Gabrielle
Je m’étais levée à 6 h, comme tous les matins depuis presque un mois, depuis que je travaillais pour la famille Koffi. Je me rendis ensuite dans la chambre des cadettes, préparai le nécessaire pour le bain et vérifiai une dernière fois que leurs cartables ne manquaient de rien. Je connaissais déjà presque par cœur leurs emplois du temps et m’assurais toujours qu’elles aient tout le nécessaire pour l’école, après qu’elles aient tout rangé. C’était une règle que j’avais établie avec elles. Leurs nounous précédentes se chargeaient généralement de tout à leur place, probablement pour gagner du temps. Contrôler était parfois plus contraignant que le faire soi-même.
Tout était à sa place. Le réveil des filles sonnait généralement à 6 h 30 et je leur donnais une dizaine de minutes pour émerger. Si ce n’était pas le cas, je m’en chargeais moi-même.
C’était aussi une autre habitude que j’avais réussi à leur imposer. Elles étaient totalement dépendantes pour tout, et maintenant, j’avais réussi à leur inculquer un minimum d’autogestion, bien évidemment toujours sous ma supervision.
Je sortis de leur chambre et hésitai un moment avant de me rendre dans celle de Nathalie. Chaque fois qu’elle m’y avait trouvée à son réveil, cela finissait généralement en conflit.
J’ouvris silencieusement la porte et y entrai. Je jetai un bref regard à l’ordre de la chambre et rangeai deux bibelots çà et là. Je vérifiai ensuite les vêtements qu’elle avait prévus pour la journée : tout allait bien. Je me rendis dans ses toilettes pour m’assurer que tout était en ordre, puis retournai dans sa chambre. Mon regard croisa alors le sien. Bien ouverts. Elle ne dormait pas. Je me préparai mentalement à une remarque désagréable, mais à la place, je reçus un léger sourire.
- Bonjour Gabrielle, lança-t-elle en se redressant dans son lit.
- Bonjour Nathalie, répondis-je avec un sourire. Bien dormi ?
- Bon… je voulais dire que je suis désolée pour hier, murmura-t-elle, sans répondre à ma question. J’aurais pas dû parler comme ça.
Elle se tortilla un instant, mal à l’aise, puis ajouta :
- Papa dit que j’ai été irrespectueuse… et je crois qu’il a raison.
Son ton n’avait rien d’enthousiaste, mais il n’y avait pas de rébellion non plus : une excuse un peu contrainte, sincère à moitié, mais au moins honnête dans l’effort.
- Ce n’est rien, Nathalie, lui dit-elle doucement. Je ne t’en veux pas. L’important, c’est qu’on se soit comprises.
Un petit silence s’installa entre nous.
- Je vois que tout est à sa place ici. Je vais te laisser prendre une douche et te préparer pour l’école. Je vais aller voir si tes sœurs sont déjà debout.
- D’accord, répondit-elle simplement.
Je sortis de la chambre, un peu soulagée. Même si ses excuses avaient été faites sous contrainte, j’appréciais l’effort. Je me dirigeai vers la chambre des filles et constatai avec satisfaction qu’elles étaient réveillées et prenaient leur bain. Un petit sourire naquit sur mes lèvres : elles devenaient vraiment autonomes, les petites.
Je descendis à la cuisine et préparai le nécessaire pour leur petit-déjeuner. Les filles descendirent un quart d’heure plus tard et s’installèrent à table. J’étais sur le point de me retirer quand Monsieur Koffi fit son entrée dans la salle à manger.
- Bonjour papa ! s’écrièrent les filles en chœur.
- Bonjour mes chéries, répondit-il avec un sourire.
- Bonjour monsieur, dis-je d’un ton poli.
- Bonjour Gabrielle, dit-il ensuite d'un ton neutre.
Je ne saurais expliquer pourquoi, mais l’entendre m’appeler par mon prénom me mettait terriblement mal à l’aise. Ce n’était certes pas compromettant, mais j’aurais préféré qu’on conserve un ton strictement formel.
- Au fait, j’aimerais m’entretenir avec vous ce soir. Venez dans mon bureau après avoir mis les enfants au lit.
