Chapitre 2Lorsqu’ils revinrent à la gendarmerie, Rivoal marinait toujours dans la salle d’interrogatoire. Le corps avachi, il semblait somnoler.
À travers le miroir sans tain, un gendarme le gardait à l’œil.
Mary s’inquiéta :
— Comment va-t-il ?
Le gendarme fit la moue :
— Il est amorphe…
— Il n’a rien dit ?
— Non. On lui a servi un sandwich et une bouteille d’eau. Il a mangé sans enthousiasme, il a bu et ensuite il a demandé à aller aux toilettes. Depuis, il roupille.
— On va le tirer de sa torpeur, assura Mary. Vous venez, Monsieur Florentin ?
Elle s’était prise de sympathie pour ce gendarme qui, au grand dam de son chef, savait si bien manier l’humour à froid.
Avec ce demi-sourire qui ne le quittait pas, Florentin la précéda dans la salle d’interrogatoire et, sans faire cas de Rivoal qui s’inquiétait de cet air bonasse, il installa son ordinateur portable sans empressement excessif.
Mary vint s’asseoir près de lui tandis que l’adjudant-chef Bouguéon et son adjoint l’adjudant Le Braz se tenaient, invisibles, derrière la glace sans tain.
— Je suis curieux de voir comment elle va procéder, dit Bouguéon.
Le Braz opina de la tête. Lui aussi se demandait comment le commandant Lester allait s’y prendre pour arracher trois mots au mutique Kevin Rivoal, une véritable tête à claques qu’on ne pouvait pourtant pas claquer.
In petto, Le Braz, qui était un sanguin, déplorait la coupable indulgence d’une réglementation qui permettait à de pâles voyous comme ce Rivoal de se foutre de la gueule des représentants de la loi en toute impunité.
Homme d’action attaché à la notion d’efficacité, l’adjudant estimait que quelques torgnoles, voire quelques coups de pompes bien placés, auraient fait plus et mieux qu’un « rappel à la loi » administré par un magistrat bienveillant.
Enfin, il n’écrivait pas les lois. Il était là pour les faire respecter, et accessoirement pour montrer l’exemple, en particulier en se conformant avec scrupule, même si ça lui coûtait, aux procédures en vigueur.
Depuis qu’il s’était fait recadrer par l’adjudant-chef Bouguéon, le gendarme Florentin avait adopté une attitude d’où toute fantaisie était bannie. Neutre, lisse, avec à peine une étincelle de malice dans les yeux quand son regard avait croisé celui de Mary Lester, il avait abandonné toute réflexion qui aurait pu paraître inappropriée aux yeux de l’adjudant-chef et ne laissait rien transparaître de ses opinions personnelles. Reprenant le début de son interrogatoire, il énuméra d’une voix monocorde l’état-civil du prévenu.
Rivoal, comme tous les petits délinquants, avait commencé par des vols de mobylette, pour continuer par des cambriolages dans les grandes surfaces. Cela s’était conclu en apothéose par le vol à l’arraché du sac d’une grand-mère sur un trottoir de la ville en plein jour.
Derrière son complice qui conduisait un scooter, il avait attrapé la lanière du sac mais, lorsque le complice avait accéléré, la vieille dame s’était cramponnée à son sac avant de le lâcher, et Rivoal avait alors ressenti une douleur atroce dans la main. Il avait failli tomber et le scooter, déséquilibré, était allé se jeter contre une voiture en stationnement.
Les flics n’avaient eu qu’à embarquer les deux voyous, qui avaient été transportés à l’hôpital.
Le sac que Rivoal avait fauché ne contenait que quelques cailloux, mais la grand-mère qui le tenait avait cousu un hameçon triple dans la lanière, et ce redoutable accessoire avait transpercé la main du voleur. Victime d’une précédente agression, elle avait su que ses agresseurs avaient quitté le commissariat tout à fait libres avant même qu’elle ne soit sortie de l’hôpital. Et indignée, elle avait imaginé ce stratagème cruel mais efficace pour contrer les exactions des larrons motorisés – ce qui lui avait valu, à elle aussi, un rappel à la loi, qui l’avait fait bien rigoler.
Pour cet « exploit », Kevin Rivoal, compte tenu de ses antécédents judiciaires, avait été condamné à six mois de prison. Il en était sorti au bout de trois, juste le temps de faire soigner sa main qui, par moments, était encore douloureuse.
Mary regarda le prévenu qui se tenait tête basse.
— Vous savez ce que vous êtes, Rivoal ? demanda-t-e lle enfin.
Visiblement, Rivoal ne tenait pas à le savoir car il restait prostré.
— Un branquignol !
Et comme le prévenu la considérait d’un air sombre, elle questionna :
— Vous savez ce que c’est qu’un branquignol ?
Rivoal ne semblait pas décidé à lui répondre, alors elle ironisa :
— Non, vous ne savez pas ? Eh bien, j’en ai un devant moi, et de la plus belle espèce ! Un pauvre naïf qui veut jouer les affranchis et que les gros malins manipulent pour faire leurs mauvais coups et pour porter le chapeau à leur place. Quand vous passerez devant une glace, regardez bien, vous en verrez un, de branquignol, un magnifique, en grand format.
Elle gronda :
— Mais qu’est-ce qui vous a pris d’aller foutre le feu à cette baraque ?
— Quelle baraque ? osa demander le branquignol.
« Ça y est, se dit Mary. Il a causé. Maintenant ça devrait aller tout seul. »
— Le mobile-home dans lequel habitait votre copain Lostelier.
— J’connais pas de Lostelier, jeta Rivoal hargneux.
— Tiens donc ! Vous n’êtes pas physionomiste, ou alors vous êtes amnésique ! Vous ne connaissez pas Lostelier… À qui voulez-vous faire croire cette fable ?
Rivoal garda le silence. Mary poursuivit :
— Où étiez-vous hier soir entre onze heures et minuit ?
Cette fois, il daigna répondre :
— J’sais pas.
Elle admira en prenant le gendarme Florentin à témoin :
— Eh bien ça, c’est de l’alibi ou je ne m’y connais pas !
— J’sais pas, redit Rivoal, j’étais bourré !
— Ah… et où avez-vous dormi ?
— Chez la mère…
— Ce n’est pas vrai. Votre mère ne vous a pas vu.
— J’sais bien qu’elle m’a pas vu !
— Ni vu ni entendu, insista Mary.
— Forcément, elle était pas là !
— Votre mère s’absente souvent la nuit ? demanda Mary incrédule.
— Non, c’est pas ça.
— C’est quoi, alors ? Comment êtes-vous rentré chez vous ?
— Les copains m’ont ramené.
— Quels copains ?
— J’me souviens pas, j’étais bourré, j’vous dis !
— Ça vous arrive souvent de rentrer chez vous ivre mort ?
Il protesta vivement :
— J’étais pas ivre mort !
Mary reprit patiemment :
— Vous n’étiez pas ivre mort, mais vous ne vous souvenez pas des bons samaritains qui vous ont ramené chez votre mère ?
Rivoal s’entêta :
— Puisque j’vous dis que non !
Elle haussa les épaules et changea de sujet :
— Où avez-vous dormi ?
— Dans l’hangar.
Elle corrigea :
— Dans le hangar ? Mais il n’y a pas de lit !
— Non mais il y a de la paille.
— Ah, vous avez dormi dans la paille.
— C’est ce que je me tue à vous dire !
La bouche de travers, il crachait ses réponses avec mauvaise grâce.
Mary insista :
— Et après ?
— Après quoi ?
— Quand vous vous êtes réveillé.
— La mère s’en allait aux halles. C’est le bruit de sa bagnole qui m’a réveillé.
— Il était quelle heure ?
— J’en sais rien, moi. J’ai pas de montre. Mais la mère part en général vers sept heures.
— Donc à partir de sept heures, la maison est vide ?
— Ouais…
— Et vous y êtes entré.
— Ouais.
— Vous avez la clé ?
— J’en ai pas besoin, la mère la cache toujours sous le pot de fleurs.
— Qu’aviez-vous à faire dans la maison ?
— Je suis allé dans ma chambre.
— Pour dormir ?
— Non, pour changer de fringues.
— Parce que les vôtres avaient roussi ?
— Non, parce que je m’étais dégueulé dessus.
Il jeta un regard rancunier à Mary :
— Qu’est-ce que vous me voulez, à la fin ? J’ai rien fait, que prendre une cuite. J’ai même pas conduit !
— Deux mensonges, dit Mary. D’abord hier soir, vous n’étiez pas ivre, ensuite vous avez conduit.
— Pff ! fit-il. J’ai même pas de bagnole.
— Allez donc ! Rien de plus facile que d’en emprunter une dans votre boîte.
Rivoal haussa les épaules :
— Des conneries, tout ça.
Elle s’esclaffa :
— Des conneries ! Je ne dis donc que des conneries ? Vous savez qu’un gendarme a vu une voiture blanche s’éloigner précipitamment par le chemin qui passe derrière le mobile-home ?
Rivola la défia :
— Et alors ? Qui vous dit que j’étais dedans ?
— Personne. Mais en ce moment, les gendarmes sont en train de relever les empreintes dans toutes les voitures blanches dans le périmètre du dépôt de ferrailles.
— Et alors ?
— Si les vôtres y sont, vous aurez à vous en expliquer.
Cette perspective ne parut pas enthousiasmer Rivoal.
— Bon, fit Mary, reprenons : racontez-moi votre soirée d’hier.
— J’vous ai dit…
— Ouais, vous m’avez dit que vous étiez ivre, que des copains vous avaient ramené chez votre mère, que vous aviez cuvé sur une botte de paille et qu’ensuite, vous étiez remonté vous changer dans votre chambre. C’est ça ?
— Parfaitement !
— Sans que votre mère vous entende…
— Forcément puisque je suis monté seulement quand elle est partie.
— D’accord. Vous avez le nom de vos copains ?
Rivoal la fixa d’un air stupide. Elle précisa :
— Ceux qui vous ont ramené quand vous étiez ivre.
L’air hébété, Rivoal secoua la tête :
— J’vous ai déjà dit que j’m’en souviens plus !
Mary ironisa :
— Tiens donc ! Vous ne devez pourtant pas en avoir des masses, de copains.
Buté, il jeta :
— J’connais du monde !
— Leurs noms ?
— J’connais que leurs prénoms.
— Annoncez !
— Quoi ?
— Annoncez leurs prénoms.
— Vous voulez que je vous récite le calendrier ?
— On ne vous en demande pas tant. Simplement le prénom de ceux qui vous ont ramené.
Il eut un mouvement d’impatience de la tête :
— Puisque j’vous dit que j’ai oublié !
— Ah, et par hasard, vous ne savez pas non plus où ils habitent ?
— Non.
— Je suppose que vous vous retrouviez au bistrot ?
— Évidemment.
— Quel bistrot ?
— Le « Transvaal ».
— Vous devez y être bien connu, et vos copains aussi.
Cette question, pourtant bien anodine, parut exaspérer Rivoal :
— Est-ce que je sais ? Ça rime à quoi ces questions à la con ?
Puis il brailla :
— J’ai rien fait !
— Je l’espère pour vous. Mais on va tout de même s’assurer que vous étiez au Transvaal hier soir.
Elle ajouta d’un ton détaché :
— Comme ça, on ne pourra plus vous accuser.
Elle s’inquiéta :
— Car vous étiez bien au Transvaal avec vos copains ?
— J’ai pas dit que j’y étais hier soir !
— Où étiez-vous alors ?
— J’étais bourré, j’sais pas !
— Mais vous n’étiez pas bourré en entrant au bistrot.
— J’sais pas ! Vous m’embrouillez avec vos questions à la con !
— Vous ne savez donc pas dans quel bistrot vous étiez, ni le nom des copains qui vous ont ramené.
La tête baissée, Rivoal ne répondit pas.
Mary ne se découragea pas pour autant.
— Et ensuite ?
— Ensuite, je suis parti au boulot. M’sieur Robelin est très strict, faut être à l’heure.
— Mais dites donc, Rivoal, de chez votre mère à la route de Rosporden, il y a bien une dizaine de kilomètres ?
Il jeta de mauvaise grâce :
— Ouais, et alors ?
— Comment vous y êtes-vous rendu puisque vous n’avez aucun moyen de locomotion ?
— J’ai fait du stop !
— Ah… à sept heures du matin ?
— Et alors, il y a des heures où c’est interdit ?
Toujours gracieux ! apprécia Mary.
— Que non ! Seulement ça me paraît assez aléatoire.
— Pourquoi ? Il y a plein de bagnoles qui passent.
— Vous connaissez les gens qui vous ont pris ?
— Non. J’ai pas fait attention.
— C’était quoi, comme voiture ?
— J’en sais rien.
— Vous ne savez même pas dans quel genre de voiture vous êtes monté ? Ça paraît bizarre pour un type qui travaille dans l’automobile.
— P’t’être bien, mais c’est comme ça !
Elle répéta :
— C’est comme ça, d’accord. Vous arrivez donc à l’heure et vous vous mettez au boulot.
— C’est ça. Et là vous débarquez avec les keufs et vous commencez à regarder tout le monde sous le nez.
— Non, pas sous le nez, rectifia Mary. Sur les bras seulement. Mais vous, on n’a même pas eu besoin de regarder les vôtres puisque vous aviez les cils et les cheveux roussis. Comment expliquez-vous ça ?
— Un coup de chalumeau. Ça arrive quand on coupe des tôles.
— Ce n’est pas un coup de chalumeau, assura Mary. Un chalumeau produit une flamme courte et violente…
Rivoal haussa les épaules :
— Puisque vous savez mieux que moi, j’vois pas pourquoi vous me posez la question.
— Simplement pour vous faire toucher du doigt la stupidité de vos réponses.
Rivoal baissa de nouveau la tête et parut déterminé à ne plus desserrer les dents. Mary insista :
— Pourquoi avez-vous tenté de vous soustraire au contrôle que j’avais ordonné ?
Son exaspération fut plus forte que son mutisme :
— J’ai rien tenté du tout, j’ai juste eu envie de pisser !
Mary se redressa :
— C’est donc votre version ?
— Parfaitement.
— Le brigadier-chef Florentin va la taper, l’imprimer et vous la signerez.
Rivoal soupira.
— J’ai le choix ?
— Bien sûr ! Il y a une autre version, que je vais vous livrer et que monsieur Florentin va se faire un plaisir d’enregistrer. Écoutez-moi bien…