai. L’idée fixe produit sur le cœur le même effet qu’un point brillant et immobile sur nos yeux, elle hypnotise l’être qu’elle domine et circonscrit sa sensibilité à un tout petit cercle de sensations. Il était impossible à la malheureuse femme de sentir quoi que ce fût au sujet de son fils, parce qu’il lui était, dans son état d’aliénation lucide, impossible de sentir la réalité de l’existence de ce fils. Le petit garçon était hissé sur sa chaise haute, ce matin-là, ayant sur son visage cette expression à la fois triste et désorientée d’un enfant qui souffre et qui ne comprend pas pourquoi il souffre. Une profondeur d’indéfinie douleur était dans ses yeux, et rien qu’à voir comme il mangeait, du bout des dents, son père se rendait compte qu’une peine cachée tourmentait cette tête bouclée, et il lui dit : — « Est-ce que tu n’as pas été sage, ce matin, que tu es si triste ? » — « Si, j’ai été très sage, » fit Henri, et il se tut ; puis subitement : « Papa, qu’est-ce que c’est qu’un préjudice ? » — « C’est un tort que l’on fait à quelqu’un injustement. Mais pourquoi me demandes-tu cela ? » — « Parce que Miette a dit l’autre jour qu’on avait porté préjudice à son cousin auprès de leur oncle. » Ce mot entendu pour la première fois, et à demi compris, avait frappé son imagination d’enfant, et il continua : « Est-ce qu’on pourrait me porter préjudice auprès de toi ou auprès de maman ? » — « Quelles idées vas-tu te mettre dans l’esprit ? » répliqua le père. Il venait de sentir que son fils lui-même s’apercevait du changement d'humeur de sa mère. Il le regarda, et il ressentit cette envie de pleurer qui saisit les hommes demeurés veufs en face de leur enfant orphelin, — pauvre petit qui a perdu les plus grands des biens d’ici-bas, qui ne le soupçonne point, et qui, cependant, pressent et devine l’irrémédiable infortune. Le père et le fils gardèrent le silence, et voici que, par la porte de la salle à manger demeurée ouverte, une voix arriva, celle d’Hélène qui achevait de donner un ordre à une ouvrière : « Pour neuf heures alors, bien exactement… » Elle s’occupait de sa toilette de bal. Elle n’était pas là où son regard, où son sourire auraient mis un tel rayon de joie, et Alfred songea au désastre à la fois incompréhensible et invincible qui les avait tous amenés là, lui, leur fils et elle, — elle surtout. Mon Dieu ! qu’avait-elle ? Il y songeait encore, bien des heures plus tard, dans le coupé qui les emportait tous les deux vers la rue du Bac où demeuraient les Malhoure. Elle était dans le coin de la voiture, ses cheveux poudrés, deux mouches au coin de sa joue amincie et pâlie. Cette poudre et ces mouches, et le rien de noir qu'elle avait posé autour de ses yeux où éclatait la flamme de la fièvre, donnaient à sa beauté quelque chose de dangereux, d’inquiétant, de plus inaccessible que jamais à l’homme qui se tenait à côté d’elle et la regardait sans oser lui parler. Son cou sortait, mobile et gracieux, de la fourrure qui cachait son déguisement de bouquetière Louis XV. Elle avait des bas de soie rose, des souliers de satin rose, une jupe à fleurs, et, dans son âme, ce mortel mélange de frénésie et de désespoir d’une femme qui se perdrait avec délices, pour rien, pour être perdue et que ce fût à jamais ! Elle regardait, à travers les fenêtres du coupé dont elle avait baissé la vitre pour aspirer un peu de l’air vif de la nuit, les maisons défiler, et le tableau de Paris après le travail du jour. Aux rez-de-chaussée, les boutiques flamboyaient. Des cafés ouvraient leurs portes à des consommateurs. Le vent faisait courir un frisson sur des flammes de gaz qui dessinaient des annonces de théâtres. Le long des boulevards, comme sur l’avenue de l’Opéra, comme dans la rue des Tuileries, une foule remuait. Que cherchait cette foule ? Le plaisir, et rien que le plaisir. Elle