Varades s’était dit la veille, pour expliquer sa coquetterie au bal des Malhoure : « Elle veut rendre quelqu’un jaloux. » Puis il n’avait trouvé personne qui eût auprès d'elle une physionomie d’amant blessé. Dans le demi-jour du petit salon, il se disait : « C’est elle qui est jalouse et qui a envie de se venger… » Et insensiblement il faisait glisser la conversation sur la même pente que la veille, il lui parlait de nouveau de ses désespoirs et de ses mélancolies. Elle l’écoutait sans presque lui répondre, avec l’idée de l’indignation qu’éprouverait Armand malgré tout, s’il la voyait à cette minute. Varades, cependant, se raisonnait : « Qu’est-ce que je risque ? D’être mis à la porte, encore une fois, comme à Bourges ?… » — Et décidé à profiter du trouble où il la voyait, il se leva pour venir s'asseoir sur la chaise longue, à côté d’elle, en lui disant : — « Ah ! je vous ai bien aimée !… » Elle se tourna vers lui avec cette expression de délire, qu’il prenait pour la rage d’un dépit, et il la saisit dans ses bras. Fut-ce la sorte d’aberration momentanée qui nous fait accomplir à de certaines minutes des actes où, plus tard, nous ne nous reconnaissons pas ? Fut-ce la domination d’une volonté froide et fixe sur une volonté malade ? Pour quelle part entra dans cette faiblesse la frénésie de l'abaissement, la folie de sa propre perte qui avait hanté cette pauvre âme, la veille encore ? Toujours est-il qu’elle ne se défendit pas contre l’étreinte du jeune homme. Il fut plus hardi et elle lui appartint complètement. Oui, dans ce même salon où elle avait eu horreur jadis de se donner à celui qu'elle aimait, hélas ! elle se laissa prendre par celui qu’elle n’aimait pas, et ce dernier fut à la fois stupéfié de l’aisance de sa victoire et de l’insensibilité de cadavre rencontrée chez cette maîtresse inattendue, à laquelle il ne pensait même pas vingt-quatre heures auparavant… … Varades était parti depuis longtemps, le soir tombait. Hélène restait toujours à la même place, assise sur le même coin de chaise longue, comme morte. L’énormité de l’événement qui venait de s’accomplir avait soudain dissipé l’hallucination dans laquelle la douleur la faisait vivre depuis ces quelques semaines. Hé quoi ! elle était la maîtresse de M. de Varades, elle, Hélène Chazel !… Non, ce n’était pas vrai, puisqu’elle aimait Armand !… Où était-elle ?… Qu’avait-elle fait ?… Poussée par quelle folie ?… Et à travers la suprême horreur qui s’empara d’elle à se retrouver vivante et que tout fût vrai, une idée subite lui monta dans l’esprit, celle de revoir Armand. Pourquoi ? Elle n’eût pas pu le dire précisément, mais ce désir venait de fondre sur elle, irrésistible ; elle sentait qu’il fallait que ce fût, et non pas demain, non pas ce soir, — tout de suite. Il fallait qu’elle lui parlât, dût-elle s’enfuir de sa maison pour le retrouver où il serait. Mais à tout prix, elle le verrait. Était-il revenu à Paris ? Elle allait bien le savoir. En dix minutes elle eut passé une robe de ville, un chapeau, demandé un fiacre, et grelottante de fièvre, dans un coin de ce fiacre, — comme tout était changé depuis le jour où une voiture semblable l’emportait à son rendez-vous ! — elle se dirigeait vers la rue Lincoln. Le fiacre s’en allait pesamment le long des rues, et, à chaque minute, Hélène se disait : « Vais-je le revoir ? » Elle regardait maintenant en face l’idée irrésistible dont la seule apparition l’avait précipitée à chercher Armand tout de suite, à peine au sortir de son horrible délire. Il fallait qu’elle pût crier à cet homme qu'il l’avait perdue. Oui, il le fallait, et qu’il la crût enfin et qu’il comprit l’infamie de sa conduite. Elle dirait à son ancien amant : « Je suis la maîtresse de M. de Varades, et c’est vous qui en êtes la cause, vous, votre injustice et votre abandon… » Et comment cet homme ferait-il pour ne pas la croire quand elle lui dirait ensuite : « Avant de vous connaître, j'étais pure… » Cette preuve indiscutable de la vérité de son sentiment, cette preuve tant désirée, elle la tenait, elle ne la lâcherait pas. Sa sincérité présente ne serait-elle pas la garantie de sa sincérité passée ? Si elle avouait la faute d’aujourd’hui, quel motif de pudeur, d’hypocrisie ou d’intérêt pouvait lui faire nier celle d’hier ? Cet étrange raisonnement lui paraissait