- Bien, monsieur, répondis-je d’une voix que j’espérais assurée, même si une boule d’anxiété me serrait l’estomac.
Avait-il quelque chose à me reprocher ? Que lui avait dit sa fille hier ? J’espérais qu’elle n’avait rien inventé pour me pousser à perdre mon emploi. Je me rappelais encore que son père m’avait dit qu’elle était rancunière. Sa demande d’excuses de ce matin n’était-elle qu’un leurre ?
J’avais certes encore un toit pour deux autres mois, puisque mon ancien appartement n’était pas encore occupé, mais comment aurais-je fait pour le payer si je devais partir ? J’avais vraiment besoin de cet emploi. Non seulement j’étais logée, mais en plus nourrie, et mon salaire était bien au-dessus de la norme.
- Les filles, je vous emmène à l’école aujourd’hui, lança Monsieur Koffi.
- Sérieux ? demanda Nathalie, le regard émerveillé.
- Vraiment ? s’exclama Léonie, toute joyeuse.
- Merci, papa, répondit simplement Merveille.
Je me rendis dans ma chambre et me laissai choir sur mon lit. La journée s’était déroulée tant bien que mal. Je passai le reste du temps à explorer différents cours en ligne possibles. Je savais bien que, dans mes conditions et sans diplômes, il serait difficile de parvenir à quelque chose de vraiment professionnel.
Je passai ensuite l’après-midi à gérer les filles dans leurs activités scolaires, puis les accompagnai au lit le soir. Je refermai la porte derrière elles, le cœur battant. Il me fallait maintenant affronter Monsieur Koffi. J’avais évité de le croiser toute la soirée et étais restée dans la cuisine après y avoir dîné. Lorsque les filles étaient montées dans leur chambre, je les avais simplement rejointes.
Je descendis enfin et me dirigeai vers le bureau de Monsieur Koffi. Mes mains étaient moites lorsque je toquai à la porte.
- Entrez, entendis-je une voix ferme à l'intérieur.
J’ouvris la porte, les mains tremblantes, et entrai. Monsieur Koffi était assis sur son immense fauteuil, semblable à un trône, et je me sentis perdre pied lorsque mon regard croisa le sien, profond et pénétrant. Je ne pus m’empêcher de repenser à la manière dont il avait parcouru mon corps du regard la veille, et un léger frisson me traversa.
- Euh… euh… monsieur, vous aviez demandé à me parler, dis-je en avançant lentement.
- En effet. Prenez place, Gabrielle, répondit-il d’une voix forte, sans me lâcher du regard.
Je ne savais où me mettre, tellement j’étais embarrassée. Il avait cette manière d’être à la fois froid, réservé et parfois brusquement accessible, qui me déstabilisait profondément.
- Gabrielle, je souhaitais vous informer que j’ai eu une discussion avec Nathalie concernant son comportement.
Je restai silencieuse, le laissant suivre le fil de sa pensée.
- Elle a été difficile au départ, mais je pense que nous avons réussi à établir un dialogue constructif. Nathalie a reconnu la nécessité de respecter votre rôle et a promis de faire des efforts.
- Je vous remercie d’avoir pris cette peine, monsieur. Ce matin, elle m’a effectivement présenté des excuses et a été moins agressive.
Je ne voyais pas l’intérêt de lui révéler que les excuses de sa fille étaient un peu forcées, mais je respectais l’effort et le maintien de la parole qu’elle avait donné à son père.
- Vous m’en voyez ravi. Je vous encourage à continuer de maintenir une discipline ferme mais bienveillante. N’hésitez pas à me faire savoir si vous rencontrez la moindre difficulté.
- D’accord, monsieur, et je vous en remercie.
Un petit silence s’installa entre nous. Monsieur Koffi se contentait de me regarder sans rien ajouter, et je ne savais plus où me mettre.
Je sentais mon cœur battre plus vite, incapable de savoir si je devais parler ou me retirer.
- Si c’est tout… euh… je vais me retirer, monsieur, répétai-je finalement.
- Très bien, Gabrielle. Vous pouvez disposer.
Je me levai et sortis de son bureau le cœur léger. Je conservais mon emploi.