Un aller simple-1
Un aller simple
Atlantique sud, 23 000 pieds, 14 février 1961
— Maman ! Maman !
La maison est secouée par des explosions qui éclairent violemment la chambre, recouvrant le sol de gravats tombés du plafond dangereusement lézardé. Daniel enfouit la tête sous son oreiller, terrorisé. Ne plus voir, ne plus entendre. Mais les bombes larguées inlassablement par les avions anglais explosent partout.
— Maman ! Maman !
Quand la porte s’ouvre, Daniel se jette dans les bras de celui qui vient d’entrer.
— Papa, tu es là ! Ne pars plus, s’il te plaît.
Les bras protecteurs se referment sur lui et le petit garçon s’y réfugie, rassuré. Mais la pression devient progressivement plus forte et il se sent oppressé, puis lentement étouffé. Il lève la tête, tente d’appeler. Pas moyen, ses poumons sont privés d’oxygène. Horrifié, il regarde le visage de son père se transformer lentement. Une petite moustache noire apparaît, puis une mèche qui lui barre le front sous la casquette qui porte l’infâme sigle des divisions SS, avec la tête de mort affublée d’un horrible rictus qui s’apparente à un sourire. Le petit garçon entend, avec un frisson glacial, une voix criarde lui hurler à l’oreille : « fils de s****d, tu vas payer ! ».
D’un bond, Daniel ouvre les yeux, hagard, le front en sueur.
— Tout va bien, monsieur ?
Le visage de l’hôtesse est légèrement tendu, les sourcils un peu froncés. Son indéfectible sourire, crispé maintenant, se transforme en moue d’inquiétude. Penchée au-dessus du jeune homme assoupi, elle lui a posé une main sur l’épaule, autant pour le sortir de son sommeil agité que pour le rassurer.
— Hein ? Quoi ? Oh ! Pardon, j’ai fait un cauchemar.
— Vous sentez-vous bien ? Vous êtes blanc comme un linge.
— Oui, oui, ne vous inquiétez pas. C’est… c’est l’avion.
Sa voisine le foudroie du regard.
— Eh ! Bien. On peut dire que ça vous fait un drôle d’effet ! Depuis tout à l’heure, vous ne cessez de gigoter en me bousculant. J’espère que vous avez suffisamment dormi et que la fin du vol sera plus tranquille !
— Je suis désolé, madame. C’est la première fois que je prends l’avion et je ne peux m’empêcher de penser à la guerre et aux bombardements. Quand j’avais sept ans, en 1944, mon quartier a été…
— Le passé, c’est le passé ! Il faut être un peu plus solide jeune homme, et regarder vers l’avant.
« Souhaitez-vous un rafraîchissement ? Cela vous ferait certainement du bien », coupe l’hôtesse en fusillant du regard la dame aux cheveux gris, coupés très courts. Ils encadrent un visage aux traits durs, où un duvet jamais débroussaillé en dessous du nez achève de lui donner un air masculin. Cette dernière regarde son voisin avec un mépris sans limites. L’hôtesse enchaîne sans tenir compte du regard noir qui la foudroie à son tour. « Si vous le voulez, vous pouvez faire quelques pas pour vous détendre, et enlever votre ceinture. Elle n’est pas nécessaire en vol ».
Daniel la remercie et se lève en trébuchant, accompagné par les grommellements de sa voisine qui plonge son regard à travers le hublot avec un haussement d’épaules significatif. Seuls les mots de « minable » et de « mauviette » parviennent à l’oreille de Daniel et se mêlent à des soupirs de lassitude.
Le jeune homme se dirige vers l’arrière, se tenant à chacun des sièges tant il a l’impression de tanguer. Il a néanmoins le temps de jeter un regard appuyé sur l’hôtesse, et de l’évaluer rapidement. Pas mal, vraiment bien. Malgré cette vision agréable, il ne peut réprimer un frisson. Non, vraiment, il n’aime pas se retrouver perché au-dessus des nuages. Le vrombissement des quatre moteurs du super-constellation lui rappelle des images funestes, celle de l’enfant terrorisé qu’il était alors. Arrivé aux toilettes, Daniel prend le temps de se rafraîchir le visage, essayant d’oublier ce voyage éprouvant dans des gestes simples d’ablution quotidienne. Rien n’y fait cependant. Dans le petit miroir au-dessus du lavabo, il croise le regard d’un visage pâle aux traits creusés, et entreprend de le raisonner dans un mono dialogue à voix basse.
— Elle a raison cette dame. Tu devrais être un peu plus solide.
