III-2

2099 Words
La fillette dit, d’une voix enrouée : – Oui... Déjà, la veille, il se sentait fatigué, il souffrait... – Où est-il mort ? Comment cela s’est-il passé ? Elsa fit alors le récit des événements qui avaient précédé la mort de son père... Ulrich Mülbach l’écoutait avec attention. C’était un homme d’une quarantaine d’années, petit, bedonnant, de mine florissante et de physionomie bonasse. Mais le regard avait parfois une expression donnant à penser que le personnage devait être beaucoup plus retors qu’il n’en avait l’air. Sa tenue correcte, presque élégante, était celle d’un bourgeois cossu. Et, de la pochette de son gilet de fantaisie, sortait une fort belle chaîne de montre, décorée de petites breloques. De temps à autre, il interrompait le récit de l’enfant par des exclamations : – Ce pauvre Oscar !... Mourir comme ça, sur la route ! Puis, quand Elsa eut achevé, il dit solennellement : – Ma chère enfant, sois fière !... Ton père est mort au service de la patrie ! Les yeux d’Elsa s’animèrent, sous leur voile de larmes. – Oui, je sais !... Pour l’Allemagne et l’empereur ! « Et moi... moi, cousin Ulrich, je les servirai aussi ! Papa m’a dit : « Tu continueras ma tâche... tu seras, comme je l’ai été, l’un des mille préparateurs du triomphe allemand, de l’hégémonie impériale. » Ulrich, appuyé sur le manche d’argent de son parapluie, considérait la petite fille, qui s’exaltait. – Eh ! mais, tu es bien jeune, enfant ! « Voyons, d’abord, explique-moi pourquoi tout ce mystère !... Pourquoi tu dois passer pour n’avoir plus de parents ? – Parce qu’il faut que je devienne la pupille, la protégée de la marquise de Penvalas. – Je ne comprends pas le but... – Papa m’a dit : « Je juge très utile à notre cause que tu t’introduises dans l’intimité d’une famille française de vieille souche militaire, comme ces Penvalas... Et même, si plus tard tu voyais la possibilité d’un mariage avec l’héritier, n’hésite pas. Il faut la germaniser de toute manière, cette race de France !... Puis, tu auras là de grandes difficultés pour fournir des renseignements intéressants à qui de droit... Les officiers de terre et de mer sont nombreux dans la famille. Une femme adroite, intelligente, jolie par surcroît, – car tu le seras, – peut beaucoup pour le bien de sa patrie. » « Voilà, je crois, presque mot pour mot, les paroles de papa, cousin Ulrich. « Et il a encore ajouté : « Ne crains pas de montrer une grande sympathie pour la France, d’être, en apparence, plus Française que les Français eux-mêmes. Peut-être serait-il bon aussi que tu changes de religion, – que tu en fasses du moins le simulacre, – si ces Penvalas, comme je le crois, sont de zélés catholiques. Ce serait de l’excellente politique, préparant les voies à la situation que je désire te voir prendre dans cette famille. Et souviens-toi bien, Elsa, que tout, « tout » est permis, quand il s’agit de servir notre empereur, et d’aider, si peu que ce soit, à la future domination allemande sur le monde. » L’enfant se tut... Ulrich Mülbach, songeur, la considéra un moment. Puis il dit lentement : – C’était un bon Allemand, Oscar... un très bon Allemand. Nous faisons là une grande perte... « J’ai écrit la nouvelle à Otto. Il sera navré, car il avait ton père en très haute estime. « Ainsi donc, ma petite, nous devons t’abandonner à ces Penvalas ? – Oui, mon cousin... Oh ! je ne serai pas malheureuse ! Mme de Penvalas paraît très bonne, ses enfants sont bien pour moi. « La marquise se chargera de me faire un avenir. Elle me l’a dit... Et je m’arrangerai pour lui plaire toujours, soyez sans crainte, cousin Ulrich. « D’ailleurs, c’est la volonté de mon père. Ne dois-je pas lui obéir, sans discussion ? – Si, ma fille... Et ce peut être, après tout, excellent pour toi... Ce pauvre Oscar n’avait pu mettre encore de côté qu’une cinquantaine de mille francs, dont je suis le dépositaire, et que je te remettrai à ta majorité, intérêts compris... On ne le payait pas en rapport avec les services