Chapitre 1
Chapitre 1Le commissaire divisionnaire Lucien Fabien attaqua bille en tête :
— Robert Larnaca, ça vous dit quelque chose ?
Le commandant Mary Lester se tenait très droite sur le siège disposé devant le bureau directorial. Il était neuf heures trente et elle venait d’arriver au commissariat lorsque le patron l’avait convoquée d’urgence. Qu’arrivait-il donc à ce cher Lucien ?
Question posée mezzo voce à son équipier, le capitaine Fortin, qui en guise de réponse n’avait pu lui offrir qu’une moue interrogative, non dénuée d’appréhension. Il l’avait regardée sortir en articulant silencieusement avec sa bouche : « Merde ! » – c’était sa manière de lui souhaiter bonne chance.
Elle revint à l’instant présent, réfléchit, et répéta en secouant la tête négativement :
— Larnaca ? Non, je ne vois pas…
Et, comme le patron la regardait, goguenard, elle demanda, intriguée autant qu’agacée :
— Ça vous surprend ?
— Un peu, ironisa Fabien. La mémoire commencerait-elle à vous faire défaut ?
Elle risqua :
— Ne serait-ce pas ce type qui s’est tué en faisant du vélo ?
— Ah, dit le commissaire avec satisfaction, ça vous revient ?
Le front de Mary se plissa.
— Ça me revient en effet, car il est rare que la presse s’étende de la sorte sur un banal accident de la circulation.
— Minute ! dit Fabien. Quand un des industriels les plus importants de la région disparaît aussi bêtement, l’affaire mérite qu’on s’y attarde.
— Quelle affaire ?
Comme le commissaire restait muet, elle demanda :
— Les gendarmes auraient-ils relevé des éléments suspects dans cet accident ?
Presque comme à regret, Fabien dut reconnaître que non, les gendarmes n’avaient rien relevé de tel.
— Alors ? insista-t-elle.
— C’est le parquet…
Elle répéta d’un air entendu :
— Le parquet !
— La justice, si vous préférez. Elle veut une enquête approfondie sur la mort de Larnaca.
— La justice ne ferait donc plus confiance à la gendarmerie ? s’étonna Mary.
— Il faut croire, dit Fabien d’un air désabusé.
— En matière de recherches criminelles, ils sont pourtant particulièrement efficaces.
— Je le sais bien…
Il eut un geste d’impuissance et, braquant son index sur le plafond, s’exonéra de toute responsabilité :
— On n’a pas requis mon avis. C’est un ordre qui vient d’en haut.
Elle traduisit mentalement : « Donc un ordre qui ne se discute pas. » Elle constata néanmoins :
— Les bleus ne vont pas être contents de voir vos services empiéter sur leur pré carré.
Fabien grommela :
— Contents, pas contents, il faudra bien qu’ils s’y fassent.
— Puisque je suis ici, dit Mary, je suppose que c’est moi qui suis désignée pour aller affronter le coup de tabac ?
D’une voix neutre, celle que Mary qualifiait de « voix de Ponce Pilate », le commissaire précisa :
— Le parquet, par la voix de votre très chère amie la juge Laurier, a demandé que vous vous livriez à une contre-enquête discrète.
Mary hocha la tête d’un air entendu :
— Ben dites donc, ce n’est pas un « parquet cadeau »…
Des astuces aussi navrantes que celle-là, il n’y avait que Fortin pour en rire. Fortin n’étant pas là, elle enchaîna :
— Une enquête au noir, en quelque sorte…
Fabien grommela :
— Arrêtez donc de dire des bêtises !
— Alors, expliquez-moi.
— Tout doux ! fit Fabien. La juge vous donnera toutes les précisions nécessaires.
— En quelque sorte, je dois prendre mes ordres directement au palais de Justice.
— Hon hon ! fit le commissaire en dodelinant du chef.
Elle s’indigna :
— Et vous vous en lavez les mains !
Il prit son ton le plus patelin en regardant attentivement son sous-main :
— Ai-je le choix ?
