14 juillet

2562 Words
14 juilletJe suis encore toute frémissante de la scène que je viens d’avoir avec ma tante. Mais c’est incompréhensible... incompréhensible ! Il y a une heure, je travaillais dans la salle à manger, qui occupe avec la cuisine tout l’étroit rez-de-chaussée. On sonne. Le fait est assez rare à cette heure, ma tante n’entretenant aucune relation. Je pense avec un petit battement de cœur : « C’est peut-être une leçon ! » Et, bien vite, sans attendre que Berthe, toujours lente, se soit mobilisée, je cours ouvrir. Fort heureusement, ayant déjà les joues empourprées par la chaleur, je ne pouvais rougir davantage. Car je restai tout interloquée en voyant devant moi le bel inconnu. Il se découvrit en demandant : – Est-ce bien ici que demeure Mlle Herseng ? – C’est ici, monsieur. – Vous avez mis une annonce dans le Times, mademoiselle ? Je viens à ce sujet. – Ah ! très bien, monsieur !... Veuillez entrer. Je l’introduisis dans la salle à manger. Jamais encore, je ne m’étais trouvée aussi embarrassée. Dominant ma gêne, j’offris une chaise au visiteur et m’assis en face de lui. Il prit aussitôt la parole, d’une voix harmonieusement timbrée où se discernait un léger accent étranger. – Accepteriez-vous, mademoiselle, de passer deux ou trois heures chaque après-midi près de ma sœur, pour perfectionner son français, et surtout pour la distraire, car elle est souffrante, et souvent triste. Vous auriez à lui faire la lecture, à l’accompagner même dans sa promenade, quand elle le désirerait. En un mot, vous rempliriez près d’elle l’office de demoiselle de compagnie, pendant quelques heures, avec mission de changer un peu ses idées, de l’égayer, car vous devez être gaie, n’est-ce pas ? Comment l’a-t-il deviné ? Je ne cherchai pas à me l’expliquer, la surprise et l’émotion mettant mes idées un peu en désarroi. Et je répondis : – Oui, je le suis, monsieur. Et je crois vraiment pouvoir accepter la tâche que vous m’offrez. Il sourit. Et ce sourire répandit tout à coup un charme incomparable sur le beau visage fier, dans les yeux si profondément expressifs. – J’en suis très heureux. Je désirais depuis longtemps voir près de ma sœur une compagne jeune et gracieuse, qui pût lui devenir sympathique. Je crois que vous réalisez l’idéal, mademoiselle. C’était un compliment. Le ton de l’étranger, la discrète admiration de son regard ne laissaient pas de doute à cet égard. Mon embarras s’en accrut. J’objectai : – Je ne puis accepter cependant sans prendre l’avis de ma tante. Permettez-moi d’aller la chercher. Et je montai vivement jusqu’au salon où travaillait Mme Herseng. Je l’informai de l’événement. Elle demanda : – Est-ce un Anglais ? – Je ne pense pas. Il a plutôt un accent allemand, très peu accentué. Les sourcils de ma tante se rapprochèrent. – Ah !... je n’aime pas les Allemands. – Moi non plus, mais ce n’est peut-être pas un Allemand. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas une raison pour refuser. – Évidemment. Mais encore faut-il savoir quelle sorte de gens... Ce monsieur vous a-t-il dit son nom, et où il habitait ? – Non, pas encore. Voulez-vous venir, ma tante ? Vous verrez par vous-même. Elle descendit avec moi. L’étranger se leva à notre entrée, salua Mme Herseng et exprima son regret d’être la cause d’un dérangement pour elle – le tout avec une courtoisie légèrement condescendante, un peu hautaine même. Puis il demanda : – Eh bien ! madame, autorisez-vous mademoiselle votre nièce à accepter la proposition que je lui fais ? Ma tante le regardait avec une attention qui lui déplut sans doute, car je vis se froncer légèrement les sourcils foncés qui, de même que les cils, forment un contraste séduisant avec les cheveux blonds. Mme Herseng répondit d’un ton hésitant : – Je ne sais encore, monsieur... Il faudrait que nous soyons renseignées... – Sur les gens à qui vous avez affaire ? C’est naturel. Je suis prince de Drosen, de passage à Versailles où ma tante et ma sœur, les princesses Charlotte et Hilda, sont installées à l’hôtel des Réservoirs. La révélation de cette haute personnalité m’abasourdit un moment, non pas, cependant, au point que je ne fusse frappée du tressaillement qui courut sur le visage de ma tante, et du singulier blêmissement de son teint. Il me parut même qu’elle