— On voit bien que tu n’as pas connu les bombardements ! Ce bruit de moteur, c’est le même que celui de la nuit de Pâques en 1944. Ça a duré un temps infini, avec des explosions partout, le sol qui tremblait comme de la gelée et parfois, la maison qui paraissait se soulever de terre. Entre les éclatements de bombes, on entendait les moteurs, toujours et encore, sans arrêt, dans un ronronnement régulier de machine de mort. Ça me rappelle mon frère et ma sœur, et le plafond qui tombe et maman qui hurle. Et papa.
— Bon sang ! Tu as été singulièrement marqué ! Mais c’est du passé tout ça, c’est fini, elle a raison ta voisine. Cet avion ne fait que survoler l’Atlantique pour t’emmener en Amérique du Sud ! Tu te rends compte de la chance que tu as ? Pour un jeune journaliste comme toi, c’est une aubaine !
— Oui, tu as raison. Je dois me contrôler, mais ça n’est pas facile. Les mêmes images reviennent sans cesse dès que je ferme les yeux et…
— Alors, laisse-les ouverts. Le bombardement de ton quartier natal, à Lomme-délivrance, fait partie de tes souvenirs et de ton histoire. Tu dois apprendre à les amadouer.
— Ouais ! Plus facile à dire qu’à faire !
Daniel sourit au reflet dont les joues reprennent des couleurs. Il lui adresse un petit signe de la main avant de sortir, auquel le miroir répond avec politesse. Dans la coursive de l’avion, Daniel croise à nouveau l’hôtesse qui sourit toujours, alors que ses yeux interrogateurs trahissent une légère inquiétude.
— Cela va bien, mademoiselle. Je me sens mieux.
— Je me suis permis de déposer sur votre tablette un verre d’eau ainsi qu’un cachet d’aspirine. Cela devrait vous faire du bien. N’hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin de quelque chose d’autre.
— Merci, vous êtes très aimable.
Se serrant le long des sièges afin de la laisser passer, Daniel frôle dans un geste involontaire la hanche de la jeune femme qui se retourne, toujours souriante. Le regard du jeune homme s’attarde sur la jupe qui moule si bien les jolies fesses de l’hôtesse, et descend le long des jambes jusqu’aux mollets galbés en suivant la ligne des collants. De retour à sa place, il a l’esprit accaparé par une nouvelle question. Bas ou collants ? Son imagination vagabonde avec indiscrétion sous les replis de la jupe, survolant les cuisses qu’il imagine ferme, dans un voyage autrement plus agréable que celui qu’il subit. Un phantasme banal, celui de l’hôtesse de l’air. Certainement risible. Mais Daniel en a bien d’autres.
Le reflet du miroir a raison. Avoir réussi à se faire embaucher dans ce grand quotidien national trois ans plus tôt, c’était alors une vraie chance. Après la guerre, l’école avait été son refuge et ses brillants résultats, jumelés à son appétit insatiable de lecture et d’information, l’avaient logiquement amené à intégrer l’école de journalisme. C’était pour lui une juste compensation. Et puis, il voulait tellement faire plaisir à sa mère ! Il était le dernier, le seul et l’unique comme elle disait, celui qui lui restait. Son frère et sa sœur étaient morts à cause du bombardement et… voilà qu’il y repense.
Ah ! Ces moteurs ! Leur ronronnement régulier devrait l’apaiser, comme ceux de son chat. Chaque fois que le jeune homme s’installe pour lire dans son fauteuil, le soir, l’animal surgit sur l’accoudoir, lui chatouille le visage de sa queue, tourne un peu avant de trouver la position idéale, et s’installe sur ses genoux, les yeux mi-clos de plaisir douillet. Il caresse alors l’animal qui se cambre légèrement sous sa main, et ressent la vibration de plénitude de la boule de poils noirs, identique à celle qu’il perçoit maintenant en posant la main sur l’accoudoir. Avec son chat, il se sent gagné par le calme et l’apaisement.
Pas ici. Au-dessus des nuages, entre l’océan et l’espace, ça ne marche pas. Il n’y peut rien. Lui est un terrien, absolument pas fait pour se balader au milieu du ciel. Il n’a rien d’un ange. Eux n’ont pas de sexe, alors que lui, les femmes, c’est sa faiblesse.
Malgré son effort pour se concentrer sur les jambes de l’hôtesse, le bruit régulier des moteurs replonge Daniel dans cette nuit de terreur, quand une des bombes égarées, il y en eut tant, percuta le sol quelque part à gauche de la maison. Le bruit fut terrible, effrayant. Les vitres volèrent en éclats, puis il y eut de la fumée, partout, et cette odeur particulière de soufre et de feu, pendant que l’ossature de la maison tentait de résister à l’effroyable souffle. L’impact n’était pas suffisamment proche et la bâtisse a tenu le coup. Enfin, en partie. Son frère et sa sœur ont néanmoins été tués, écrasés sous un morceau du plafond qui a cédé en entraînant la lourde armoire de l’étage supérieur, celle de la chambre des parents.