emporter avec lui une sorte d’évidence à laquelle Armand n’échapperait pas. Il la croirait donc, et ce serait là sa vengeance. « Mais comment me recevra-t-il ? Et que m’importe ? Je lui cracherai à la face ma misère et ma honte, et qu’il en est responsable… » Son âme malade trouvait dans l’audace de ce projet une détente. Elle haïssait Armand à cette heure, elle tremblait qu’il ne fût absent, qu’il ne lui échappât. « Plus vite, » dit-elle au cocher à diverses reprises. Arriverait-elle jamais assez tôt ? Elle reconnaissait les moindres détails du chemin, — ce chemin parcouru, avec quelle allégresse du cœur la dernière fois qu’elle s’était rendue chez lui ! Et la scène qu’elle avait dû subir se représentait à son esprit, plus vive et plus affreuse encore. Durant cette scène l’indignation l’avait étouffée. Elle n’avait rien eu à répondre. Il ne l’aurait pas crue alors, mais maintenant, il la croirait. Elle lui montrerait ce qu’avait été le drame de son existence depuis des mois. Elle mettrait enfin à nu toutes les plaies cachées de son cœur. Elle lui ferait toucher du doigt cette œuvre de mort accomplie par lui, et elle s’en irait, lui laissant du moins, s’il avait quelque honneur encore, ce remords hideux, cette flèche empoisonnée dans la conscience. Puis elle pensait : « Dans quel état le trouverai-je ? Qu’a-t-il fait depuis notre rupture ?… » Enfin la voiture s’arrêta au coin de la rue Lincoln et des ChampsÉlysées. En deux minutes, Hélène avait gagné la porte de la maison d’Armand. Comme sa voix tremblait en demandant au concierge : « M. de Querne est-il chez lui ? » Comme la réponse affirmative la bouleversa tout entière, quoi qu'elle en eût ! Elle hésita, malgré la résolution prise, une seconde, puis elle gravit l’escalier d’un pas délibéré. Sa main pressa le timbre sans hésitation. Le pas du domestique se fit entendre. La porte s’ouvrit. Il n’y avait plus moyen de reculer. Qu’avait fait Armand durant cette période où elle agonisait de désespoir ? Si elle l’avait su, même devant cette porte ouverte, peut-être le dégoût l’aurait-il retenue et tirée en arrière. Elle aurait fui avec horreur le seuil de cet appartement où elle venait défendre non pas sa personne, non pas son bonheur, mais la vérité de son amour ancien, comme on défend la mémoire d’un mort. Dans son billet à Chazel, le jeune homme n’avait pas menti. Un voyage de dix jours l’avait conduit dans une propriété qu’il possédait près de Nantes, — la famille de Querne était originaire de cette ville, — et il y était demeuré à régler quelques affaires de fermages. Puis il était revenu à Paris, persuadé que la rupture était définitive, puisque Hélène n’avait, durant ces dix jours, hasardé aucune tentative de rapprochement. Par une contradiction de sa nature, trop habituelle chez lui pour qu’il s’en étonnât, ces premiers moments avaient été mélancoliques. Il était de ceux qui s’attendrissent sur le souvenir après être demeurés presque indifférents à la réalité, de ceux qui deviennent amoureux des femmes qu’ils abandonnent, comme ils regrettent les endroits où ils s’ennuyaient lorsqu’ils y vivaient, — race inquiète qui ne connaît du présent que ses lassitudes et pour qui le passé revêt un charme unique et attendrissant, de cela seul qu’il est le passé ! Armand n’avait jamais aimé la pauvre Hélène ; il s’applaudissait de leur rupture comme d’une action à la fois très raisonnable, eu égard à ses propres intérêts, et profondément digne, puisqu’il répondait à la générosité d'Alfred par une générosité pareille ; mais ni la raison d’intérêt ni celle de dignité n'empêchaient qu’il ne pensât, avec une émotion pénible, à cette maitresse délicate et si douce, qui, au demeurant, ne lui avait jamais menti que pour lui plaire davantage. Certes, il doutait moins que jamais qu’elle n’eût eu, à Bourges, cette première intrigue avec Varades dont lui avait parlé Lucien Rieume. Quel indice plus évident que la manière dont elle avait accueilli cette accusation ? Tout de suite elle avait baissé la tête, et elle s’était comme effondrée sous l’outrage. Mais eut-il eu deux, trois, quatre prédécesseurs, de quel droit se fût-il indigné contre elle ? N’avaitelle pas, durant leur liaison, déployé toute la loyauté dont sont capables ces sortes d’amours ? Avait-elle eu, avec qui que ce fût, même un passage