avait eu comme un mouvement de recul. Et elle balbutia : – Le prince de Drosen... Oui, en effet, je sais... Il dit en souriant : – Vous voyez donc que vous n’avez pas affaire à des aventuriers... La question des émoluments n’a pas encore été traitée entre nous ; mais je tiens à vous dire que votre chiffre sera le mien et que... Mais ma tante l’interrompit, d’une voix un peu saccadée que je ne lui connaissais pas. – Il faut que nous réfléchissions... Je vous prie de m’excuser... Mais je ne suis pas encore décidée à laisser ma nièce courir ainsi le cachet... Ça, c’était trop fort ! Elle-même m’y avait encouragée. Je ne pus réprimer un mouvement de stupéfaction. Le prince la regarda avec surprise en disant : – Cependant, madame, vous avez fait mettre l’annonce ?... – Oui... certainement. Mais je le regrette. Quelque chose changea sur la physionomie du jeune homme. Une impatience irritée traversa son regard, tandis qu’il ripostait d’un ton hautain : – Vous auriez dû réfléchir auparavant pour éviter des démarches inutiles... Enfin, veuillez me dire si, oui ou non, je puis compter sur mademoiselle ? – Je... je crois que non, monsieur. Un mouvement de protestation m’échappa. Le prince s’en aperçut, car il me dit aussitôt : – Ce n’est pas votre avis, mademoiselle ? Ah ! certes non ! Quelle idée nouvelle avait donc germé dans le cerveau de ma tante ? Mais je ne pouvais entrer en discussion avec elle devant un étranger. Je répondis en essayant de parler avec calme : – Non, monsieur. J’étais décidée à accepter. Mais puisque ma tante en juge autrement... Il dit d’un ton bref – le ton d’un jeune homme excessivement mécontent – mais qui se contient : – Vous réfléchirez. J’attendrai votre réponse jusqu’à demain matin. Il avait l’air très intimidant, en ce moment, un air de prince irrité qui lui allait fort bien. Je vis ma tante baisser les yeux en prenant une mine humble que je ne lui connaissais pas. – Veuillez m’excuser... Il ne parut pas l’entendre. Se tournant vers moi, il dit d’un ton plus doux : – J’espère, mademoiselle, que j’aurai demain le plaisir d’annoncer à ma sœur que vous acceptez. Il s’inclina légèrement. Je vis alors ma tante esquisser un mouvement comme si elle allait plonger en une révérence. Mais elle se contenta de saluer profondément. Le prince sorti, je la regardai en disant d’une voix qui tremblait de stupéfaction et de colère : – Voulez-vous m’expliquer, ma tante, quelles sont les raisons de ce refus ? Ses yeux se détournaient des miens. Oh ! ce regard de côté, ce regard sans droiture que je n’aime pas, comme elle l’avait en ce moment ! – Cette proposition était inacceptable. – Comment, inacceptable ! – Je ne parle pas au point de vue pécuniaire... Mais... c’est une situation qui ne peut vous convenir. Le prince de Drosen, que vous verriez naturellement souvent près de sa sœur, est... très peu sérieux. – Comment le savez-vous, ma tante ? La question parut un moment l’embarrasser fort. Elle répondit en balbutiant un peu : – Mais... mais c’est connu. – Connu, comment ? Vous ne voyez personne et vous ne lisez rien, que je sache, qui puisse vous renseigner au sujet de cette famille. – Tous ces jeunes princes passent une partie de leur existence à Paris et ne songent qu’à s’amuser. Tenez, comment expliquez-vous que ce soit lui qui s’occupe, en personne, d’engager une demoiselle de compagnie pour sa sœur, alors qu’il y a la tante et les dames de la suite des princesses, toutes désignées pour des démarches de ce genre ? Pourquoi s’est-il dérangé lui-même pour venir ici, alors qu’on sait combien tiennent à l’étiquette tous ces princes... Elle s’interrompit, toussa comme si elle s’étranglait et reprit : – Il a dû vous remarquer dehors et vous a fait suivre pour connaître votre adresse. Puis l’annonce du Times lui est tombée sous les yeux. Il a saisi l’occasion... Je la considérais avec ébahissement : – En vérité, ma tante, c’est vous qui imaginez des choses... – Des choses très vraisemblables. Après le quasi-refus que je lui ai opposé, un homme comme lui, habitué à voir tout céder devant le moindre de ses désirs, aurait dû nous dire carrément : « C’est bon, restez chez vous. » Au lieu de cela, il attend notre réponse jusqu’à demain – preuve qu’il tient extrêmement à vous voir accepter sa proposition. La présence d’esprit me revenait. Je ripostai avec un peu d’ironie : – Voilà des suppositions absolument gratuites, ma tante. Pourquoi ne pas penser, plutôt, que le prince, avant de m’introduire près de sa sœur, tenait à me connaître un peu ? Mais en tout cas, il faut dire que, de toute façon, devant gagner ma vie, je suis exposée à bien des dangers. La grâce de Dieu me soutiendra, si je ne suis pas présomptueuse et sais implorer mon secours. Et il me semble que, raisonnablement, je puis toujours accepter cette situation, quitte à me retirer si quelque chose me déplaît de la part du prince de Drosen ou de son entourage. Tout en parlant, je remarquais la singulière physionomie de ma tante. Sa bouche avait une sorte de frémissement, et son regard, comme gêné, se détournait. Elle dit brusquement : – Non, je ne veux pas que vous vous exposiez ainsi. Je vais répondre au prince que vous n’irez pas. Pour comprendre ma surprise devant une décision ainsi motivée, il faut savoir que ma tante ne s’est jamais inquiétée de moi, moralement, alors que, fillette et jeune fille, j’allais seule par la ville, libre d’agir à mon idée. Seules, ma très vive piété et mon instinctive horreur du mal m’ont préservée. Il me semblait donc stupéfiant, et parfaitement incompréhensible, de voir Mme Herseng manifester des craintes qui m’eussent paru fort légitimes venant d’une personne plus soucieuse de ma conduite, en temps ordinaire. Et puis, je trouvais bien vagues ses hypothèses au sujet du prince de Drosen. Pourquoi imaginer toutes ces inventions romanesques ? Je ne crois pas du tout qu’un homme bien élevé use de moyens détournés comme ceux dont parle ma tante. Qu’il me trouve jolie, c’est possible, et même j’en suis sûre. Mais je me tiendrai de telle sorte qu’il n’ait jamais l’idée de me le dire. Une honnête femme doit savoir se faire respecter, fût-ce par un prince. Et, comme je l’ai dit à ma tante, les mêmes dangers m’attendent partout ailleurs, quelque situation que je prenne. Son refus me paraissait donc extraordinaire. Cédant à un soupçon vague que m’inspiraient sa mine bizarre et ce changement de visage quand le prince avait dit son nom, je m’écriai : – Vous avez d’autres raisons que celles-là !... des raisons que vous ne voulez pas me dire ! Elle tressaillit encore, comme tout à l’heure, et parut troublée. D’une voix qui ne me semblait pas très sûre, elle dit vivement : – Quelles raisons voulez-vous que j’aie ? Je ne connais pas autrement le prince de Drosen... Je suppose seulement qu’il est comme la plupart des jeunes gens... – Vous supposez... On peut aller loin avec cela, et manquer toutes les situations qui se présentent. Je ne vous comprends pas du tout, ma tante. Vous n’aviez pas coutume d’être si craintive pour moi. – Eh bien ! j’ai eu tort. En y réfléchissant, vous êtes encore trop jeune pour ce métier d’institutrice ou de demoiselle de compagnie. Attendez, nous verrons plus tard. Elle essayait de parler avec autorité. Mais son regard se détournait toujours du mien, et je voyais ses lèvres trembler d’impatience ou de gêne. Le fond de ma nature n’est pas pacifique. Ces paroles, cette attitude m’exaspérèrent. Je dis avec une ironie frémissante : – Ainsi, il vous a fallu arriver à aujourd’hui pour décider cela, subitement, alors que depuis mon enfance vous m’avez toujours dit : « Vous devrez gagner votre vie de bonne heure, car vous n’avez rien, et moi je ne suis pas riche. » Quel effet a donc produit sur vous ce prince Drosen pour vous faire ainsi changer d’idée ? Je vis alors son visage blêmir de nouveau, et – oui, cela j’en suis certaine – une sorte d’affolement passer dans son regard. Elle abaissa un moment ses paupières. Puis elle dit avec effort : – Eh bien ! allez-y donc... allez-y chez votre prince. Il est assez séduisant, en effet, pour que vous soyez satisfaite qu’il vous fasse la cour. Mais je vous ai prévenue, et je dégage maintenant toute ma responsabilité. Ce qui arrivera sera votre faute, souvenez-vous-en, Odile. Elle appuya beaucoup sur ces derniers mots. Puis elle sortit de la pièce. Alors, je suis montée aussi, je me suis assise près de ma fenêtre pour mieux réfléchir. Mais je ne pouvais pas d’abord. Trop d’irritation bouillonnait en moi. Elle s’apaisa par degrés. Et je pensai alors