― Vous êtes flics et ça ne vous saute pas aux yeux ? Ederson a défendu Gaylord et ils ont gagné ! Ce bâtard a été acquitté. Il serra les poings et son regard s'endurcit. Vous savez ce que ça fait d'entendre un verdict tel que celui-là tomber alors que vous entendez jour et nuit votre petite fille pleurer, tellement elle est traumatisée ? Il fixa son regard noir et avide de colère sur Jerry. Non, vous ne savez probablement pas.
Jerry eut alors le cœur qui se serra un instant mais il se ressaisit. Peter, lui, relâcha la pression de ses poings. Kate sortit un magnétophone de sa poche et appuya sur le bouton lecture. Ils écoutèrent en silence le message vocal de Peter laissé sur le répondeur de l'avocat. Plus d'une minute de vocifération et de menaces de mort en tout genre. Hawk appuya son index sur la table et se pencha en regardant Kate droit dans les yeux.
― Je maintiens ce que j'ai dit sur le message que je lui ai laissé. Si je le trouve je le bute.
Kate leva la main.
― Vous n'aurez pas besoin de le faire, assura-t-elle en jetant les photos du cadavre sous le nez du père de famille pour tenter de susciter une quelconque réaction, quelqu'un l'a déjà fait pour vous.
Ahuri, Peter regarda les photos sans la moindre émotion, puis déclara :
― Ce fils de chien n'a eu que ce qu'il méritait.
― C'est vous qui l'avez tué alors, n'est-ce pas ?
― Quoi ? Non mais ça va pas ! Je viens de vous dire que j'aurais aimé le faire ! Mais croyez-moi que je lui aurais fait la même chose ! Vous remercierez le gars de ma part qui a fait ça.
― Où étiez-vous hier soir ?
Il haussa les épaules puis prit un air plus détendu.
― Chez moi, j'ai regardé le match des Bulls sur le câble.
― Quelqu'un peut le confirmer ? poursuivit Kate en croisant les jambes.
― Bien sûr, ma femme et ma fille.
Facile comme alibi. S'il avait répondu "j'étais au cinéma", ça aurait été la même chose.
― C'était quoi le score ? demanda Jerry.
― Vingt-huit à vingt-cinq. Premier panier marqué par Derrick Rose à la neuvième minute et le dernier par Ronnie Brewer.
― Celui de Joakim Noah à la onzième minute était très beau, lança Jerry toujours dans son coin les bras croisés.
Peter le regarda d'un air désabusé.
― Vous me testez ? Joakim n'a pas marqué à la onzième... mais à la trente-deuxième.
Jerry jeta un rapide coup d’œil à sa collègue pour lui faire comprendre qu'il en avait fini. Ils retournèrent dans la pièce à côté où le docteur Gill les attendait.
― Alors docteur ? questionna la grande rousse.
― Alors, elle marqua un temps d'arrêt, il dit la vérité.
Le docteur Gill était une femme d'une quarantaine d'année, les cheveux blonds coupés au carré. Ses grandes lunettes rouges avaient tendance à la vieillir. Elle avait passé plus de douze ans à décrypter les visages pour y découvrir le moindre signe de mensonge, ni plus ni moins comme dans la série Lie to me qu'elle trouvait d'ailleurs un peu tiré par les cheveux. Et la manière dont s'était comportée Peter Hank ne faisait aucun doute sur son innocence.
Le Commandant Isaak Wilson, une montagne afro-américain, entra dans la pièce. L'impressionnant bonhomme tenait une chemise cartonnée à la main.
― Voici le dossier de notre ami. Il a été condamné autrefois à vingt-huit jours d'intérêt général pour avoir uriné sur la voie publique alors qu'il était ivre. C'est tout ce dont pour quoi il est connu.
― Je vous le dis, cet homme n'est pas votre tueur. Malheureusement son message vocal n'est pas tombé sur la messagerie au bon moment, ajouta le docteur Gill.
― De toute façon il n'aurait pas été retenu sans d'autres preuves, certifia le Commandant. Toutefois je veillerai à le mettre sur écoute et à ce qu'une équipe le surveille pendant quelques jours, on n’est jamais trop prudent.
Le lendemain, dans son bureau accolé à celui de Kate, Jerry feuilletait les relevés bancaires, téléphoniques et les divers rendez-vous que l'avocat avait eus les mois auparavant.