rendus... Mais, avec le temps, et son intelligence aidant, il aurait vu sa situation pécuniaire s’améliorer grandement. La mort a tout bouleversé... Tu n’as donc qu’une petite fortune, Elsa. Et tu peux, en effet, espérer une position bien meilleure en demeurant dans cette famille. Dis-moi, ton père avait-il quelque argent sur lui ? – Peu de chose. Mme de Penvalas fera vendre le contenu de sa petite voiture, et mettra la somme ainsi obtenue à la caisse d’épargne, m’a-t-elle dit. Mais j’ai quelque chose à vous remettre, mon cousin. Quelque chose de très important... Elle prit dans son corsage le calepin et les papiers, qu’elle tendit à son parent. Ulrich dit, d’un ton de vif intérêt : – Ah ! ah ! ses notes !... Ce n’est pas à laisser traîner ! Personne n’a rien vu de tout cela ? – Personne. – Bien !... Ceci est pour Otto... le calepin aussi... Ceci est pour moi... Bien, très bien ! Alors, maintenant, ma petite, il faut que je te laisse. Mais, pourtant, je voudrais bien avoir de tes nouvelles. Et puis, si tu as quelque chose d’intéressant à nous communiquer ? – J’y ai pensé, cousin Ulrich... En ce cas, je tâcherai de vous écrire, comme je l’ai fait cette fois-ci, et je m’arrangerai pour mettre la lettre dans la boîte qui est près de l’église, en passant par le village, parce que je ne pourrais pas recommencer la petite comédie que j’ai faite avec le facteur, l’autre jour, en courant après lui et en lui disant qu’on avait oublié de lui donner cette lettre au château. – Oui, c’est cela... Au cas où il serait prudent de ne pas écrire ce que tu as à nous dire, mets simplement ceci : « Je serais heureuse de vous voir », et alors, je viendrai ici, comme je l’ai fait aujourd’hui, ou bien Otto, si je suis empêché. « À propos, il quitte l’Espagne, mon frère. Sa maison de commerce vendue là-bas, très avantageusement, il va bientôt s’installer à Paris, avec sa femme. « Une charmante personne, cette Pépita !... Tu ne la connais pas, fillette ? – Non, pas du tout... Et je n’ai vu mon cousin Otto que trois fois. « Mais figurez-vous, cousin Ulrich, que cette vieille maison appartient précisément au beau-frère de ma cousine Pépita, un officier de marine, M. de Valserres ! – Tiens, par exemple ! « Eh ! au fait, je me souviens qu’Otto m’a parlé incidemment d’un logis, avantageusement situé sur la côte bretonne, qu’il désirait acquérir... Oui, il a même prononcé le nom de ce M. de Valserres, je m’en souviens. Mais, comme son genre d’affaires est distinct des miennes, je n’ai pas cherché à connaître le motif de son intérêt. Alors, c’est cela, Ker-Even ? Il considéra un moment la maison, et dit dédaigneusement : – Ça ne vaut pas cher ! – Pourtant, c’est à cause de cette maison que papa est venu ici. Elle l’intéressait beaucoup, lui aussi. – Ah !... Peut-être était-il envoyé par Otto. Ils correspondaient beaucoup ensemble, je le sais... Mon frère a plus d’envergure que moi pour les affaires qui demandent de l’audace. Et puis, il est savant... À Paris, je crois qu’il fera de la bonne besogne. « Allons, adieu, mon enfant !... Je ne puis m’attarder ici, car il ne faudrait pas qu’on nous vît ensemble. « L’endroit est bien choisi pour un rendez-vous. Il jeta un coup d’œil sur la mer houleuse, d’un vert profond baigné de soleil... Puis il déclara : – Très beau !... Mais je ne voudrais pas y être un jour de tempête. Il se pencha et embrassa la petite fille sur les deux joues. – Si tu as besoin de quelque chose, ou si tu es malheureuse, souviens-toi que les cousins Mülbach sont là. – Oui, cousin Ulrich. Merci... Embrassez pour moi cousine Gertrude, Lottchen et Melchior. – Oui, chère enfant. Tous trois m’ont chargé de leurs baisers pour toi... Au revoir, Elsa ! L’enfant le regarda s’éloigner... Elle ne pleurait pas, et dans ses yeux vifs étincelait une sorte de résolution dure. En secouant la tête, elle murmura : – Je sens bien que je ne serai pas malheureuse chez « eux »... Et je veux continuer la tâche de papa, contribuer à faire de la France un pays allemand. Elle