Chapitre 6

1450 Words
Chiara se frotta nerveusement les poignets, comme pour effacer des marques invisibles. Elle regardait autour d’elle, évitait le regard d’Amaya, comme si parler allait déclencher quelque chose de terrible. — Il dit que si je pars… il se tue. Ou qu’il me prend tout. Il m’a déjà coupée de mes parents. Mes amis ne m’écrivent plus. Il dit que je n’ai besoin de personne d’autre que lui. Amaya nota calmement quelques mots sur son carnet, puis releva les yeux vers elle. — C’est typique des profils manipulateurs profonds : ils isolent, culpabilisent, déforment la réalité. Vous ne voyez plus clair. Il a détruit vos repères, Chiara. Mais vous êtes ici. Et ici, vous pouvez reconstruire. Il ne vous contrôle pas dans cet espace. Chiara eut un rire nerveux, presque douloureux. — Je me sens idiote d’être aussi faible. — Vous n’êtes pas faible. Vous êtes conditionnée. Et brisée. Ça, c’est différent. Il faut du courage pour venir ici. Il faut encore plus de force pour rester. Un long silence suivit, avant que Chiara n’ose poser une vraie question. — Vous pensez que je pourrais partir, moi ? Juste… partir ? Amaya la fixa avec intensité. — Pas aujourd’hui. Peut-être pas demain. Mais oui. Le jour où vous serez prête, vous partirez. Et vous ne vous retournerez plus. En attendant, on prépare le terrain. Pas à pas. On construit votre sortie comme une évasion. Chiara hocha la tête lentement. Des larmes silencieuses roulèrent sur ses joues. Amaya se leva et lui tendit une boîte de mouchoirs. — La première chose qu’on va faire, c’est vous redonner un espace à vous. Un mental. Une liberté intérieure. Parce que tout commence là. Dans ce que vous osez penser. Et aujourd’hui, vous avez pensé à vous. C’est une révolution. Chiara partit une heure plus tard, plus droite, les épaules moins courbées. Une faille s’était ouverte. Une respiration nouvelle. Amaya, elle, retourna dans son bureau, referma la porte, but une gorgée de cappuccino tiédi, puis consulta la fiche de sa prochaine cliente. Le soir tombait doucement sur Rome, enveloppant la ville d’une chaleur tiède et parfumée. Amaya rentra chez elle éreintée. Ses rendez-vous l’avaient vidée, mentalement plus encore que physiquement. Mais à peine avait-elle posé son sac qu’un message s’afficha sur son téléphone. Francesca Alberti. Une ancienne cliente. Trente-cinq ans. Ex-femme d’un avocat aussi brillant que cruel, qui l’avait détruite psychologiquement pendant des années. Francesca était arrivée chez Donna Libera avec une voix tremblante et une estime de soi réduite à néant. Incapable de regarder quiconque dans les yeux. Pendant plus de six mois, Amaya avait travaillé avec elle pour l’aider à se reconstruire, reprendre le contrôle de sa vie, de son image, de son corps. Et Francesca avait fini par demander le divorce. Elle s’était mise à la danse. Elle avait même lancé un petit podcast sur la libération féminine. Le message disait simplement : "Viens boire un verre avec moi ce soir. Tu l’as mérité. Et je t’interdis de dire non." Amaya sourit malgré elle. Elle n’était pas du genre à sortir. Pas du tout. Surtout pas après une journée entière à écouter les douleurs des autres. Mais ce soir… elle avait envie. Peut-être parce qu’elle avait besoin, elle aussi, d’un souffle. D’un peu de vie hors des murs de son cabinet. Elle se leva, prit une douche rapide et enfila une robe noire fluide, élégante sans en faire trop. Elle attacha ses cheveux en un chignon bas et se maquilla légèrement. Elle se regarda une dernière fois dans le miroir. Juste un verre, murmura-t-elle. Puis elle attrapa son sac, ses clés, et descendit rejoindre Francesca dans un bar chic mais discret du Trastevere, là où les lumières ne jugeaient pas et où les conversations se noyaient dans le vin rouge et les rires des femmes libres. Installées à une table en terrasse, face au Tibre doucement éclairé, Amaya et Francesca levèrent leur verre. Le vin était corsé, rond, parfaitement choisi. Francesca souriait comme une femme qui n’avait plus peur. Une femme qui respirait enfin. — Merci, Amaya, souffla-t-elle en la regardant droit dans les yeux. Sans toi, je serais encore enfermée dans ce cauchemar. T’as pas idée de ce que tu m’as offert. Ma liberté. Amaya haussa les épaules, presque gênée par ce