— Encore la mère Laurier ! gronda Mary en croisant les bras. Je vais finir par porter plainte contre cette bonne femme.
Il la gourmanda en feignant la sévérité :
— C’est ainsi que vous parlez de la doyenne des juges d’instruction ?
Elle jeta avec humeur :
— De qui voulez-vous que ce soit ?
Il estima :
— C’est cavalier !
Puis il ajouta :
— Et pourquoi porteriez-vous plainte ?
— Pour harcèlement ! Depuis mon enquête à Dinard1, elle apparaît en filigrane dans toutes les affaires qui me sont confiées.
Le commissaire se redressa :
— Allons, allons, Mary Lester, ne versons pas dans la paranoïa s’il vous plaît ! À ce jour, c’est quand même moi qui détermine vos affectations, que je sache.
— C’est ce que je croyais, répliqua-t-elle du tac au tac. Mais il paraît que je me trompais : me voilà promue au rang de pantin dont la juge Laurier tire les ficelles. Figurez-vous que je n’ai aucune envie d’aller me frotter aux gendarmes une nouvelle fois. À la longue, ils vont finir par croire que je leur en veux !
L’accès d’humeur du commandant Lester semblait amuser le commissaire Fabien.
— Peut-être bien qu’ils vont, eux aussi, vous poursuivre pour harcèlement, ironisa-t-il.
Mary entra dans ce jeu :
— Voilà qui ne manquerait pas d’être plaisant ! Tout ça pour un type que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam ! D’habitude les P.-D.G. cassent leur pipe en Ferrari, dans leur jet privé, en glissant dans leur piscine ou en pêchant le marlin bleu dans le golfe du Mexique. Si vous voulez mon avis, trépasser à vélo au bord d’un chemin quand on appartient à ce monde de m’as-tu-vu, c’est faire montre d’un parfait mauvais goût.
— Dans ces causes de mortalité vous oubliez l’accident de chasse, glissa Fabien insidieusement.
— J’en oublie probablement d’autres comme la chute à ski ou le saut à l’élastique, concéda Mary.
Elle marqua un temps de silence et demanda :
— Pourquoi évoquez-vous l’accident de chasse ?
— Parce que sa veuve s’appelle Cécile.
— Et alors ? Si encore elle s’était appelée Diane…
Ce fut au commissaire de questionner :
— Pourquoi Diane ?
Mary sourit :
— Diane la chasseresse, ça ne vous dit rien ?
Le commissaire ne releva pas l’intention malicieuse de la question. Bien au contraire, il affirma avec force :
— Eh bien non, c’est Cécile !
Après un temps de silence, il ajouta :
— Cécile Larnaca, que vous avez mieux connue sous le nom de son premier mari…
Elle regardait attentivement le commissaire, les sourcils froncés. Qu’allait-il encore sortir de son chapeau ?
Béat, le divisionnaire Fabien souriait.
— Ça ne vous rappelle vraiment rien ? À cette époque elle s’appelait encore Cécile Poingt.
Un brouillard se déchira devant les yeux de Mary qui répéta, stupéfaite :
— Cécile Poingt ! Que ne le disiez-vous ?
Des images qu’elle avait un peu oubliées défilèrent brusquement devant ses yeux : le corps horriblement mutilé de Julien Poingt, étalé comme une pièce de boucherie sur la table carrelée de la morgue, la gorge ouverte par l’explosion de son fusil de chasse.
Le père Boulois lui avait si bien décrit la scène suivant l’explosion qu’elle croyait l’avoir vue…
— Alors, demanda le commissaire Fabien, ça vous revient ?
Elle souffla :
— Si ça me revient !
Sa première enquête sérieuse sur ce que tout le monde pensait être un banal accident comme il s’en produit tant à la campagne… Sa perspicacité (son mauvais esprit comme disait parfois le commissaire pour la taquiner) lui avait pourtant permis de découvrir un crime machiavélique qui avait envoyé son auteur, un notable qui se croyait intouchable, devant la cour d’assises.2
Ce faisant, elle avait déclenché un scandale énorme dans la bonne société cornouaillaise.
Elle avoua :
— J’avais évidemment appris que Cécile s’était remariée, mais je n’avais pas retenu le nom de son nouveau mari.
— Robert Larnaca, dit le commissaire en croisant les mains sur son ventre. Un polytechnicien qui était alors ingénieur et directeur technique des établissements Poingt…
Après un temps de silence, il ajouta :
— C’est lui qui a repris le flambeau après la disparition de Julien Poingt. Puis, par son mariage avec la veuve de l’industriel, Robert Larnaca est devenu le patron des établissements Poingt. Sous sa direction, la boîte s’est encore développée pour devenir le phare économique de toute la région.
— Je n’ai pas suivi l’affaire avec toute l’attention requise, reconnut Mary. J’étais tombée dans ce milieu par un concours de circonstances. C’est ce drame qui m’y a plongée. Pour autant, je n’ai pas profité de mon enquête pour me faire des relations et je n’ai jamais été conviée aux petits raouts de week-end que ces gens pratiquent entre eux, ce qui m’a évité d’avoir à décliner de telles invitations.
Elle regarda le commissaire avec attention :
— Patron, si vous me disiez ce que vous voulez que je fasse précisément ?
Fabien déplaça sa règle de teck pour l’aligner sur le bord vert de son buvard sous-main. Il semblait apporter à cet ajustement une application excessive.
— Simplement que vous rencontriez la juge Laurier, qui vous dira ce qu’on attend de vous.
Elle s’étonna :
— Mais… et vous, patron ?
Fabien leva une main comme pour dégager sa responsabilité :
— Oh moi…
Il regarda Mary de biais :
— Vous voulez savoir ? Eh bien sachez, jeune fille, que le divisionnaire Lucien Fabien s’en fiche.
Il s’emporta :
— Ça lui est équilatéral, au commissaire divisionnaire Fabien ! La justice passe par-dessus sa tête ? Fort bien ! Arrangez-vous donc avec votre juge préférée.
Mary regimba :
— Vous ne me demandez pas mon avis ? Vous ne me demandez pas si je suis d’accord pour changer de patron, comme ça ?
— Non, dit Fabien mollement, je ne vous le demande pas.
Il braqua son index sur sa cravate :
— Vous croyez qu’on m’a demandé mon avis ?
Elle leva les épaules avec humeur :
— En somme, vous vous en tapez !
Il nota avec réprobation :
— Voilà que vous vous remettez à parler comme Fortin ! Non, je ne m’en tape pas, commandant, mais je devrais ! D’ailleurs, si vous le voulez, vous me ferez simplement part de l’avancement de l’enquête.
— Simplement… répéta-t-elle.
— Voilà…
— Je vais donc de ce pas rencontrer la juge Laurier puisqu’il semble qu’elle apparaisse encore « en filigrane » dans cette contre-enquête ?
— Cette fois, c’est plus qu’en filigrane, Mary.
Elle fut décontenancée par l’abdication apparente de cet homme énergique. Elle demanda :
— Mais alors, qu’est-ce que je fais ?
Il répondit avec une indifférence affectée :
— Vous ferez comme d’habitude, commandant Lester.
— Qu’est-ce à dire, patron ?
— C’est-à-dire que, comme d’habitude, vous n’en ferez qu’à votre tête…
Comme elle allait répondre, il leva la main avec autorité :
— Et ne protestez pas ! Vous savez bien que c’est vrai.
Elle se contenta de bougonner :
— On dirait que vous avez eu à vous en plaindre !
Il ne répondit pas directement.
— Hé hé ! fit-il. Il est temps que madame Laurier apprenne à connaître les méthodes du commandant Lester.
1. Voir La mystérieuse affaire Bonnadieu, même auteur, même collection.
2. Voir La mort au bord de l’étang, même auteur, même collection.