que j’avais eu tort de parler ainsi à ma tante. Elle a peut-être raison, après tout. Son âge, son expérience de la vie, la rendent plus apte à prévoir bien des choses. Ce prince de Drosen, si séduisant, peut en effet mener une vie peu exemplaire. Moi-même, je l’ai intérieurement traité d’impertinent, l’autre jour, quand il m’a regardée au passage avec un peu trop d’attention. Il est vrai que beaucoup d’autres font de même, et d’une façon plus hardie, plus insolente. Je me contente de détourner froidement les yeux. C’est une chose que je ne puis éviter – et après tout, en y réfléchissant, le regard du prince de Drosen était discret, très discret. Je ne sais pourquoi il m’a fait rougir ainsi. Mais je me suis montrée ingrate, impertinente pour ma tante, tout à l’heure. Elle agit pour mon bien, certainement... Je me répète cela, et je ne puis parvenir à le croire. Quelque chose, dans le ton, les paroles, l’attitude de Mme Herseng, m’a frappée, mise en défiance. Tandis que je me répète : « Elle a raison. Je suis une ingrate », une voix murmure au fond de mon âme : « Elle ment. Il y a autre chose. » Autre chose ? Mais quoi ? Quelles raisons peut-elle avoir en dehors de celle-là ? Et cependant, pourquoi ce nom a-t-il paru produire tant d’effet sur elle ? Mon imagination travaille en vain. Je ne connais rien de la vie de ma tante – pas plus que de celle de mes parents, d’ailleurs. Et cela me semble singulièrement bizarre, en y réfléchissant. Pourquoi, aussi, cette obstination à ne pas me faire apprendre l’allemand ? Cela coïncide avec la répugnance de Mme Herseng à m’envoyer chez ce prince étranger, dont nous ignorons, d’ailleurs, la nationalité exacte. Je n’y peux voir cependant l’effet d’un patriotisme exalté que ma tante n’a jamais manifesté. Mais alors, pourquoi ? Et que vais-je faire ? Dois-je renoncer à cette situation ? Mais peut-être n’en retrouverai-je pas une autre. C’est la seule offre qui me soit encore parvenue. Et cependant, les journaux de Versailles ont paru depuis plusieurs jours. D’autre part, si vraiment, comme elle le prétend, le prince de Drosen... Mais j’ai tellement eu l’impression qu’elle disait cela au hasard, que ce n’était qu’une défaite quelconque... et qu’il y avait autre chose qu’elle ne voulait pas me dire, une raison trouble, comme son regard quand il s’est détourné du mien ! Cette raison, elle ne veut pas que je la connaisse, elle ne veut pas que je la soupçonne même d’exister. C’est pourquoi elle m’a dit : « Eh bien ! allez-y... allez-y donc... » Oui, j’irai, j’irai... Je suis décidée. Peut-être ainsi, arriverai-je à connaître un jour le mystérieux motif de cette résistance de ma tante. C’est peut-être mal, ce que je fais là. Je devrais me soumettre à son désir, reconnaître qu’elle doit avoir raison de s’opposer à mon projet... Et c’est étrange, je ne peux pas ! Je sens qu’elle agit contre moi, contre mon intérêt... et qu’elle ment. Je sens que je « dois » faire le contraire de ce qu’elle veut. Je vais écrire au prince que j’irai demain. Mais je ne sais comment tourner ce billet. Je ne suis pas accoutumée à avoir des rapports avec de si grands personnages. Et même, je n’ai jamais été dans le monde. Je serai très embarrassée demain. Il me semble que la révérence doit être obligatoire, mais je ne sais pas la faire. Et ma robe de lainage blanc, datant de l’année dernière, sera-t-elle suffisante dans ce milieu ? Ce n’est pas ma tante qui pourrait me renseigner, probablement. Bien qu’elle n’ait pas eu l’air embarrassée quant aux manières, tout à l’heure, devant le prince. Elle avait même une façon d’être très particulière, que je ne lui connaissais pas... Peut-être est-elle plus au courant que je ne le pense. Mais, vu les circonstances, je ne me hasarderai pas à lui demander conseil à ce sujet. Il doit y avoir, autour de ces princes, maints détails d’étiquette que j’ignore. Je crains de faire des gaffes... Voyons, j’ai bien envie de refuser... Mais je revois cette singulière physionomie de ma tante. Pourquoi ne veut-elle pas que j’y aille ?... J’irai. Je ferai de mon mieux et ces princesses, si elles sont indulgentes et bonnes, excuseront mon inexpérience. Si elles ne le sont pas... eh bien ! leur opinion m’importe peu.
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