Moi
Nous roulons.
Loin, vite, dans le souffle noir de la nuit.
Le monde défile, flou, brouillé comme un rêve qui tourne au cauchemar.
Rafael ne dit rien.
Il conduit comme s’il fuyait quelque chose.
Ou quelqu’un.
Peut-être lui-même.
Le dossier repose sur mes genoux.
Il pèse lourd. Trop lourd.
Je n'ose pas l'ouvrir à nouveau.
Pas tout de suite.
Pas maintenant que mes mains tremblent.
Moi (pensée)
Ana Velasquez.
Mon sang. Mon mensonge.
Mon début.
Mon abîme.
Le moteur gronde dans le silence.
Chaque kilomètre nous éloigne d’une vie qui, peut-être, n’a jamais existé.
Chaque tour de roue m’enlève un peu plus de ce que je croyais être.
Je sens la brûlure au fond de mes entrailles.
Un mélange de peur, de colère et de vide.
Moi
— Où on va ?
Rafael
(La voix dure, presque étrangère.)
— À l'endroit où tout a commencé.
Je me tourne vers lui, soupçonneuse.
Il garde les yeux sur la route, la mâchoire crispée.
Ses doigts serrent le volant si fort que ses jointures blanchissent.
Moi
(Je le fixe, le cœur cognant contre ma poitrine.)
— Tu sais quelque chose.
(Le ton monte sans que je le veuille.)
— Tu savais depuis le début !
Rafael
(Il claque brutalement la main sur le volant, la voiture tressaille.)
— Ce que je sais, c’est que t’es encore en vie.
(Il grogne.)
— Et que c’est un p****n de miracle.
Je me renfonce contre le siège, mâchoires serrées.
Tremble.
Avaler ma rage devient impossible.
Le passé me rattrape sans que je l'aie appelé.
Et il frappe sans pitié.
Mémoire (Ana Velasquez)
(Le murmure d'un souvenir.)
— Si un jour tout s'effondre, cours. Ne fais confiance à personne.
Une voix.
Une main sur mes cheveux.
Un parfum oublié.
Et puis, le vide.
Moi (pensée)
Ana.
Maman.
Un fragment de lumière dans l'obscurité de mon esprit.
Une lumière fend soudain l’obscurité devant nous :
Un vieux hangar, adossé aux falaises.
Dévoré par le temps et le vent.
Rafael freine brusquement.
Le grincement des freins crève la nuit.
Il descend sans attendre. Tape deux fois sur le toit de la voiture.
Rafael
(Impératif.)
— Allez. Pas de retour en arrière.
Je sors, le vent gifle ma peau.
Froid. Cruel. Vif comme des couteaux.
Le sol craque sous mes pas incertains.
Rafael avance d'un pas ferme.
Je le suis.
Le hangar gémit sous la bourrasque.
Un cri de métal rouillé.
À l’intérieur, l'ombre d'un homme.
Assis sur une caisse.
Les cheveux plus gris qu’avant.
Le dos voûté par les années et les trahisons.
Dante.
Je m’arrête à quelques mètres.
Mon cœur tambourine dans mes tempes.
Moi
(La gorge serrée.)
— Tu savais.
Dante
(Un rire rauque, sans chaleur, résonne dans le vide.)
— Tout le monde sait. Sauf toi.
Je serre les poings si fort que mes ongles s’enfoncent dans ma peau.
Moi
(La voix vrille.)
— Pourquoi ? Pourquoi m’avoir utilisée ?
Dante
(Se redresse lentement, ses yeux brillent d’une lueur que je n’aime pas.)
— Parce que tu étais parfaite.
(Il s'approche, ses bottes raclant le sol.)
— Assez perdue pour qu’on te guide.
— Assez forte pour survivre aux éclats.
(Il s'arrête devant moi, une main suspendue dans l’air.)
— Et parce que ton visage, ton sang, ton existence même… c’est un rappel.
— Un rappel que certains veulent effacer.
Il s'approche encore.
Trop près.
Je sens son souffle, âcre, écoeurant.
Dante
(En murmurant.)
— Tu n'es pas un pion.
— Tu es une clef.
Moi
(Je défie son regard, même si mes jambes veulent fuir.)
— Une clef pour quoi ?
Un cliquetis retentit.
Un haut-parleur au fond du hangar crache un grésillement sinistre.
Une voix émerge.
Grave. Lente. Sans visage.
Sans pardon.
Voix d’El Silencio
— Une clef pour retrouver ce qui nous a été volé.
Je me fige.
Chaque mot résonne dans ma chair comme un coup de poignard.
Rafael baisse la tête, presque en prière.
Voix d’El Silencio
(Il y a dans cette voix un écho d’éternité, un poids que rien ne peut porter.)
— Ana Velasquez a fui avec quelque chose qui m'appartenait.
— Tu es la dernière trace.
— Tu nous rendras ce qu’elle a volé.
— Ou tu disparaîtras.
Moi
(La voix tremble, mais je refuse de plier.)
— Je n’ai rien.
— Je ne sais rien !
Voix d’El Silencio
(Le ton glisse, implacable.)
— Ce n'est pas ton choix.
Un bourdonnement remplit mes oreilles.
Le hangar se déforme autour de moi.
Les murs se referment.
L'air devient lourd, toxique.
Je tombe à genoux.
Mémoire (Ana Velasquez)
(Comme un écho lointain.)
— Ne les laisse pas te briser.
Je hurle.
Un cri brut, sauvage, déchiré.
Personne ne bouge.
Personne ne tend la main.
Rafael
(Un murmure déchirant.)
— Tiens bon. C’est le début.
Moi (pensée)
Le début de quoi ?
De la fin ?
De la révélation ?
Je me relève.
Chancelante.
Mes jambes flanchent mais je refuse de tomber.
Dante s'approche.
Tend une enveloppe froissée.
Dante
— Trois adresses.
— Trois pistes.
(Il sourit, un rictus triste sur son visage usé.)
— Trois jours.
Moi
(La voix éraillée.)
— Si je refuse ?
Voix d’El Silencio
(Un murmure glacé, sans appel.)
— Tu mourras dans l'oubli.
— Comme tous les autres.
Je prends l’enveloppe.
Mes doigts sont froids, presque morts.
Dedans, trois papiers griffonnés à la hâte.
Trois lieux.
Trois chances.
Ou trois pièges.
Moi (pensée)
Ils veulent que je fouille dans les tombes.
Ils veulent que je réveille ce qui aurait dû rester mort.
Moi
(En murmurant.)
— Qu’est-ce que je cherche ?
Voix d’El Silencio
(Un souffle presque inaudible.)
— Le visage du traître.
Le haut-parleur grésille une dernière fois.
Puis meurt.
Avec lui, la dernière once de chaleur dans le hangar.
Le silence retombe.
Épais. Mortel.
Comme un linceul.
Rafael
(Brise le silence.)
— On n’a pas beaucoup de temps.
Il me tend la main.
J’hésite.
Puis la prends.
Ses doigts sont aussi froids que les miens.
Moi (pensée)
Trois jours.
Trois adresses.
Un passé que je n'ai jamais choisi.
Moi (pensée)
Je trouverai la vérité.
Ou elle me trouvera d’abord.
Moi
(Un murmure, une promesse, une condamnation.)
— Ana Velasquez, je vais te retrouver.
— Même si c’est la dernière chose que je fais.
Nous quittons le hangar.
La nuit s'ouvre devant nous.
Large.
Affamée.
Prête à dévorer tout ce que nous sommes.