Ils étaient persuadés que le tueur était un proche de la victime. Du moins quelqu'un qui avait passé assez de temps à ses côtés ou à l'observer pour connaître et comprendre sa façon de vivre. Ce qu'ils voulaient comprendre, c'est si Ederson avait pu défendre bons nombres d'affaires crapuleuses, lesquelles seraient assez édifiantes pour qu'il se fasse trucider comme il l'avait été.
C'est ce que tentait de découvrir Kate en épluchant les différents dossiers traités ces huit dernières années, lorsqu'il avait repris le cabinet de son père. Elle restait persuadée que c'était l'œuvre d'un maniaque qui avait pensé à chaque détail de son attaque. Et pour sûr qu'il avait réussi. Aucune trace, aucun indice n'avait été retrouvé dans l'appartement d'Ederson. Impossible même de savoir comment il était entré dans l'immeuble.
Oui, celui qui avait fait ça était très méticuleux et il savait pertinemment comment contrer les technologies modernes.
― Je n'en peux plus de tous ces dossiers, ils se ressemblent tous ! Les affaires sont toutes quasiment les mêmes. Visiblement il triait ses accusés, lança-t-elle en s'étirant comme pour décoller les disques vertébraux qui semblaient s'être tassés à cause des longues heures passées assise sur sa chaise.
Jerry se frotta le haut du crâne avant de se taper la tête sur son bureau à plusieurs reprises. Il ne savait plus où il en était avec tous ces papiers mélangés et éparpillés.
― Quant à moi, je peux affirmer qu'il n’a pas été tué pour une histoire d'argent. Il gagnait bien sa vie, ce n'était pas un joueur compulsif ou un abonné au câble. Ses comptes sont bien tenus, ses relevés bancaires ne génèrent aucune transaction douteuse, bref le néant de mon côté.
Kate se leva et hissa une fesse sur le bureau de son collègue.
― Nous ne cherchons pas au bon endroit, ce type connaissait forcément son tueur.
― Tu sais Sherlock, plus j'explore la vie de cet homme, plus je me dis que tout simplement il a eu la mauvaise chance de tomber sur ce malade, un soir pas fait comme un autre.
― Je ne suis pas d'accord avec toi, ce numéro sur son ventre, il n'a pas été scarifié pour faire beau. Et son ordinateur qui a disparu, ça a forcément un rapport avec quelque chose.
― Pourquoi nous indiquerait-il une piste dans ce cas alors que d'un autre côté il vole ce qui pourrait nous permettre de comprendre le mobile ? s'interloqua Jerry en s'enfonçant dans son fauteuil tout en mâchouillant son capuchon de stylo.
― Les tueurs en série sont fanatiques, ils veulent qu'on parle d'eux, qu'on les reconnaisse, qu'on les craigne, c'est pour cela qu'ils laissent des indices énigmatiques. Tous les tueurs en série finissent par se faire prendre.
Il leva son index pour contredire sa collègue.
― Et Jack l'éventreur alors ?
― C'est à la fin du dix-neuvième siècle ! Tu vas chercher loin là. Les tueurs en série veulent qu'on sache qui ils sont, c'est pour ça qu'ils se font coincer un jour ou l'autre.
― Non non. Le Zodiac ma chère, on a jamais su qui c'était.
― Le Zodiac c'était en 1968, la technologie policière était loin d'être innovante encore une fois. Et puis vu le nombre de malades qui croupissent en prison, comparé au peu qui n'ont jamais été retrouvés, je confirme ce que je dis. Pour moi tous les tueurs en série finissent par se faire coincer.
― Reste à savoir si c'est vraiment un serial killer et non pas un gars qui a voulu tuer pour le plaisir.
Tuer pour le plaisir. Dire que des personnes en étaient capables. Enfoncer une lame dans la chair ou écraser une trachée leur procurait plus de plaisir qu'un cinéma ou un coït. Kate, outre le fait de penser que leur tueur aimait la simple vue du sang, pensait qu'il était un fanatique du crime parfait. Prouver à la police que ce mythe urbain est réalisable.
Elle voulut continuer à débattre avec son cher coéquipier mais ils furent interrompus par le Capitaine Hornak qui traversa la salle bruyante de voix jusqu'à leurs bureaux.
