Moi
Le froid de la pierre m’arrache un frisson, mais je me redresse. Je serre le coffret contre moi comme s’il pouvait me sauver, ou m’engloutir. Son poids est dérisoire, et pourtant il pèse comme un cercueil.
Le serpent tatoué m’observe. Il ne bouge pas. Il n’a pas besoin de le faire. Il sait que le piège s’est refermé. Que chaque sortie a été effacée, que chaque geste pourrait être le dernier. Que j’ai franchi la ligne.
Autour de nous, les ombres s’ouvrent comme des bouches affamées. Elles rampent sur les murs, glissent sur le sol, se rassemblent dans les recoins. Il n’y a plus de lumière. Plus d’issue. Juste nous. Et la faim du passé.
Rafael (hurle)
— Reculez !
Il tire.
Une détonation vrille l’air. Une ombre tombe. Une seule. Les autres avancent, implacables. Elles n’ont pas de cœur. Juste une volonté. Celle de m’empêcher de me souvenir.
Je me relève tout à fait, même si mes jambes tremblent. Mon regard trouve celui du serpent. Il est calme. Trop calme. Comme un prêtre avant le sacrifice. Comme s’il savait que tout cela devait arriver.
Homme masqué (posément)
— Le sang n’était pas nécessaire. Tu aurais pu partir. Fermer les yeux. Oublier.
Moi (sèchement)
— Je n’ai jamais su oublier.
Homme masqué
— Alors tu mourras avec tes souvenirs.
Il lève la main.
Rafael (grondement)
— Non si je peux l’empêcher !
Il se jette sur lui. Leur choc fait trembler les murs. Deux corps en collision, la rage contre la foi fanatique. Leurs cris se perdent dans la pierre. Leurs coups résonnent comme un glas.
Je me recule, m’écrase contre l’autel. Le coffret pulse entre mes bras.
Et soudain…
Une vibration.
Pas dans le sol. En moi.
Comme un fil qui se tend. Comme une corde qui se souvient du chant qu’on lui a interdit. Mon cœur se serre. Mes tempes battent. Le cercle brisé sur le coffret s’illumine d’un rouge sombre, à peine visible, comme un souvenir oublié. Une chaleur monte dans mes veines. Comme si quelque chose — non, quelqu’un — me regardait depuis l’intérieur.
Je baisse les yeux.
Les trois lettres : AVE.
Je les prononce, sans y penser, d’une voix tremblante, rauque, étrangère.
Moi (chuchotement)
— Ave…
Tout s’arrête.
Le combat. Les pas. Même la respiration.
Un souffle invisible traverse la pièce. Les cierges morts s’allument d’une flamme noire. L’air se densifie. Chaque particule semble chargée d’électricité ancienne.
Le serpent recule. Pour la première fois, il vacille.
Il a peur.
Homme masqué (voix brisée)
— Non. Pas elle. Pas toi.
Le coffret s’ouvre de lui-même.
À l’intérieur : un fragment de miroir brisé. Un éclat noir, à peine plus grand qu’un ongle. Mais il brille. Et dans son reflet : des visages.
Des visages morts. Des visages que je connais.
Ana. Maman. Mon père. Et moi.
Moi, enfant, les yeux écarquillés, la main tendue vers quelque chose qu’on m’a arraché.
Quelque chose de précieux. Quelque chose d’interdit.
Moi (pensée)
C’était là, depuis le début.
Pas un secret à découvrir.
Un souvenir à retrouver.
Rafael (haletant)
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Je n’arrive pas à parler. Ma gorge est nouée. Mon esprit chavire.
Mais le serpent, lui, comprend.
Homme masqué (grincement)
— L’éclat de la mémoire.
Ce qu’ils ont volé. Ce que nous avons juré de ne jamais rendre.
Un des hommes en noir s’effondre. Puis un autre. Le manoir les rejette. Ou peut-être… l’éclat le fait. Ils n’ont plus leur place ici. Ce lieu a changé.
Je tends la main vers Rafael.
Moi (hurlant)
— Prends-le !
Il court vers moi, tire encore, en abat deux de plus. Il se jette à mes côtés, m’arrache le coffret des mains, regarde l’éclat. Son visage change. Une faille s’ouvre en lui.
Rafael (voix brisée)
— Ce sont tes souvenirs… Ils t’ont…
Il ne finit pas. Le serpent hurle. Ses hommes se relèvent, comme des pantins réanimés par une rage sourde. Leur regard est vide, mais leur haine est intacte.
Homme masqué
— Brisez-la !
Mais il est trop tard.
Je prends l’éclat.
Il brûle.
Ma peau fume.
Mais je m’en moque.
Je le serre dans ma paume, malgré la douleur.
Et tout s’effondre.
Les murs du manoir tremblent. Une onde jaillit du sol. Une mémoire oubliée explose dans l’air.
Des cris. Des rires. Des pleurs d’enfants.
Des fragments du passé, recollés en une mosaïque démente. L’odeur du sang. Du jasmin. Du feu.
Je suis là. Petite. Je cours dans les couloirs du manoir, tenant le pendentif autour du cou. Maman me crie de me cacher. Ana me murmure des mots dans une langue morte.
Puis du sang.
Des cris.
Un cercle. Une cérémonie.
Et moi. Étendue sur l’autel. Le serpent me regarde. Plus jeune. Plus cruel. Et derrière lui… d’autres silhouettes. Des visages voilés. Tous membres de Ceux qui Veillent.
Moi (hurlement)
— NON !
Le manoir se fissure. Le plafond s’effondre partiellement. La pierre saigne. Le passé hurle.
Rafael me tire vers la sortie.
Mais le serpent se relève. Son corps tordu par la haine. Ses yeux vides de tout sauf du serment.
Homme masqué (halètement)
— Tu portes la clef. Tu portes l’appel. Tu es la fin de tout.
Moi (yeux dans les siens)
— Non. Je suis la dernière survivante.
Je serre l’éclat contre ma poitrine. Le manoir gémit, hurle, saigne. Il n’abritera plus de rituels. Il n’enfouira plus de secrets.
Nous courons.
Portes qui claquent.
Escalier qui s’effondre.
Ronces qui se tordent pour nous barrer la route.
Mais nous passons.
Le portail, la cour, les feuilles.
Et enfin, la voiture.
Rafael (haletant)
— Monte !
Je monte. Il démarre en trombe. Le manoir derrière nous… s’embrase.
Des flammes noires. Des cris.
Et le serpent. Figé dans le feu. Immobile.
Je regarde par la vitre arrière.
Le sanctuaire s’effondre.
Et avec lui, une partie de moi.
Moi (pensée)
Ce n’est pas fini.
Ce n’est que le commencement.
AVE n’est pas un nom.
C’est un appel.
Et maintenant, j’ai répondu.