Le manoir baignait dans le silence du soir . La lumière dorée des lustres caressait les murs de pierre , et dans les couloirs , les serviteurs chuchotaient en passant , évitant de troubler l’équilibre fragile de l’endroit .
Eléna marchait d’un pas hésitant .
Elle n’avait pas croisé Herman depuis la veille . Il avait quitté la salle d’entraînement sans un mot et ne s’était pas montré au repas . Elle avait attendu , tendue l’oreille collée à sa porte . Rien , pas un bruit .
Elle n’en pouvait plus de se poser des questions . Alors elle décida d’aller parler au seul qui pouvait peut-être l’éclairer .
Son père .
Elle frappa doucement à la porte de son bureau . Une voix grave répondit aussitôt :
— Entre .
L’Alpha suprême était là , assis derrière son bureau massif , les lunettes légèrement baissées sur le nez , des papiers en main . Malgré la fatigue visible sur son visage , il lui adressa un sourire sincère en la voyant .
— Eléna , tout va bien ?
Elle referma la porte derrière elle puis avança , droite , mais les yeux inquiets .
— Papa… je peux te parler de Herman ?
Il haussa un sourcil .
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?
— Rien… justement . Il ne m’a rien fait , mais il a changé . D’un coup , du jour au lendemain comme s’il… s’était refermé .
Son père soupira doucement , posa ses papiers et retira ses lunettes . Il se leva lentement , s’approcha de la fenêtre et fixa l’extérieur , pensif .
— Tu sais… il y a des hommes qui se construisent une armure . Pas pour se protéger du monde , mais pour ne plus rien ressentir du tout .
Eléna ne répondit pas .
L’Alpha reprit , sa voix plus grave :
— Herman n’a pas toujours été ce bloc froid . Si on retourne deux ans en arrière , il était une flamme . Puissante , vive et incontrôlable .
Il se tourna vers elle , un léger sourire mélancolique aux lèvres .
— On l’appelait le loup de fer. À vingt ans à peine, il avait déjà combattu plus de guerres que certains chefs de meute . C’était mon bras droit , mon frère d’armes . Il se battait à mes côtés , sans jamais reculer . Sans jamais douter .
Il fit une pause , ses yeux se voilèrent légèrement .
— Et puis… elle est arrivée .
Eléna fronça les sourcils .
— Son âme sœur ?
— Oui , une combattante aussi . Redoutable, imprévisible , aussi sauvage que lui . Ils étaient inséparables , pas juste par l’amour mais par la guerre , par la douleur , par ce qu’ils comprenaient chez l’autre . Quand ils entraient sur le champ de bataille , c’était comme si le monde entier devait plier .
Il se rasseyait lentement , les souvenirs semblant le ramener ailleurs .
— On était en mission , une embuscade . Moi, lui, elle… et d’autres . L’ennemi avait compris que s’ils m’abattaient , pas seulement le clan mais tout le continent tomberait . Alors ils ont envoyé tout ce qu’ils avaient . Elle a compris avant nous . Elle s’est interposée . Et…
Il ne termina pas la phrase .
Eléna , le souffle court , murmura :
— Elle est morte… en vous protégeant ?
Son père hocha la tête .
— Oui , et depuis ce jour-là… Herman n’est plus jamais remonté sur le champ de bataille . Il n’a plus crié . Il ne s’est plus battu comme avant . Il n’a plus regardé personne dans les yeux . C’est comme si elle était partie avec la moitié de lui-même .
Un silence douloureux s’installa .
Puis l’Alpha ajouta , plus doucement :
— C’est pour ça que je te l’ai confié , Eléna .
Elle cligna des yeux , surprise .
— Quoi ?
— Parce que tu es différente , tu as ce quelque chose… ce feu , ce cœur tendre , ce courage discret . Et lui , il a besoin de ça . Même s’il ne le sait pas encore .
Eléna baissa les yeux . Elle se sentait soudain trop petite pour porter tout ça .
— Tu crois que je peux l’aider à guérir ?
Son père sourit .
— Je crois qu’il ne guérit déjà que parce que tu es là , même s’il lutte contre . Même s’il s’en rend pas compte . Même si parfois , il te rejette .
Il se pencha vers elle , posa doucement une main sur son épaule .
— Mais n’oublie pas une chose , ma fille . Tu n’as pas à réparer quelqu’un tout entière . Tu peux juste lui tendre la main . Et attendre qu’un jour , il trouve le courage de la saisir .
Eléna inspira profondément et se leva .
— Merci , papa .
— Sois patiente avec lui et forte . Il a survécu à beaucoup… mais il a surtout oublié comment vivre .
Elle sortit du bureau , le cœur en feu . Pas de colère , ni de tristesse .
Juste une immense tendresse… pour cet homme qu’on appelait autrefois le loup de fer .