― Carter !
Kate sursauta en maudissant à voix basse son supérieur avant de lui sourire de toutes ses dents.
― Oui Capitaine ?
― Que faites-vous encore ici ?
Elle jeta un coup d’œil à son coéquipier.
― J'étais sur les dossiers de notre victime, Ederson. Pourquoi ?
― Vous avez vu l'heure ? Cela fait exactement, il regarda sa montre, dix-neuf minutes et cinq secondes que l'autopsie a commencé et vous n'y êtes pas !
Elle fit les gros yeux ; elle avait complètement oublié cette tâche qu'elle jugeait plutôt ingrate.
― Bien Capitaine je m'y rends immédiatement.
― J'espère bien !
Il tourna les talons mais sentit que Jerry avait un léger sourire, il se retourna et lança :
― Ça vous fait rire Hawkins ?
― Non Capitaine.
― Dommage que vous n'ayez pas d'humour alors, allez rejoindre votre collègue, vous lui tiendrez les cheveux quand elle vomira tripes et boyaux !
Dans le sous-sol, au fond du couloir, la grande salle d'autopsie était lumineuse, spacieuse presque plus joviale que la salle d'interrogatoire. Des "outils" étaient entreposés sur une table métallique brillante qui n'attendaient que de s'introduire dans la chair (pas très fraîche) d'un cadavre propre ou en putréfaction. Au milieu, le corps de Thomas Ederson était allongé nu, comme il avait été trouvé dans son lit. Il était éclairé par une grosse lampe au-dessus de lui, un peu comme chez le dentiste, sauf que là, c'était tout le corps qu'on allait lui charcuter.
Kate détestait particulièrement les autopsies, voir un corps ouvert en deux et lui ôter les entrailles ne la réjouissait guère ; les bras croisés, elle regardait avec un léger rictus son collègue entrer dans la pièce.
― Bien, nous allons pouvoir commencer, à moins que l'on attende une troisième personne ? demanda le médecin légiste en regardant par-dessus ses petites lunettes un tantinet agacé par le retard des deux fonctionnaires.
Doc Cliff (c'est comme ça qu'on l'appelait) détestait déjà la compagnie d'un quelconque être humain, alors devoir en attendre deux, l'avait légèrement irrité. Il était de nature calme et gentille, mais on voyait qu'il préférait la compagnie des morts. C'est bien les morts. Ça ne papote pas inutilement et surtout ça ne dépose pas plainte en cas de faute professionnelle.
Le médecin leva les mains gantées et demanda à un des deux agents de bien vouloir l'aider à retourner le corps. Kate pointa de son doigt manucuré son acolyte.
― Jerry a pris des cours, il est doué pour ça.
Il poussa un long soupir, mais ce dernier s'exécuta. S'il avait su que cette fois-là serait pire que la première, il se serait sans doute abstenu. En effet, car le Doc bougea la batte de base-ball qui était toujours logée là où elle avait été laissée. Quand il eut réussi à la retirer une violente odeur en sortit. Par reflex, Jerry relâcha le corps et se pencha pour vomir, mais rien ne sortit de son estomac.
― p****n Doc, vous auriez pu me prévenir !
Malgré la main qu'elle avait posée sur son nez bien avant que l'objet ne soit retiré, Kate se mit à rire aux éclats.
― Je pensais que vous étiez avisé de ce genre de chose, rétorqua-t-il en faisant un clin d'œil complice à la jeune femme.
― C'est vraiment dégueulasse cette odeur !
― Oui c'est normal, ce sont les gaz corporels qui s'échappent inévitablement.
Le Doc retourna seul cette fois, le cadavre sur le ventre. Il ausculta l'intérieur du rectum où il y avait eu une forte hémorragie ainsi que de multiples lésions importantes, qui avaient sans doute provoqué la mort d'Ederson.
― Je pense que notre ami est mort d'une hémorragie cérébrale.
Jerry fronça les sourcils.
― Vous arrivez vraiment à voir ça dans son trou de balle ?
Le fixant par-dessus ses lunettes, le Doc répondit que vu l'état de son crâne ça avait été une évidence avant de penser à une éventuelle exsanguination anale.