revint à pas lents dans la direction du château... Comme elle approchait de l’entrée, deux jeunes cavaliers la dépassèrent : Alain et son cousin Maurice, revenant d’une promenade à cheval. Le premier se détourna pour jeter ces mots à la petite fille : – Il y a du soleil, ce matin ?... la mer est belle ? – Oh ! oui, monsieur ! Elle les regarda s’éloigner. Alain montait déjà en cavalier consommé. Maurice, moins souple, un peu lourd, se tenait mal et ne gardait pas bien l’assiette, sur sa monture. La petite fille songea : « Il est très bien, M. Alain... L’autre jour, sa sœur m’a dit qu’il voulait être officier... Devenir la femme d’un officier français, je crois que c’est tout à fait ce qu’il faudra pour moi. « Maintenant, il va retourner à son collège de Quimper, avec M. Maurice, puisque les vacances de Pâques sont finies. Mais quand il viendra aux grandes vacances, je serai très gentille pour lui, car papa m’a dit : « Prépare... prépare de loin. C’est ainsi que réussissent les individus et les nations. » * Une dizaine de jours plus tard, Mme de Penvalas recevait la réponse aux renseignements demandés. Comme l’avait dit Elsa, Walther Hoffel descendait d’une honorable famille zurichoise... Intelligent, mais de caractère mou et malchanceux, il occupait une très médiocre situation au moment de son mariage avec une jeune fille de Schaffhouse, orpheline, comme lui, et pourvue d’une petite dot. Mlle Steinger, fort jolie, très aimée de son mari, mourut presque subitement après quatre ans de mariage... Walther en perdit un peu la raison, et, un beau jour, quitta Zurich avec sa petite fille, qui ressemblait à la morte. Depuis, on ne l’avait pas revu. En dehors de cousins à un degré très éloigné, avec lesquels il n’avait jamais eu de relations, sa parenté se trouvait éteinte, celle de sa femme également... Donc, personne ne réclamerait Elsa, personne n’aurait souci de s’occuper d’elle. Puisque cette enfant appartenait à une famille honorable, et d’un certain rang social, Mme de Penvalas était décidée à la faire élever de façon que, tout en gagnant sa vie plus tard, elle pût conserver son rang... Un jour, donc, elle la conduisit à Quimper, et la remît entre les mains d’une directrice de pension, femme intelligente et simple, à laquelle, auparavant, la châtelaine avait expliqué la situation d’Elsa. – Il faut à cette enfant une éducation très sérieuse, très forte. Elle aura une beauté qui la fera remarquer, qui constituera pour elle un danger, dans sa position... Puis, aussi, donnez-lui une instruction pratique, dont elle puisse tirer profit de bonne heure... Non que je regarde à lui venir en aide le plus longtemps possible, la pauvre petite ! Mais j’estime qu’une femme jeune et bien portante se doit, en toute dignité, dès qu’elle le peut, de ne plus accepter le secours d’étrangers. Mme Marchais approuva, et convint avec Mme de Penvalas d’un programme qui comprenait à la fois une instruction solide et des connaissances pratiques nécessaires à toute femme, mais plus encore à celles qui demeurent seules et pauvres dans la vie. Puis la châtelaine prit congé d’Elsa... La petite fille la remercia, de cet air tranquille et gracieux qu’elle avait toujours eu, à Runesto. Puis elle baisa la main de sa bienfaitrice, en signe de gratitude émue, et dit avec ferveur : – Je prierai pour vous, madame !... pour vous, qui me sauvez ! Mme de Penvalas dit à la directrice qui la reconduisait jusqu’à la porte de la pension : – Je crois que cette petite sera très reconnaissance... Elle paraît d’ailleurs avoir une excellente nature... Puis elle est très intelligente. L’institutrice anglaise de ma petite-fille en a été frappée comme moi, en l’entendant parler. – Oui, on le voit à ses yeux. « Je crois qu’elle ne sera pas une femme ordinaire... physiquement non plus ! – Malheureusement pour elle ! « Enfin, je vous la confie, madame. Faites-en du moins une femme sérieuse, qui sache se tenir dignement dans la vie.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD