III
Un quart d’heure plus tard, l’étranger était étendu sur un lit, dans une petite chambre, au rez-de-chaussée du château.
Mme de Penvalas lui avait fait boire un cordial, en attendant l’arrivée du médecin...
Celui-ci ne tarda guère. Il examina soigneusement le malade, l’ausculta longuement et dit, d’un ton laconique :
– Il vous faut beaucoup de repos.
L’homme, dont le visage restait étrangement altéré, demanda, de cette voix tout affaiblie qu’il avait maintenue :
– Qu’est-ce que c’est ?
Le médecin hésita avant de répondre :
Rien de particulièrement grave... En vous soignant...
– Dites la vérité... Je veux savoir...
« Est-ce que je suis perdu ?
– Non... pas perdu...
« Mais enfin, si vous avez des dispositions à prendre, il serait plus prudent...
Une lueur de détresse passa dans les yeux du colporteur, dont la souffrance altérait maintenant le vif éclat.
Puis l’étranger murmura :
– Bien... J’aime mieux savoir...
« Est-ce que c’est pour bientôt ?
Le médecin eut un geste évasif :
– Oh ! je n’en sais rien, mon ami !... Je ne dis pas que le danger soit immédiatement à craindre... C’est par précaution seulement que vous devez être prêt...
– Merci, monsieur le docteur.
Quand le médecin fut hors de la chambre, il répondit à Mme de Penvalas qui l’interrogeait :
– Rien à faire... C’est une aortite, survenue de façon presque foudroyante. Il passera dans une prochaine crise, qui est imminente.
Mme de Penvalas joignit les mains.
– Le malheureux !... Et cette pauvre petite ?
Le médecin hocha la tête.
– Oui, c’est triste !... Ils ont l’air de gens pauvres. La petite est jolie... une tête peu ordinaire...
« Il faudrait tâcher de vous informer près d’elle de ce qu’ils sont, madame la marquise ?
– Oui... Mais rien ne presse. Pour le moment, je ne vois en eux que des gens ayant besoin de secours, quels qu’ils soient.
« Alors, il n’y a rien à tenter pour ce pauvre homme, docteur ?
– Rien, madame, sinon de petites choses pour atténuer la souffrance, quand il aura une nouvelle crise.
« Je reviendrai tout à l’heure. Maintenant, je retourne près des enfants de Cadic, dont l’un est presque sauvé, tandis que l’autre... hum ! il m’inquiète beaucoup, je vous le dis franchement, madame la marquise.
Tandis que le médecin s’entretenait avec Mme de Penvalas, Elsa s’était agenouillée près du lit, et appuyait ses lèvres sur la main de son père, couverte d’une moiteur froide.
Elle avait compris, en entendant le bref dialogue entre le docteur et le malade... Celui-ci était condamné... Avec des yeux agrandis par le désespoir, elle considérait le visage tiré, qui prenait une teinte de cendre, les yeux fixes, perdus en des réflexions qui amenaient sur cette face un rictus de douleur et de colère...
Puis l’homme regarda sa fille, mit la main sur ses cheveux, indiqua du geste qu’elle s’approchât très près... plus près encore... qu’elle mît son oreille contre sa bouche...
Et alors, il parla, très bas, en allemand cette fois... Puis il se tut un moment, réfléchit encore, les sourcils froncés par la tension de l’esprit...
Et il parla de nouveau, prononçant des paroles qui firent d’abord sursauter Elsa... D’un geste impératif de sa main droite, il les appuyait... « Il faut, il faut », disait ce geste... Elsa courbait la tête, répondait : « Ja, Ja. » Puis elle baisa le front de son père en murmurant quelques mots qui parurent satisfaire le mourant, car un éclair passa dans ses yeux fatigués, tandis qu’il répétait :
– Deutschland... Deutschland... der Kaiser... Arbeite fiir Ihn...1
Un instant plus tard, Mme de Penvalas entrait dans la chambre... Elle adressa quelques bonnes paroles à l’homme et à l’enfant, s’informa si le malade souhaitait quelque chose... Il remercia en ajoutant :
– Je n’aurai plus besoin de rien maintenant. Je suis fichu.
« Enfin, un peu plus tôt, un peu plus tard !... je suis prêt, c’est l’essentiel.
Mme de Penvalas interpréta cette dernière phrase dans un sens qu’elle n’avait pas... Car le colporteur ne faisait aucunement allusion à la préparation de son âme, en la prononçant. C’était à autre chose qu’il avait mis ordre, avant de quitter ce monde.
Faisant signe à la petite fille, la marquise l’emmena dans la pièce voisine.
– Votre père est catholique, mon enfant ?
– Non, madame, nous sommes protestants.
– Ah !... En ce cas, je ne puis lui offrir les secours de notre religion.
« De quel pays êtes-vous ?
– De Suisse, madame.
« Papa est colporteur, et, comme maman est morte voilà déjà longtemps, je le suis partout.
– Avez-vous encore des parents, là-bas ?
– Non, plus personne !... Je serai toute seule quand... quand...
Un sanglot lui coupa la parole, des larmes jaillirent de ses yeux.
Mme de Penvalas la prit entre ses bras, maternellement.
– Ma pauvre petite !
« Soyez courageuse, chère enfant... Vous ne serez pas abandonnée ; puisque Dieu vous a amenée à notre porte, je m’occuperai de vous.
Elsa prit la main de l’excellente femme et la baisa en murmurant d’une voix que les larmes entrecoupaient :
– Oh ! madame, merci !... merci !
« Je vais le dire à mon pauvre cher papa, qui est si inquiet de savoir ce que je deviendrai après lui. Comme cela, il... il s’en ira plus tranquille.
– Je vais le lui dire moi-même, mon enfant.
La châtelaine rentra avec Elsa dans la chambre du mourant... Celui-ci tourna les yeux vers elle, et dit faiblement :
– Je m’excuse, madame, de vous donner tout ce mal...
Mme de Penvalas s’approcha et mit sa main sur celle de l’étranger.
– Non, mon ami, je suis heureuse au contraire d’avoir pu vous rendre service. Et soyez assuré que si Dieu vous rappelle à lui, votre petite fille trouvera ici tout l’aide et la protection nécessaires.
De nouveau, la lueur brilla, fugitivement, dans les yeux ternis par la souffrance.
L’homme joignit les mains, et murmura, en attachant sur la marquise un regard d’ardente gratitude :
– Ah ! madame, madame !... quel poids vous m’enlevez ! Quelle reconnaissance est la mienne ! Ma petite Elsa !... C’était une angoisse atroce, de penser que je la laissais après moi, seule... toute seule... et si pauvre... Madame... soyez bénie... bénie !... Elsa... tu seras... toujours... reconnaissante...
Un étouffement lui coupa la parole.
C’était une nouvelle crise qui survenait...
Et comme l’avait prévu le médecin, elle fut la dernière. Une demi-heure plus tard, le colporteur reposait, rigide, les traits détendus, tandis que, près de lui, Elsa pleurait, silencieusement, le front entre ses mains.
L’étranger – Walther Hoffel, de Zurich, ainsi que le prouvaient les actes de naissance et de mariage remis par sa fille – fut enterré deux jours plus tard dans le petit cimetière de Conestel. Et Mme de Penvalas décida que l’orpheline recevrait une éducation en rapport avec sa condition.
Mais cette condition, quelle était-elle véritablement ?
L’enfant semblait bien élevée, elle avait même des manières plutôt distinguées. Son père, chemin faisant, l’avait, en outre, sérieusement instruite pour son âge... Interrogée par sa protectrice, elle lui apprit que Walther Hoffel était le fils d’un médecin, qu’il appartenait à la bonne bourgeoisie de Zurich, et, lui-même, avait fait d’excellentes études. Mais il n’avait pas réussi, disait-il... Puis, ayant perdu sa femme, qu’il aimait beaucoup, il avait quitté son pays, à demi fou, emmenant sa petite fille, alors âgée de cinq ans.
Depuis lors, il avait erré de-ci de-là, semant les débris de sa fortune, obligé bientôt d’adopter ce métier de colporteur, pour gagner son pain.
« Un pauvre être que la souffrance, l’insuccès – peut-être quelque vice – ont fait déchoir de sa condition », pensa Mme de Penvalas.
Après avoir consulté le curé de Conestel et le docteur Barot, la marquise résolut, avant de rien décider pour l’orpheline, de faire prendre à Zurich des renseignements.