Il prit son scalpel affûté quelques minutes auparavant sur la fameuse table à " outils " et le posa en dessous de la clavicule jusqu'à le faire descendre en diagonale jusqu'au sternum, il s'arrêta et fit de même sous l'autre clavicule, formant un grand V. A la pointe de ce V, il fit glisser son scalpel jusqu'en dessous du nombril.
Il reposa son instrument et avec ses petits doigts gantés il écarta la peau. Une sous-couche jaune épaisse apparue, cette couche solidifiée par la mort, n'était autre qu'une couche de graisse, tout le monde en possède une, mais celle de Thomas Ederson était proéminente. S'il n'était pas mort il aurait sans doute succombé au bout de la deuxième ou troisième crise cardiaque. Quand il écarta suffisamment la peau pour entrevoir les côtes, il fut forcé de constater que certaines étaient fracturées, mais cela ne l'étonnait pas, ce sont des os fragiles et il suffit que l'assassin ait pris appui dessus ou l'ait frappé pour provoquer ce genre de lésions.
Il jeta un coup d’œil à ses auditeurs qui ne perdaient pas, malgré le dégoût, une miette des gestes qu'il effectuait. Quand il vit que tous deux ne montraient aucun signe de malaise, il poursuivit son autopsie.
Il prit une grosse pince coupante, qui ressemblait plus à un coupe boulon qu'à un objet chirurgical, puis il coupa les sept premières paires de côtes, celles qui sont directement reliées au sternum. Quand il souleva la cage thoracique, Jerry ne put se retenir de référencer ce geste à sa dernière panne de moteur sur son véhicule ne faisant rire que lui.
Le doc approcha la lampe plafonnier du corps ouvert et se mit à extraire un par un les organes vitaux et les peser. Il commença par les poumons, puis le cœur, en annonça à chaque fois le poids, en l'occurrence 236 grammes pour le myocarde.
Il continua l'opération, toujours en notifiant une quelconque remarque. Jusqu'ici rien d'anormal, jusqu'à ce qu'il sorte un des reins qui s'avérait être très atrophié.
― S'il n'avait pas été assassiné, il n'aurait sans doute pas survécu jusqu'à cinquante ans, sans une greffe.
Décidément, entre les reins et la graisse, sa longévité était sérieusement compromise, rien d'étonnant au vu de son piètre mode de vie. Il avait ingurgité plus de frites dans sa vie qu'un agriculteur ne pouvait fournir de pommes de terre à lui tout seul et les légumes étaient bannis de sa liste de course.
― Je pense que même en sachant cela, notre tueur l'aurait quand même refroidi, lança Jerry.
Cliff mit dans un bol, les bananes noircies qui se trouvaient dans sa bouche. Bouche qui était enfoncée profond dans son crâne.
― Son assassin, ne cherchait pas à le tuer lorsqu'il lui a enfoncé les premières bananes, plus à signifier quelque chose ou pour le faire taire. Ou il était déjà probablement mort lorsqu'il lui a mis, c'est une possibilité.
― Il y avait des pêches et du raisin dans sa corbeille de fruits, pourquoi lui avoir mis les bananes ?
― Tu cherches trop compliqué, assura Jerry, les bananes sont plus faciles à écraser dans la bouche, les pêches ne seraient jamais entrées et le raisin en grappe l'aurait étouffé si c'était passé malencontreusement dans l'œsophage.
― Parce que tu crois qu'à la base une batte de base-ball est sensée rentrer dans...
― Et bien, elle y est quand même rentrée ! coupa Jerry.
Consterné par la tournure que prenait la conversation, Cliff hocha la tête et continua d'ausculter la dépouille, il remarqua les traces de contusions diverses sur le corps, son agresseur s'était acharné sur lui à multiple reprises avec la batte, certains coups lui ayant causé des fractures diverses, clavicule, côtes, tibia et humérus.
Le Doc posa ses gants sur la table d'appoint en inox.
― Ce pauvre homme a subi un véritable calvaire, lança-t-il, vous aurez le rapport écrit en fin de journée. Je vais finir l'autopsie seul.
Les deux agents n'en demandèrent pas plus. Ils saluèrent le médecin légiste et quittèrent la salle d'autopsie pour remonter à l'étage de leur service.
― Je ne sais pas toi Carter, mais moi ça m'a donné faim tout ça.
Elle regarda son collègue en soulevant un sourcil ; décidément son coéquipier ne perdait jamais l'appétit.