Chapitre 5

904 Words
5En principe, le samedi matin était un moment calme à la rédaction de La Gazette, rue des Savoises. Pendant le week-end, la journée commençait plus tard qu’en semaine. Les journalistes arrivaient autour de quatorze heures, certains un peu avant midi selon la somme de travail en retard… Le dimanche précédent, il avait fallu battre le rappel de tout le monde à la suite d’un important hold-up au siège genevois de l’UBS. Alix Beauchamps, responsable des faits divers au sein de la rubrique locale, avait été «sur le pont» jusque tard dans la soirée pour couvrir aussi largement que possible ce qui semblait bien se profiler comme le «hold-up du siècle». La nouvelle s’était confirmée en début de semaine, lorsque la banque annonça le bilan définitif: 31,1 millions de francs suisses en devises étrangères avaient bel et bien disparu des coffres. Une affaire sur laquelle Alix travaillerait longtemps, si tant est que la police parvienne un jour à arrêter les auteurs du casse. Pour l’instant, seule une piste très vague était ébauchée, grâce à la description par un témoin d’une voiture stationnée dans la rue du Commerce à l’heure présumée des faits. Ce samedi promettait d’être calme, jusqu’à l’annonce, en fin de matinée, d’une tentative d’attentat au centre-ville. Les Galeries de Confédération-Centre étaient fermées depuis le matin à 10h, suite à la découverte d’un colis piégé devant la vitrine d’une agence de voyages. À nouveau, et comme elles en avaient la directive, les réceptionnistes avaient alerté Alix. La journaliste, elle, n’était pas du tout ravie de passer un samedi de plus à la rédaction. Elle s’apprêtait à vivre, enfin, un week-end en tête à tête avec Bruno. Depuis quelque temps, leur couple – elle n’était même pas sûre de pouvoir utiliser le terme – allait mal. Bruno fuyait. Alix souffrait. Depuis quand durait la romance? Alix n’aurait pu le dire. Elle avait rencontré Bruno quelques mois auparavant, comme on croise parfois un destin que l’on ferait mieux d’éviter. Après sa rupture avec Marc-André, elle n’avait plus envie de partager avec un homme cette intimité qui fait que l’on s’y attache en même temps qu’on se l’attache, cette fastidieuse découverte, cette nécessité d’apprendre l’autre, parfois dans la douleur en découvrant son passé, ses anciennes conquêtes… Alix avait pris en grippe le prénom de Carole, celui de l’ex-petite amie de Bruno, celle qu’il avait laissée à Paris, dans des circonstances qu’il n’avait jamais précisées. La raison de sa venue à Genève n’était pas plus claire. Son besoin d’aventures avait poussé Bruno aux quatre coins de France avant qu’il ne pose son sac, un matin d’été, au bord du lac Léman. Grattant une guitare dans les rues, il avait survécu quelque temps, jusqu’à sa rencontre avec Alix à une terrasse de la rue de la Fontaine. Ce fut un moment étrange, presque magique, auquel Alix aimait se raccrocher pour se persuader que seule la fatalité lui avait envoyé Bruno. D’abord, elle avait entendu sa voix. Rien que ça. À croire qu’il faisait exprès de se cacher derrière le réverbère à mesure qu’Alix bougeait pour le voir. Elle restait muette, ne disait rien. Question de fierté. Son cœur battait très fort. Pourquoi fallait-il absolument qu’elle découvre à qui appartenait cette voix? Il était là. Il arpentait la terrasse, sa guitare à la main. Alix avait eu un choc. Grand, maigre et maladroit, l’homme qu’elle apercevait enfin était le sosie de Marc-André. «C’est ça?» Déçue, Alix, très déçue. Elle aurait tant voulu qu’il soit différent. Petit et blond, pour changer… Bruno, ce n’était pas ça. Il n’avait pourtant rien de particulier… Si. Des yeux. Des yeux bruns, curieux et gentils. Peut-être aime-t-on toujours un peu l’ombre de celui qui n’est plus là… — Vous avez une voix superbe! Alix ne s’était jamais sentie aussi ridicule. Il avait posé sa guitare et fait le tour de la terrasse, chapeau à la main. Il s’était arrêté devant elle, les yeux ronds, et avait lancé, charmeur: — Je vous attendais depuis si longtemps. C’était déjà trop tard. À cette époque, Bruno allait bien. Ils avaient fait l’amour pendant des jours et des jours, ils avaient ri comme des enfants. Alix respirait, existait, elle aimait à nouveau son reflet dans le miroir, elle aimait plus encore ce désir qu’elle devinait dans les yeux de son nouvel amant. Bruno restait toujours très vague sur les personnes qu’il était venu rencontrer à Genève. Alix ne parvint jamais à en apprendre davantage. Malgré cela, c’était le bonheur. Il ne dura pas longtemps. Les vieux démons que Bruno avaient fuis en même temps que sa ville natale avaient fini par le rattraper. Alix avait mis des jours à comprendre. Quand elle avait vu clair, elle l’aimait déjà trop pour le quitter. Elle vivait depuis quelques mois au rythme des disparitions de Bruno, à celui de ses retours «cassé». Il avait recommencé à passer la nuit devant la télévision et à dormir toute la journée. Quand Alix rentrait, elle n’était jamais certaine de le trouver à la maison. C’était elle, bien sûr, qui faisait tourner le ménage. Là n’était pas le problème. Elle gagnait assez pour cela. Mais Bruno était comme une épine plantée dans son pied, une douleur qui était devenue une habitude. Elle ne parvenait pas à se défaire de cet homme, qui ne pourrait jamais lui offrir la vie dont elle rêvait. Elle voulait croire que ce n’était pas la crainte de la solitude qui la faisait agir de la sorte, mais se mentait à elle-même. Elle qui clamait toujours qu’il valait mieux être seule que mal accompagnée… Après maintes crises et esquisses de rupture, Bruno avait demandé pardon, une fois encore, et promis d’entreprendre une cure. Ils devaient justement en parler ce week-end. Pourtant, il n’était rentré qu’à l’aube. Le weekend avait mal commencé. Et ce n’était pas depuis son bureau qu’Alix réglerait ses problèmes. En allant à la rue des Savoises, elle entrait comme en conclave et savait qu’elle ne ferait rien tant que son travail ne serait pas terminé.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD