Angnella Valneri, sa mère, était une femme droite, dure dans sa foi comme dans son quotidien. À 42 ans, elle portait déjà les marques de la fatigue sur le front, mais conservait une élégance froide, celle des mères pieuses qui élèvent leurs enfants pour Dieu avant tout. Elle avait consacré sa vie à l'église, au foyer, à faire honneur au nom Valneri dans ce quartier de croyants. Et pour elle, Flavia avait commis le pire des sacrilèges : elle avait profané leur nom.
Cesare Valneri, 52 ans, son père, était menuisier de métier, respecté pour son silence, sa droiture, son absence de compromis. Ancien enfant de chœur, aujourd’hui homme de principes intransigeants. Il parlait peu, mais chaque mot qu’il prononçait était une pierre qu’on ne pouvait plus retirer du mur. Son cœur s’était brisé en voyant le visage de sa fille à la télévision… mais il n’avait pas laissé la douleur parler. Il avait choisi la honte, et la coupure nette.
Et puis Léandra. Quinze ans, douce, discrète, les cheveux longs souvent tressés par leur mère, toujours prête à défendre l’amour même dans la tempête. Léa, comme on l’appelait, avait les larmes aux yeux ce matin-là, alors que ses parents lui tournaient le dos.
— Maman, s’il te plaît… papa… laissez-la rester. Elle est ma sœur… elle a fait une erreur, mais… mais elle peut changer. Vous le dites toujours à l’église, non ? Que Dieu pardonne…
Mais Angnella secoua la tête, les yeux remplis d’une colère glacée.
— Ce n’est pas à nous de la sauver. Elle a fait son choix. Et elle l’a fait devant toute la ville.
— C’est ma maison aussi… murmura Flavia, la voix rauque.
— Pas aujourd’hui, répondit Cesare sans un mot de plus.
Flavia n’ajouta rien. Elle ne supplia pas. Elle ne pleura pas. Elle se leva, le dos droit, et ouvrit l’armoire. Elle plia ses affaires mécaniquement.
Flavia descendit les marches le dos droit, son sac jeté sur l’épaule, le regard encore embué de sommeil mais la mâchoire déjà fermée comme un cadenas. Les cris de sa mère résonnaient encore dans la maison. Elle n’avait même pas pris le temps de répondre. À quoi bon ? Son père, lui, ne lui avait adressé qu’un ordre glacial :
— Sors d’ici. Et ne reviens plus.
Dans le quartier déjà réveillé, les rideaux se soulevaient comme des voiles indiscrets. Sur les pavés encore humides, des voix fusaient, susurrées ou hargneuses.
Elle poussa la grille. Le claquement métallique sembla sonner la fin d’un chapitre.
Juste en face, sur le pas de leur maison de pierre blanche, se tenait Donata Bellini, 38 ans, robe ajustée, les cheveux relevés avec la rigueur d’une bigote stylée. À ses côtés, plantée comme une sentinelle, une tasse de café dans la main, elle attendait.
— Alors c’était vrai… murmura Donata, assez fort pour que tout le monde entende.
— Honte à toi, Flaviana Valneri. Tu salis le nom de tes parents. Tu salis cette rue. Tu ne viens même plus à l’église, hein ? Tu fais quoi, maintenant ? La p**e, c’est ça ? Voilà ce que tu es devenue ? Une c***n qui danse pour les ministres au lieu de prier !
Les mots, acérés comme des couteaux, déchirèrent le silence du matin. Flavia s’arrêta une fraction de seconde. Les voisins la fixaient comme une bête de foire.
C’est alors qu’un homme sortit de la maison : Paolo Bellini, 44 ans, chemise repassée, expression neutre mais les yeux noirs comme la nuit. Il posa son regard sur sa femme.
— Donata, tais-toi. Rentres.
— Mais Paolo ! Cette fille...
— J’ai dit. Rentres.
Il n’éleva pas la voix, mais Donata se figea. Puis tourna les talons, furieuse. Paolo resta dehors. Lui et Flavia se fixèrent quelques secondes, en silence. Il ne dit rien. Ne bougea pas. Mais ses yeux parlaient. Un mélange de jugement, de curiosité… et peut-être, un soupçon de respect.
Flavia, sans un mot, tourna les talons et s’éloigna. Les chuchotements la suivaient, mais elle ne les entendait plus. Pas vraiment. Plus maintenant.
Le club baignait encore dans la lumière bleue des néons quand Flavia poussa la porte arrière. Elle connaissait le chemin par cœur. Le couloir sombre, l’odeur de cigare et de parfum mélangés, les battements sourds de la musique filtrant des murs.
Elle ouvrit la porte du bureau sans frapper.
Ruggerio leva les yeux.
— Toi… murmura-t-il, en se levant brusquement.
Avant même qu’elle n’ait pu dire un mot, sa main s’abattit sur sa joue.
— s****e ! rugit-il. Tu t’es bien f****e de moi, hein ? Avec le ministre ? Tu croyais que j’allais jamais l’apprendre ?
Flavia chancela, porta une main à sa joue, mais ne baissa pas les yeux. Sur le bureau, une liasse de billets attendait, grossière et arrogante.
— Cet argent vient de lui, souffla-t-elle. C’est ce qu’il a laissé après m’avoir baisée. Tu l’as pris, Ruggerio. Alors ne joue pas les saints avec moi.
— Tu ne devais pas coucher avec lui ! Ni avec aucun autre, bordel ! T’étais à moi, Flavia ! À moi !
Elle rit sans joie.
— T’étais à moi ? Tu me touches même plus depuis des semaines. Tu me regardes plus. J’existe que quand je te rapporte du fric, c’est ça ? Sans moi, t’aurais jamais eu tout ça. J’ai dansé, j’ai joué ton jeu. Et j’ai couché avec lui, oui. Parce que j’en avais envie. Parce que t’étais plus là.
— T’es qu’une p**e. Une p****n de m***e, cracha-t-il. Je veux plus te voir ici. Tu dégages.
Elle sentit sa gorge se nouer.
— J’ai nulle part où aller, murmura-t-elle. Mes parents m’ont f****e dehors.
— Et alors ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? T’as cru que ça allait me faire pitié ?
Flavia s’avança d’un pas, les yeux brillants.
— Je suis désolée, Ruggerio. Je t’aime. J’ai fait une connerie, mais… je veux pas que ça se termine comme ça.
Lui, calmement, ouvrit le tiroir du bureau et en sortit son arme. Il la pointa vers elle, sans trembler.
— Si tu veux pas crever ici, dégage. Et si je te revois dans ce club… j’hésiterai pas à tirer.
Un silence pesant tomba dans la pièce. Flavia le fixa un moment. Elle voulait dire autre chose, mais aucun mot ne vint.
Puis elle fit demi-tour, sans un mot.
Elle marcha dans les rues, son cœur piétiné, les jambes tremblantes. Elle entra dans une boulangerie de nuit, baissa sa capuche pour cacher son visage. Elle acheta un sandwich, du café brûlant qu’elle ne but pas. Puis elle marcha encore. Jusqu’à ce qu’un hôtel miteux accepte de lui louer une chambre pour la nuit. Elle s’y enferma. Et là, enfin, elle s’écroula.
Flavia passa deux semaines sans quitter la chambre d’hôtel. Les rideaux tirés, la lumière tamisée d’une lampe faiblarde, le lit en désordre, les cendriers pleins. Elle fumait cigarette sur cigarette, buvait du vin bon marché acheté en bas. Ses journées étaient floues, ses nuits longues et noires. Elle scrollait son téléphone, encore et encore. Chaque fois, elle tombait sur Ruggerio.
Il souriait. Bras dessus bras dessous avec une nouvelle fille du club. Une petite blonde fraîchement débarquée, qui minaudait dans ses stories. Et lui, qui disait au micro d’un live improvisé :
— Flavia ? C’est du passé. Elle croit que je la regarde encore ? Pff, j’ai jamais rien ressenti pour elle. C’était qu’un produit.
Ces mots l’avaient plantée comme un couteau dans le ventre. Elle avait crié, pleuré, vidé une bouteille en pleine nuit. Flavia, la Flavia sûre d’elle, celle qui se foutait du monde entier, s’était effondrée. Elle se sentait trahie, humiliée. Et au fond du gouffre.
Elle comptait les billets qu’il lui restait. L’hôtel était cher, même ce taudis. Et elle ne pouvait pas y rester éternellement. Elle savait que personne ne l’embaucherait. Son visage avait fait le tour des réseaux, collé à celui du ministre, à l’entrée d’un hôtel cinq étoiles. Des vidéos floues, des rumeurs. "La p**e du ministre", disaient les commentaires.
Et elle connaissait Ruggerio. Si elle osait danser ailleurs, travailler dans un autre club, il la retrouverait. Et il la descendrait. Il avait déjà menacé de le faire.
Mais il fallait bien qu’elle bouge. Elle crevait à petit feu. Elle n’avait jamais fait ça pour l’argent. Elle couchait pour le plaisir, pour la montée, le pouvoir de faire trembler les hommes sous elle. Mais là… elle n’avait plus rien. Ni maison. Ni amour. Ni respect.
Alors ce soir-là, Flavia se leva. Elle prit une douche, se maquilla lentement. Elle choisit une robe noire moulante, courte, brillante, avec un dos nu et des talons vertigineux. Elle avait attaché ses cheveux, mis des boucles dorées. Dans le miroir, elle se regarda longuement.
— Ce soir, murmura-t-elle, je vais me vendre. Mais je vais choisir à qui.
Elle mit son manteau, attrapa son sac et quitta l’hôtel.
A suivre