avait, elle, poursuivi un idéal qui s’était trouvé si menteur ! Il était temps de vivre comme les autres. L’amusement d’une femme, c'est la coquetterie, c’est les intrigues. Elle serait coquette. Elle aurait des amants. Oui, des amants. Elle se répétait ces mots en pensée avec une fureur singulière, car le visage de l’homme qu’elle avait aimé venait de reparaître devant sa mémoire, et avec lui la palpitation du cœur avait recommencé, insoutenable. Ah ! entre ce visage et elle, entre ce souvenir et son cœur elle mettrait d’autres visages, d’autres souvenirs ! Comme il s’était joué d’elle, cependant !… Elle sentait pour lui, maintenant, à certaines minutes, une véritable haine. Par une espèce de cristallisation à rebours, elle multipliait autour de l’idée d’Armand qu’elle portait dans son esprit, les raisons de rancune, et elle le calomniait, pour elle-même, avec acharnement. Est-ce que toute sa conduite avec elle ne portait pas la marque d'un calcul abominable et quotidien ? Quand il l’avait suppliée de lui appartenir, sous le prétexte qu’il ne croirait pas à son amour sans cette preuve, c’est qu’il ne voulait pas échouer où un autre avait réussi. Était-ce vrai seulement qu’Alfred fût jaloux ? C’était là sans doute un prétexte inventé pour la rupture. Et ce nom de Varades, l’avait-il assez gardé en lui pour ne le jeter à la face de sa maîtresse qu’au dernier moment et sans lui laisser le loisir de se justifier. Elle aurait dû parler, chercher d’anciennes lettres, trouver quelque témoignage… Pourquoi faire ? Est-ce qu'il l’aurait crue une seconde ? Et se meurtrissant de nouveau à cette pointe empoisonnée de l’injustice, elle détestait tous les hommes dans cet homme, elle enviait celles qui se jouent de cette race odieuse, les coquines qui prennent les devants dans ce duel de la défiance et qui trahissent les premières. Comme elle aurait voulu être une d’elles, avoir réellement eu dix aventures avant celle d’Armand et pouvoir le lui dire, et s’avilir, et l’avilir, et tout souiller en elle, autour d’elle, et son âme et son corps, d’une souillure qu’aucune eau ne laverait !… Elle subissait dans cette voiture une de ces tempêtes de sentiments comme il lui en fallait traverser plusieurs le jour et surtout la nuit, — car elle n’avait pas dormi deux heures sur vingt-quatre durant ces trois semaines. C’était comme une marée d’amertume qui montait en elle, et le tournoiement de ses idées se faisait si rapide que toute notion des choses ambiantes s’effaçait de sa conscience ; et elle ne sortait de ce songe que si un détail inévitable la forçait d’agir, comme à l’arrêt du coupé la main d’Alfred lui secouant le bras et sa voix lui disant : « Nous sommes arrivés. » La stupeur du sursaut d’un réveil passa dans ses yeux, et elle reconnut la porte des Malhoure. La maison était au fond d’une cour, un de ces anciens hôtels comme il s’en trouve encore dans cette partie du faubourg Saint-Germain, avec des échappées par derrière sur de vastes étendues de jardin, tandis que, par devant, c'est la rue étroite, populeuse, bruyante. L’hôtel était loué par étages, et les Malhoure occupaient le second. Les hautes fenêtres brillaient derrière leurs stores à moitié baissés, et les ombres des couples s’y dessinaient en silhouettes mouvantes, noires sur les vitres lumineuses. Le père Malhoure, comme on l’appelait familièrement, était un professeur de l’École polytechnique, membre de l’Institut et assez riche du fait de son père, le célèbre inventeur. Il avait trois filles à marier et recevait tous les mercredis. Deux fois par an il donnait une sauterie costumée. Ces soirs-là c’était un branle-bas général dans l’appartement. Toutes les chambres étaient livrées à la fête, même le cabinet de travail du savant, et, quoique ce fussent des pièces hautes et larges, elles suffisaient à peine au nombre des invités.