En attendant, Elsa restait à Runesto. Elle n’était pas gênante, paraissant de caractère paisible et discret, s’offrant toujours à rendre service. Armelle de Penvalas, qui était gracieuse et douce, lui témoignait une aimable sympathie... Par contre, Alain, tout en se montrant bon pour elle, disait à sa grand-mère :
– C’est curieux comme elle me déplaît, cette petite !
Mme de Penvalas répliquait :
– C’est une idée, mon enfant. Elle est très gentille, très comme il faut. Sa physionomie est un peu étrange, évidemment. Mais cela tient à ce bizarre contraste entre le visage et la chevelure... Et beaucoup de gens trouveraient que cette étrangeté même lui donne un grand charme.
– Eh bien ! je ne crois pas que je serai jamais de ces gens-là, grand-mère !
La bonne châtelaine aurait peut-être changé d’avis si, quelques jours après la mort du colporteur, elle avait pu voir Elsa se glisser dans la bibliothèque, s’emparer sur un bureau d’une feuille de papier et d’une enveloppe, inscrire sur celle-ci une adresse, puis y apposer un timbre pris dans la boîte de la marquise. Après quoi, l’enfant remonta dans la chambre qu’on lui avait attribuée, écrivit au crayon sur la feuille, mit celle-ci dans l’enveloppe, qui, dûment cachetée, alla rejoindre les papiers, le calepin du colporteur cachés dans le corsage d’Elsa.
Le lendemain, dans la matinée, la petite fille sortit du château, fit un détour par les jardins pour revenir vers l’allée conduisant à l’entrée... Là, s’arrêtant à peu près à mi-chemin de cette entrée, elle se tapit derrière une haie et attendit...
Au bout d’un quart d’heure, elle vit passer le facteur, qui s’en allait vers le château. Il y resta un bon moment, car on lui donnait toujours une bolée de cidre... Puis il reparut, marchant sans hâte, son bâton à la main... Comme il allait dépasser les deux piliers de l’entrée, une voix d’enfant, derrière lui, appela :
– Monsieur !... Monsieur le facteur !...
Il se détourna... Elsa courait pour le rejoindre, une enveloppe à la main.
– S’il vous plaît... On a oublié de vous donner cette lettre, au château... Mme la marquise m’envoie pour vous la porter.
– Ah ! merci, ma petite demoiselle !
Il prit l’enveloppe, y jeta machinalement les yeux... Elle portait cette suscription :
Monsieur Mülbach, fourreur
boulevard des Capucines,
Paris.
Sans y attacher aucun intérêt, le facteur envoya cette lettre rejoindre les autres dans son sac et continua sa route, pendant qu’Elsa regagnait paisiblement le château.
C’était l’heure où Armelle travaillait avec son institutrice. Dans l’après-midi, Elsa était invitée à se joindre à la petite châtelaine, qui s’en allait en promenade avec miss Juxton. Mais, le matin, elle était libre pour le moment, Mme de Penvalas ne lui assignant pas encore de tâche précise.
– Cette petite avait nécessairement une vie un peu bohème, disait-elle. Il est donc utile de ménager la transition.
Ce fut en raison de cette liberté qu’un matin, trois jours plus tard, l’orpheline alla s’asseoir à la pointe du promontoire, le dos contre la vieille maison – contre le mur de la chambre d’Even le Roux.
Et là, elle attendit...
Une demi-heure passa... Nerveusement, elle se leva de temps à autre, longeait la maison, regardait au loin... Puis elle revenait à son poste, s’asseyait à nouveau sur le roc...
Et elle murmurait :
« Quelque chose l’a peut-être empêché de venir...
« Pourtant, il a dû faire tout son possible, car c’est très sérieux... »
Tout à coup, elle prêta l’oreille...
Oui, elle entendait un bruit de pas !
Elle sursauta, se leva... Et, presque au même instant, un homme tourna l’angle de la maison.
Elle courut à lui, les mains tendues.
– Cousin Ulrich !... Je craignais que vous n’ayez pu venir !
– Si, ma petite, si !... Mais, à la gare de Kerhuel, il a fallu trouver une voiture pour me conduire ici.
Tout en parlant, il se penchait pour embrasser l’enfant.
– Eh bien ! ton pauvre papa ?... En voilà une nouvelle que tu m’as annoncée là !
« Alors, comme ça, tout d’un coup ?