Non. De la chambre de sa mère.
Son père n’était plus là depuis près d’un an, parti pour un endroit qui avait été tenu secret. Cependant, il avait bien remarqué que depuis ce départ, les gens étaient hostiles dans la rue. Avec sa mère d’abord, mais également avec lui. Surtout les autres, à l’école. Ils l’appelaient « le fils du s****d », mais il avait beau interroger sa mère, la supplier, elle ne lui avait rien dit. Alors, il s’était réfugié dans les livres et le travail. Finalement, sa réussite scolaire, il la devait à Hitler.
Tout bien pesé, s’il n’avait pas déclenché la guerre, s’il n’avait pas recruté des troupes dans les pays conquis, s’il n’avait pas lancé sa légion de volontaires issus des milieux d’extrême droite, il n’aurait pas été brimé et rejeté, lui, Daniel, le fils du s****d, et il ne serait pas à cet instant en train d’attacher sa ceinture avant l’arrivée à Rio de Janeiro, dernière escale avant Asunción, capitale du Paraguay.
— Monsieur ? Nous amorçons la phase de descente vers Rio. Tout va bien ?
Le sourire est penché au-dessus de lui et ce qu’il voit avant tout, ce sont quelques centimètres carrés de peau, juste un petit coin entre deux boutons de chemisier qui laissent entrevoir la fragilité d’une dentelle voilant le galbe d’un sein duveteux, soyeux à souhait. Une perfection.
— Merci, mademoiselle, merci pour tout.
Elle lui sourit à nouveau, sans équivoque. Daniel lui est gré de son charme et de sa silhouette qu’il regarde remonter l’allée en direction de la cabine de l’avion. Ronchonnements et désapprobations à sa gauche.
— Ah ! Les hommes ! des poissons qu’on attrape avec un hameçon. Un rien leur fait perdre le sens commun ! Et celle-là ! Une traînée, oui ! C’est jeune et svelte, et ça se croit…
Les yeux fermés, Daniel refuse d’entendre la fin du couplet. Il se concentre sur du positif, de l’agréable, et l’image de l’hôtesse l’est assurément. Ses seins doivent être joliment arrondis, fermes, pas trop, juste un peu, comme il les aime. Il sourit. Sa mère lui a dit une fois : « Les femmes te perdront ». C’est vrai qu’il ne peut pas s’en passer, et s’il n’a pas encore mis la bague au doigt de l’une d’entre elles, c’est qu’une seule ne lui suffit pas. Pourquoi toujours la même ? Alors qu’il y en a tant, toutes plus attirantes, comme cette jolie hôtesse dont il n’est certainement pas amoureux, mais qu’il aimerait « tester », comme il dit souvent.
En fait, il n’est jamais tombé amoureux. Rien ne le prédispose à ce qu’il considère comme une faiblesse, un déni de sa liberté, premier pas dans la servilité du couple et de ses chaînes. Si un psy l’entendait ! Il aurait fait son bonheur, sans aucun doute, et le praticien aurait pris plaisir à chercher dans l’enfance de Daniel les raisons de cette sécheresse de cœur, comme lui a dit celle qu’il a quittée sans aucun scrupule le matin même.
Son enfance, c’est sans doute la clef. Son père surtout. Il en conserve un souvenir très diffus, embrumé par les années, et son visage ne lui est plus clairement perceptible. Il se souvient de moments de jeu à la maison, de sa joie lors du retour de son père après la débâcle. Quelques scènes encore s’accrochent à sa mémoire, là-haut, dans son Nord natal où ils vivaient sans doute heureux, avant la guerre. Il ne se souvient pas de ce temps-là. Né en 1937, il a grandi dans la guerre, avec elle, comme un fait acquis, une normalité. « C’est la guerre », disaient les grands avec un regard triste, et lui ne comprenait pas. « C’est comment, quand ce n’est pas la guerre ? », avait-il demandé un jour à sa mère qui avait fondu en larmes. Ce sont les premières lignes de l’évangile de Saint-Jean qui lui avaient donné la meilleure définition de ce qu’il ressentait alors : « Au début était le verbe et le verbe était Dieu ». Voilà, c’est exactement cela qu’il avait ressenti enfant. « Au début était la guerre et la guerre était Dieu ». Un tout, indissoluble, permanent, qui gouvernait la vie des hommes, qui mangeait les pères. Un champ d’atrocités et de difficultés quotidiennes, tellement normales, banales. La vie, quoi !