La nuit était tombée sur le domaine comme une chape de plomb .
L’aile Est baignait dans l’obscurité , seule la lune dessinait une ligne pâle au travers des rideaux entrouverts .
Dans sa chambre, Herman dormait .
Enfin… il essayait .
Au début , le sommeil fut calme . Puis , sans prévenir , le souvenir revint .
Un cri , du feu , de la boue et elle .
Sa compagne , sa lumière , son égale .
Allongée dans ses bras , le souffle court . Du sang sur ses lèvres , ses yeux qui s’éteignaient lentement , comme une étoile qu’on souffle dans l’immensité noire du ciel .
Il l’appelait , encore et encore mais sa voix ne portait plus .
Il se réveilla en sursaut .
Le cœur au bord de l’explosion , le souffle court , le dos trempé de sueur .
Il se redressa sur le lit , passa une main sur son visage , elle tremblait .
Cela faisait longtemps .
Trop longtemps .
Il ne savait pas ce qui avait ravivé ce souvenir . Peut-être… le regard d’Eléna , la veille . Ce lien qu’il refusait de nommer . Ce fichu cadeau qui trônait maintenant sur sa table de nuit . Il se leva sans bruit , s’habilla , descendit , sortit . La nuit glacée mordit sa peau mais il s’en moqua .
Il resta dehors , debout , à regarder les étoiles jusqu’à ce que l’aube commence à poindre .
⸻
Le lendemain matin , Eléna se réveilla enjouée .
Elle avait dormi comme une pierre . Le corps endolori , mais l’esprit léger . Elle était prête à affronter un autre entraînement , même à suer sang et larmes s’il le fallait .
Elle descendit dans la cour à 6h02 , Herman était déjà là .
Mais il ne la salua pas .
Il ne tourna même pas la tête .
Il lui jeta une corde .
— Échauffement plus sauts , 200 .
Elle le fixa un instant .
— Bonjour à toi aussi…
— T’es deux minutes en retard .
— Tu comptes maintenant ?
— Je compte depuis toujours . Vas-y .
Surprise , elle s’exécuta . Mais chaque fois qu’elle jetait un coup d’œil vers lui , elle le sentait fermé , dur , glacial .
Ce n’était pas comme d’habitude .
Herman avait toujours été sévère , oui , mais juste . Froid mais pas cruel . Là… c’était autre chose .
Le reste de l’entraînement fut plus dur que d’habitude . Aucune parole d’encouragement , aucune remarque sur sa progression .
Juste des ordres secs , balancés sans la regarder .
À la fin , alors qu’elle s’effondrait sur le tapis , il tourna le dos sans un mot .
— J’ai fait quelque chose de mal ? demanda-t-elle , la voix faible .
— Non .
— Alors pourquoi tu fais la gueule ?
Il se figea , dos tourné .
— T’es pas ma priorité , Eléna . C’est un rôle , une mission . Rien de plus .
Elle cligna des yeux , comme si on venait de lui gifler le cœur .
— Tu crois que c’est ce que je veux , moi ? Te coller ? T’offrir des cadeaux ? Juste pour remplir une case ?
Pas de réponse .
— C’est pas qu’un rôle pour moi , Herman .
Il fit un pas , lentement , toujours sans se retourner .
— T’attache pas trop vite , gamine .
Et il partit .
Laissant derrière lui une Eléna tremblante , les bras autour des genoux , sans comprendre ce qui venait de se briser .
⸻
Dans sa chambre , Herman s’appuya contre le mur . Ses poings étaient serrés , il sentait sa respiration encore agitée .
Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ?
Il revoyait le regard de son âme sœur , juste avant sa fin . Ce regard de confiance absolue . Ce dernier “Je t’aime” silencieux qui le hantait depuis des années .
Et là , Eléna .
Ses grands yeux , son attachement grandissant .
Son rire , sa peur .
Sa tendresse naïve .
Tu veux quoi , Herman ? Remplacer l’ancienne par une nouvelle ?
Te mentir en croyant que cette gamine ne compte pas déjà trop ?
Il grogna , donna un coup dans la commode . Le bois craqua sous sa main .
La petite boîte — le cadeau d’Eléna — tomba au sol .
Il la ramassa , tremblant .
Il faillit la jeter .
Mais il ne le fit pas.
Il la reposa , lentement . Puis s’assit au bord du lit , le regard perdu .
T’es pas prêt , tu croyais que tu l’étais . Tu croyais que tu pouvais t’ouvrir à nouveau , juste un peu . Mais t’as peur . T’as peur d’aimer et de reperdre .
Il ferma les yeux .
Puis il souffla :
— J’suis désolé, gamine…
Mais elle ne l’entendait pas .
⸻
Ce soir-là, Eléna ne descendit pas dîner .
Elle resta dans sa chambre , les yeux secs . Mais le cœur lourd .
Elle ne voulait pas pleurer .
Elle voulait comprendre .
Pourquoi il changeait ? Pourquoi il l’éloignait ?
Et une petite voix en elle lui souffla :
Il est encore brisé .
Et les gens brisés… repoussent tout ce qui peut les réparer .