I
IL’automobile de la princesse Falnerra montait lentement la côte qui s’allongeait entre les hêtres magnifiques, dorés par le soleil de juillet. Le petit prince Salvatore avait recommandé : « Surtout, allez doucement, Barduccio ! » Et, penché à la portière, il regardait les superbes futaies avec un vibrant intérêt qui se reflétait dans ses yeux, des yeux admirables, d’un brun chaud que traversaient de vives lueurs d’or.
C’était un garçonnet d’une dizaine d’années, mince, élancé, au fin visage mat, aux cheveux bruns formant des boucles épaisses et soyeuses. Près de lui se tenait assise la princesse Teresa, sa mère, dont le jeune et frais visage de blonde ne perdait rien au voisinage du long voile de grenadine et du bandeau blanc des veuves. La princesse Falnerra, née Thérèse de Montendry, était de par sa naissance, et plus encore par son mariage, une fort grande dame. Mais il n’existait chez elle aucune morgue et son extrême bienveillance, sa grâce un peu indolente, mais toujours prête à l’accueil aimable, faisaient invariablement dire :
– Quelle femme charmante !
La vue de la forêt traversée par l’automobile semblait l’intéresser médiocrement. Toute son attention restait concentrée sur son fils. Salvatore était l’idole de cette jeune femme restée veuve à trente ans, après avoir patiemment supporté jusque-là le caractère difficile et autoritaire du prince Marino, son mari. Elle était aux pieds de ce petit être séduisant et volontaire, doué d’une rare intelligence et d’un cœur généreux, aimant, déjà chevaleresque, dont tous les désirs étaient accomplis sans qu’il eût presque le temps de les exprimer.
Ainsi, aujourd’hui, avait-il voulu faire cette promenade dans la forêt de Soreix, qu’il avait entendu vanter. La mère et le fils étaient donc partis dès le matin de La Bourboule, où la princesse faisait en ce moment une saison, et, ayant déjeuné en route, ils se trouvaient au début de l’après-midi sous les puissantes frondaisons des hêtres dont Salvatore admirait tant la beauté, en précoce artiste qu’il était.
La princesse, ayant consulté sa montre, le prévint :
– Nous ne pourrons plus aller bien loin maintenant, mon chéri. Dans une demi-heure, une heure au plus, il faudra prendre le chemin du retour pour être à La Bourboule vers huit heures.
– Oh ! maman, que ce doit être beau l’automne ici ! Nous y reviendrons l’année prochaine ?
– Si tu veux, mon Salvatore... Mais je crois qu’il serait bon de dire à Barduccio d’aller un peu plus vite maintenant.
L’enfant eut un geste affirmatif et donna un ordre dans le porte-voix. Puis il se remit à contempler les futaies caressées de soleil qui, un peu plus vivement, défilaient sous ses yeux.
Pendant un quart d’heure, la voiture roula ainsi, le long de la route forestière qui, maintenant, ne montait plus. Au bord du chemin, de temps à autre, des roches volcaniques se dressaient, noires et striées d’étroites coulées fauves. L’une d’elles, très haute, ne semblait pas avoir des assises fort solides, car elle vacillait quelque peu au passage des voitures. Mais elle était ainsi depuis des siècles, et les ingénieurs des ponts et chaussées avaient toujours déclaré qu’elle ne présentait aucun danger.
Or, cet après-midi-là, comme l’automobile de la princesse Falnerra arrivait à quelques pas d’elle, la roche branlante se pencha, s’affaissa brusquement... Le chauffeur n’eut même pas le temps de freiner. Violemment, la lourde voiture heurtait l’obstacle et se renversait contre les arbres bordant la route.
Il y eut des cris de terreur... puis ce fut le silence.
Au bout de quelques minutes, une pâle tête d’homme émergea entre deux troncs d’arbres. Des yeux noirs, durs et inquiets, considérèrent un moment la voiture abattue. Puis l’être à qui appartenaient cette tête et ces yeux commença de ramper sur le sol, en direction du lieu de l’accident.
Mais presque aussitôt, un juron s’échappa de ses lèvres...
Un aboiement de chien, un bruit de pas précipités, se faisaient entendre dans la partie du bois qui se trouvait de l’autre côté de la route. Alors l’homme se leva et détala prestement vers la profondeur de la forêt.
Quelques instants plus tard, un chien de chasse apparaissait, précédant un grand et robuste jeune homme au teint brun, aux cheveux fauves, qui tenait un livre à la main.
À la vue de l’automobile renversée, l’arrivant s’exclama :
– Un accident !... Ah ! les malheureux !