de coquetterie ? L’avait-elle rendu jaloux, fût-ce une heure, de cette jalousie que les femmes du monde, plus coquines en cela que les coquines, n’hésitent pas à infliger à un amant, pour le plus futile motif de vanité, pour plaire à un personnage célèbre, ou simplement attirer un homme qu’une autre femme a distingué ? Non. Hélène avait été parfaite avec lui. Cette constatation lui plaisait à la fois et le tourmentait, car, si elle flattait son amour-propre, elle lui rendait aussi plus présent le charme évanoui de cet amour, dont il n’avait pas su jouir alors qu’il en redoutait les obligations. Mais, plus que cette gracieuse tendresse, ce qu’il regrettait d’Hélène, c'était sa personne physique. Depuis qu’il était devenu son amant, il lui était resté, contre tous ses principes, entièrement fidèle, et cette fidélité redoublait en lui la précision de la mémoire des sens. Il revoyait en pensée la chambre à coucher de la rue de Stockholm, et sur l'oreiller cette tête fine, avec ses yeux chargés d’une mystérieuse volupté. De menus détails à peine observés lui revenaient : une certaine façon qu’elle avait de pencher sur lui son joli visage, l’arome qui flottait autour de ses baisers et leur saveur spéciale. Une nostalgie le saisissait alors, contre laquelle il employa l'infaillible remède dont il était coutumier. Son premier soin, aussitôt revenu à Paris, fut de se plonger dans un libertinage continu et systématique. Il lui fallait mettre, entre Hélène et lui, des formes de corps qui pussent donner à ses sens une pâture de beauté, des gorges à y mouler des coupes, des chutes d’épaules dignes des statues, des hanches souples, des jambes fines et d’habiles caresses. Ces instruments d’oubli abondent dans les hautes maisons de plaisir. Le jeune homme en usa, cette fois comme les autres, jusqu’à l’abus, si bien qu’à l’heure où Hélène sonnait à la porte de la rue Lincoln, elle lui était devenue presque aussi étrangère que s’il ne l’avait jamais connue. Il feuilletait un livre, couché plutôt qu’assis sur un fauteuil, et il attendait l’instant de s’habiller, afin de rejoindre au cercle quelques compagnons de dîner. Il se trouvait dans cet état de lassitude heureuse que le plaisir sans cœur procure toujours aux hommes assez sages pour ne demander à la femme que la jouissance d’une beauté palpable. Hélène et cette aventure de ces derniers mois reculaient pour lui vers un lointain que chaque jour rendrait plus inaccessible. C’était un chapitre à joindre aux autres dans ce triste roman de galanterie à travers lequel sa sensibilité s’était usée sans se dépenser. Déjà, en y songeant, il ne sentait plus en son cœur qu’un point malade. Il souffrait d’avoir à ce degré méconnu Chazel, mais une satisfaction de conscience adoucissait cette souffrance. N’avait-il pas immolé à la confiance de son ami, et sans hésiter, tous les plaisirs que pouvait encore lui procurer sa liaison ? Aussi éprouva-t-il la plus désagréable des surprises lorsque, son domestique lui ayant annoncé qu’une dame demandait à lui parler, il vit entrer Hélène. Elle ne s’était pas donné la peine de mettre un voile. Il aperçut du coup son visage amaigri, ses yeux cernés, son regard brillant et fixe, sa bouche amère. Machinalement il poussa vers elle un fauteuil, qu’elle refusa : — « Ce n’est pas la peine, » fit-elle, « ce que j’ai à vous dire ne sera pas bien long… Je ne vous prendrai pas beaucoup de temps… » — « Allons, » songea-t-il, « encore une scène… Ce sera la dernière… » L’absence complète de désirs physiques, résultat de ses débauches des derniers jours, le rendait singulièrement dur et sec. Il songea qu’il était un grand maladroit de ne pas avoir condamné sa porte et il décida aussitôt de n’entrer dans aucune explication et d’employer la politesse la plus banale comme bâton de longueur. — Il lui dit, comme s’il n’y eût jamais eu entre eux que des relations les plus officielles : « Je suis tout confus, j’aurais dû aller vous voir dès mon retour, et puis vingt misérables détails m’ont retenu… Vous savez, à la veille d’un départ… Je compte être à Londres vers la fin du mois… » — « Ne vous mettez pas en frais d’excuses, » interrompit Hélène qui haussa les épaules, « à quoi bon ? Pourquoi seriez-vous venu ? Pour ne pas me compromettre ? Je vous dispense de cette délicatesse… Pour me répéter que vous ne m’aimez pas, que vous ne m’avez jamais aimée, et me regarder souffrir ? Vous n’êtes pas un monstre… Tout ce que vous aviez à me dire, vous me l’avez dit. N’ayez pas peur, » ajouta-t-elle avec un sourire énervé, « ce n’est pas pour reprendre notre conversation de l’autre jour que je suis ici… » Elle s’arrêta comme si les mots qu’elle allait prononcer lui brûlaient déjà les lèvres, ces lèvres desséchées par tant de nuits fiévreuses. Elle avait parlé d’un ton si âpre et si sérieux en même temps, que le jeune homme en ressentit une angoisse. En la revoyant, il s’était attendu à une scène de supplication, à l'ardent appel d’une maîtresse abandonnée qui implore une journée seulement de l’ancien bonheur, et la solennité de l'accent d’Hélène annonçait une révélation sans prière, sans espérance, d’une nouvelle qui lui paraissait à elle d’une importance tragique. Allait-elle lui dire qu’elle était enceinte ? Ou bien, dans une heure d'égarement, avait-elle tout dit à son mari ? Elle se taisait, ce fut à son tour d’être impatient. — « Parlez, » fit-il, « je vous écoute. » — « Dans cette dernière conversation, qu’encore une fois je ne veux pas reprendre, » continua-t-elle, « vous m’avez dit que vous connaissiez ma vie. Vous avez même précisé en prononçant un nom, celui de M. de Varades… Vous avez prétendu que cet homme avait été mon amant. » — « Je vous ai dit qu’on me l’avait dit, » souligna-t-il. — « Et que vous le croyiez ? » interrogea-t-elle. — « Comme on croit ces choses-là, » repritil ; « vous m’avez mal compris ou je me suis mal expliqué, bien mal, » et il pensait : « Elle va me tirer de sa poche quelque lettre attestant le profond respect du Varades… » Il se souvint d’avoir écrit à d’anciennes maîtresses des lettres pareilles, pour être montrées à qui de droit. « La sotte discussion, » soupira-t-il tout bas, « mais comment l’éviter ?… » — « Hé bien, » répliqua-t-elle avec une énergie singulière, «si l’on vous dit cela maintenant, vous pourrez le croire et répondre que vous le savez d’une source certaine… » Et le regardant d’un air de triomphe à la fois et de désespoir, elle ajouta : « Je suis la maîtresse de M. de Varades, entendez-vous ?… » Et elle répéta : « Je suis la maîtresse de M. de Varades… » Armand l'écoutait dire et redire cette phrase où elle se déshonorait elle-même, et ce fut en lui une impression plus pénible que douloureuse. Cela lui apparut comme quelque chose d’insensé tout ensemble et de lamentable qu’elle vînt lui raconter ainsi la reprise de ses amours avec son premier amant, — poussée par quel appétit malsain de drame et d’émotion ? D’autre part, il n’avait pas eu, à l’époque de ses premiers soupçons, une assurance absolue, indiscutable, sur le caractère coupable des rapports d’Hélène et de Varades, et elle venait se dénoncer à lui, maintenant, d’une façon si brutale qu’il ne put se défendre d’une crispation de basse jalousie ; il répondit avec une brusquerie involontaire : — « Vous êtes parfaitement libre, qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse ?… à moins, » ajouta-t-il avec cruauté, « que je ne puisse vous être utile ?… » — « Ne faites pas d’esprit, » reprit-elle avec plus de violence encore, « vous me devez de m’écouter, c’est bien le moins qu’on écoute une femme qu’on a perdue… Car vous m’avez perdue… Oui, c’est vous, et je veux que vous le sachiez. Ah ! vous avez cru que je mentais, que je me parais pour vous plaire, quand je vous disais que je n’avais jamais eu d’amant avant vous ; me croirez-vous maintenant que je vous dis dans la même phrase que je suis la maîtresse de M. de Varades aujourd’hui et que je ne l’ai pas été autrefois ?… Je l’ai retrouvé, je me suis donnée à lui… Ne me demandez pas pourquoi, mais c’est fait… Vous voyez que je ne cherche pas à jouer de rôle, que je n’ai pas peur de votre mépris, que je ne viens pas renouer avec vous… mais aussi vrai que j'ai tout avili, tout souillé en moi, — quand je me suis donnée à vous, j'étais si pure ! Je n’avais rien, rien sur ma conscience !… Je m’étais gardée pour vous uniquement, comme si j’avais su que je devais vous rencontrer un jour !… Ah ! C’est cela que je veux que vous sachiez… Une femme qui s’accuse comme je fais n’a plus rien à ménager, n’est-ce pas ? Pourquoi vous mentirais-je maintenant ? Dites, pourquoi?...