genre de reconnaissance. — Tu t’es libérée toute seule, Francesca. Moi je t’ai juste tendu la main. — Peut-être. Mais c’était la seule main tendue, à l’époque. Un silence doux les enveloppa, chargé d’une complicité rare. Puis Francesca se pencha légèrement en avant, un éclat espiègle dans les yeux. — J’ai rencontré quelqu’un. Amaya arqua un sourcil, curieuse. — Ah oui ? — Un homme incroyable. Attentionné. Patient. Et drôle, mon Dieu, drôle ! Rien à voir avec l’autre monstre. — Tu le fréquentes depuis longtemps ? — Trois semaines. Mais j’ai l’impression d’avoir vécu une éternité avec lui… dans le bon sens. Il ne me fait pas sentir coupable d’exister. Amaya esquissa un sourire sincère. — Je suis heureuse pour toi. Francesca eut un soupir, puis un sourire un peu plus crispé. — Mais bien sûr… il a fallu que mon ex me recontacte. Comme par hasard. Amaya ne dit rien, attentive. — Il m’a envoyé un message il y a deux jours. Il veut “parler”. Tu vois le genre. Me dire qu’il a changé, qu’il regrette. Qu’il m’a toujours aimée. Ce genre de conneries. — Et tu vas répondre ? — Non. Plus jamais je ne retourne là-dedans. C’est fini. Et tu sais quoi ? J’ai pas peur. Pas une seconde. Parce que je suis devenue quelqu’un qui ne se laisse plus écraser. Amaya leva son verre de nouveau. — À toi, Francesca. Et à toutes celles qui apprennent à dire non. Francesca cogna doucement son verre contre le sien, les yeux brillants. — Et à toi, Amaya. Qui nous aide à renaître. La soirée continua dans une ambiance légère et libérée. Francesca racontait avec humour ses rendez-vous foireux, les maladresses de son nouvel homme un professeur d’histoire passionné par l’Empire romain mais incapable de faire cuire des pâtes et ses hésitations à se laisser aimer à nouveau. Amaya l’écoutait en riant parfois, souvent en silence, touchée de voir une de ses anciennes patientes aussi transformée. Autour d’elles, Rome brillait doucement. Les lampadaires jetaient une lumière dorée sur les pavés et les discussions voisines formaient un fond sonore apaisant. Amaya se sentait bien. Vivante. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas laissé tomber ses murs, même pour une soirée. — Et toi, Amaya ? demanda Francesca en la fixant avec malice. Y a quelqu’un dans ta vie ? Un homme ? Une femme ? Une passion cachée ? Amaya eut un sourire un peu distant, le genre de sourire qui disait : « Tu veux une réponse, mais pas ce soir. » — Moi ? J’ai mes clientes. Ça me suffit pour l’instant. Francesca pencha la tête, moqueuse. — Tu dis ça, mais j’te connais. Un jour, y en a un qui te mettra en feu, et là tu comprendras tout ce que tu dis à tes clientes. Amaya éclata de rire. — Tu veux dire que je suis en train de m’auto-boycotter ? — Complètement. Tu mérites l’amour, Amaya. Un vrai. Un silence tendre suivit. Amaya regarda les rives du Tibre, pensive. Son esprit vagabonda brièvement. — Allez, soupira Francesca, on finit nos verres et je te ramène. T’as encore une file de femmes à recoller demain. — Et toi, t’as un homme qui t’attend. Va pas gâcher ça en me jouant les chauffeurs. — C’est toi qui m’as dit de ne plus me faire écraser. Alors ce soir, c’est moi qui décide. Amaya sourit, amusée, et attrapa sa veste. Elle n’avait peut-être pas encore trouvé sa voie sentimentale, mais au moins, elle aidait les autres à retrouver la leur. Francesca la déposa devant son immeuble. Amaya la remercia d’un sourire sincère, puis gravit les escaliers lentement, portée par la douce fatigue de la soirée. Arrivée chez elle, elle se débarrassa de ses talons, se démaquilla en silence, puis se glissa dans ses draps, épuisée mais apaisée. Elle sombra rapidement dans un sommeil profond. Le lendemain, après sa routine matinale précise et efficace café serré, yoga rapide, douche froide et tenue sobre mais élégante Amaya se rendit à son cabinet Donna Libera. Comme toujours, elle prit le temps d’aérer son bureau, d’aligner ses carnets, puis de s’installer avec son thé. Sa première cliente de la journée était une femme désormais libre : Beatrice Romano, 34 ans, ancienne épouse d’un galeriste volage et manipulateur. Quand elle avait franchi la porte du cabinet six mois plus tôt, elle tremblait à l’idée même de parler. À suivre
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