Il s’approcha et vit que le chauffeur, étourdi pendant quelques secondes par le choc, reprenait déjà ses sens. L’homme était tombé sur le valet de pied. Le jeune inconnu l’aida à se soulever, à sortir de la voiture. Puis il se pencha pour regarder le valet. Celui-ci restait immobile, et le sang coulait abondamment de son front qui avait été violemment projeté contre un tronc d’arbre.
– Aidez-moi à le retirer de là ! dit le jeune homme au chauffeur.
Celui-ci objecta :
– Il y a Madame la princesse et le petit prince dans la voiture. Il faudrait voir tout de suite...
– Sortons d’abord de là ce malheureux garçon. À nous deux, ce sera fait en un instant.
Quand le valet fut étendu au bord de la route, les deux hommes ouvrirent la portière de la voiture renversée. Le petit prince était tombé sur sa mère. Il se trouvait évanoui, mais, au premier abord, ne paraissait pas blessé. La princesse, par contre, avait le visage couvert de sang.
L’inconnu et le chauffeur enlevèrent l’enfant et le posèrent sur le sol. Puis tous deux s’occupèrent de faire sortir la jeune femme de la voiture. Ce fut chose plus longue ; mais enfin elle s’accomplit et, bientôt, la blessée fut étendue à quelques pas du valet. Alors le jeune étranger s’occupa, fort adroitement, de leur poser un pansement provisoire. Pendant ce temps, le chauffeur faisait rapidement revenir à lui son petit maître. L’enfant avait été seulement étourdi par la commotion. Il ouvrit bientôt les yeux et, voyant le chauffeur penché vers lui, demanda presque aussitôt :
– Qu’y a-t-il, Barduccio ?
– Un petit accident, Altesse... La voiture a buté sur un obstacle... Mais Votre Altesse n’est pas blessée...
– Et maman ?
Salvatore se soulevait, jetait un regard inquiet autour de lui... Il aperçut la princesse étendue un peu plus loin, le visage sanglant. Un cri d’angoisse jaillit de ses lèvres. Avant que Barduccio eût pu essayer de l’en empêcher, il se mettait debout et s’élançait vers la forme inanimée.
– Maman ! Maman !
Il s’agenouillait, penchait vers elle son fin visage altéré. L’inconnu dit d’un ton encourageant :
– Ne vous tourmentez pas trop, mon cher enfant. Je crois que Madame votre mère a été blessée par des éclats de vitre, mais sans gravité. Il n’en est pas de même pour ce pauvre homme. Je crains fort qu’il ait une fracture du crâne.
Tout en parlant, il commençait de b****r avec un mouchoir la joue de la princesse, qui paraissait très fortement entaillée. Salvatore l’aidait avec beaucoup d’adresse, en maîtrisant énergiquement son émotion. Quand ce fut fait, l’inconnu se releva et se tourna vers le chauffeur qui considérait avec consternation son compagnon étendu sans mouvement, le visage livide, le front ceint d’un bandage improvisé qui déjà apparaissait tout sanglant.
– Je vais aller chercher du secours pour emmener les deux blessés chez mon oncle, au château de la Roche-Soreix. C’est l’habitation la plus proche et ils y trouveront les soins nécessaires... Vous, demeurez ici jusqu’à mon retour.
Puis s’adressant à Salvatore, le jeune homme ajouta :
– Vous allez venir avec moi, mon enfant.
Mais le petit prince secoua négativement la tête.
– Non, merci, monsieur ; je resterai près de ma mère jusqu’à ce qu’on vienne la chercher.
L’inconnu enveloppa d’un regard intéressé la charmante physionomie très résolue.
– Soit, comme vous le voudrez. D’ailleurs je n’en ai pas pour très longtemps. La Roche-Soreix est à vingt minutes d’ici, en marchant bon pas, comme je vais le faire... À tout à l’heure, mon cher enfant... et ne vous inquiétez pas trop.
Le garçonnet, d’un geste spontané, lui tendit sa fine petite main de patricien.
– À tout à l’heure, monsieur. Le prince Falnerra vous sera toujours reconnaissant de l’aide que vous apportez à sa mère et à lui.
Ceci fut dit avec une instinctive noblesse et une grâce frappante qui déjà faisaient de ce jeune être une personnalité très à part.
En s’éloignant sous les hautes futaies entre lesquelles se glissaient de longues coulées lumineuses, l’inconnu se murmurait à lui-même : « Le prince Falnerra... Eh ! c’est là une des plus vieilles et des plus puissantes familles de l’aristocratie romaine ! Il est charmant, cet enfant, et il aurait été bien dommage qu’il fût endommagé par ce terrible accident ! »