6Les deux premières allées de l’avenue Léon-Gaud, le 11 et le 15 (personne n’oserait habiter au 13), étaient à la charge de Consuela depuis une dizaine d’années. L’ancienne concierge, à la retraite depuis longtemps, était décédée là.
Le logement de fonction était installé en demi-sous-sol. On y accédait par l’entrée de l’immeuble grâce à une porte étroite ouvrant sur un escalier très raide. En bas, les deux pièces et la cuisine donnaient à hauteur de trottoir. Heureusement, un mètre de jardin et des grilles massives protégeaient l’intérieur des regards.
Cette situation semi-enterrée donnait à l’habitant une juste mesure de son statut social. Consuela s’en moquait et s’y était toujours trouvée bien. À présent que leur garçon volait de ses propres ailes, Marcello et elle avaient bien assez de place.
Appliquée dans son travail, elle était surtout attachée à ses «petites mamies». Plusieurs veuves habitaient dans les grands appartements de cette avenue bourgeoise. Encore tout auréolées de la gloire de leurs défunts époux – qui grand médecin, qui gros industriel, qui encore juge célèbre dans la République –, elles menaient une vie paisible dans une aisance suffisante pour sauver les apparences.
Dans cette partie du quartier située au bas de la route de Florissant, les habitants formaient une sorte de communauté. Beaucoup vivaient ici depuis quarante ou cinquante ans. Il n’était pas rare qu’on se salue ou qu’on échange quelques mots sur le temps qu’il faisait ou qui passait. Les commerçants connaissaient les habitudes de leurs clients.
Les magasins regroupés à la hauteur du 17 Florissant avaient évolué ou disparu au gré du temps et des modes commerciales. Autrefois, on pouvait faire toutes ses courses sur une distance de vingt mètres. De la boulangerie du haut (on disait «chez la grande»), on passait ensuite chez le laitier (remplacé plus tard par un marchand de vins), puis à la boucherie et jusqu’à l’épicerie du bas (qui avait fait place au début des années 70 à une teinturerie). Entre deux, la mercerie avait survécu longtemps avec ses milliers de tiroirs et ses bobines multicolores; aujourd’hui, l’ancienne propriétaire du commerce avait tourné la page de sa vie et un personnage qui disparaît, c’est tout un quartier qui prend un coup de vieux…
Le boucher italien était fidèle au poste. Arrivé noiraud il y a trente ans, il arborait aujourd’hui des cheveux poivre et sel. Sa femme et lui avaient construit leur vie et élevé leurs filles entre bifteck et émincé, sans jamais compter leurs heures. Certaines vieilles dames aimaient y passer chaque jour parce qu’on leur demandait de leurs nouvelles et qu’on y échangeait quelques potins.
La rue de Contamines était également très active. La Migros constituait un lieu de promenade privilégié pour bon nombre de retraités, presque un lieu social. La proximité du petit supermarché était précieuse pour ceux qui n’avaient plus la force d’aller très loin pour se ravitailler.
Consuela s’occupait de plusieurs d’entre eux, chez qui elle faisait aussi le ménage. À l’occasion, Marcello effectuait de menus bricolages. Le couple parvenait ainsi à mettre de l’argent de côté pour la maison qu’il se construisait en Italie, la patrie de Marcello où ils iraient vivre leurs vieux jours «comme des pachas» avait-il toujours dit. En attendant, Consuela dorlotait ses petites vieilles avec beaucoup d’affection.
Celle qui lui faisait le plus de peine était sans doute la locataire du 11, au quatrième étage. La pauvre n’avait jamais pu avoir d’enfant et avait perdu son mari. Comble de malchance, un grave accident de la circulation l’avait clouée dans un fauteuil il y a deux ans. Handicapée, elle n’avait pas voulu déménager pour autant, trop attachée sans doute à ses souvenirs. Elle avait fait modifier l’appartement afin de pouvoir y vivre dans sa chaise de façon autonome. Chaque semaine, une association pour handicapés l’emmenait en balade. Il fallait alors la porter de l’ascenseur au trottoir. Un jeune homme très costaud et dévoué se chargeait toujours de la tâche, affirmant qu’elle était légère comme une plume. Il savait si bien faire rire et rougir la vieille dame que Consuela l’avait pris en amitié. Était-il venu cette semaine? Hier peut-être, mais elle n’en était pas certaine.
Il fallait justement qu’elle aille relever la boîte aux lettres de madame Nerval. Après le dépôt du courrier, elles feraient ensemble, la liste des courses.
Consuela avait la clé de l’appartement. Cela évitait à Esther de se déplacer pour ouvrir. La concierge sonnait, puis, au signal, entrait. C’était convenu. En arrivant sur le palier du quatrième, Consuela appuya sur la sonnette. Elle n’entendit pas l’habituel «Entrez» qu’Esther hurlait toujours. Elle s’attaqua à la sonnette avec plus d’énergie. L’appartement était vaste, Esther se trouvait peut-être dans sa chambre et ne l’avait pas entendue. Silence. Finalement, Consuela osa tourner la clé dans la serrure. Elle n’était pas verrouillée. Étrange. Esther n’était certainement pas sortie depuis hier, pourquoi n’avait-elle pas fermé la porte à clé comme d’habitude? Ce n’était pas prudent…
La lumière était allumée dans le premier petit hall au carrelage bleu et orange. La porte qui menait au couloir de service, puis à la cuisine, était ouverte. Consuela appela. Un frisson la parcourut, porteur d’un étrange sentiment. Le silence de l’appartement la glaça. Elle avança en direction de la cuisine, presque sur la pointe des pieds.
— Ah! Vous êtes là, dit-elle en apercevant l’arrière du fauteuil. Vous pourriez me répondre, j’ai presque cru que…
Ayant contourné la chaise roulante, elle lâcha le courrier et porta la main à la bouche. Pétrifiée.
Esther était là, le dos reposant sur le bas de sa chaise, les jambes tordues sur le sol, les yeux grands ouverts. La position de ses bras montrait qu’elle avait tenté de se retenir, sans y parvenir.
La concierge recula jusque dans le petit couloir. Le téléphone était accroché au mur. Elle forma le numéro à trois chiffres.
Quand elle entendit «Central police», elle fondit en larmes.