Chapitre 5 – Aaron

1890 Words
Chapitre 5 – Aaron Règle 3 : ne jamais flancher, ni baisser sa garde. Continue de te battre et prends des risques pour ce qui t’est viscéral, quoiqu’il advienne. Alors que Crew s’enferme dans la salle de bains, je joins mes mains sous mon menton, incapable de faire redescendre la pression qui me tord les tripes. Les images de cette après-midi tournent encore et encore dans ma tête, me rendant malade, me donnant envie de gerber mes boyaux sur la moquette bleu pâle de la chambre. Je peux la revoir assise sur ce banc à moitié recouvert de poudreuse, à rire. Amyliana contemplait ce mec avec amour et dévotion, et pour la première fois j’ai été frappé par un détail : le bonheur la faisait rayonner. Jamais je ne l’avais vue heureuse. Si physiquement rien n’a changé chez la femme qui fait battre mon cœur, je dois bien reconnaître avoir été saisi du contraste entre la Amyliana de Logen, et celle de Weber. La même femme et pourtant, un monde différenciait l’ancienne de celle qui riait au loin. Traits détendus et sourires accrochés aux lèvres, ma femme n’avait jamais été aussi radieuse. Même quand elle était sous ma protection, qu’elle partageait mes draps. Comme si le poids de ce qu’elle avait vécu s’était envolé, comme si elle était libérée de ne plus m’avoir dans sa vie, comme si Logen ne l’avait pas forgée. Caché, le cœur serré et obligé de les observer, j’ai contemplé un long moment ces instants qui étaient censés être les miens. Les enfants se chamaillaient, les rires fusaient, puis le téléphone a sonné. Et j’ai compris. Son sourire n’était plus, sa joie de vivre s’était éteinte, ses yeux se sont embués. Elle s’est levée, emportant son sac et hurlant d’une voix paniquée quelque chose d’incompréhensible aux siens. Nos regards se sont croisés. Je peux revoir sa bouche entrouverte, la stupeur dessiner chacun de ses traits, la peur martyriser son regard émeraude. C’est là que tout a foiré. Cris et pas pressés dans la neige, ils s’en allaient. Je ne pouvais pas la laisser m’échapper une seconde fois, je ne pouvais pas la laisser repartir sans moi. Une discussion, c’est le minimum que je voulais. Mais les démons qui tapissent mon âme sont sortis de leurs ténèbres, et c’est armé que je me suis approché. “ Bouge pas où je tire !”. Ils se sont tous les quatre figés, les gosses ont chialé avec la morve au nez et le mec se pissait dessus, les mains levées vers le ciel. Amyliana n’a pas sourcillé. Elle m’a toisé de ses iris meurtriers avant de prendre sa gamine dans les bras. “Tu leur fais peur, range ça”. Je me souviens avoir respiré, reniflé, et avoir hésité en jetant un regard aux rejetons qui pleuraient. Ils avaient peur. Le gamin s’est accroché aux jambes du fils de p**e qui b***e ma femme en soutenant mon regard alors que la fillette enfouissait son visage dans le cou de sa mère. J’ai failli ranger mon arme, et demander pardon. Et j’aurais peut-être dû. À la place, j’ai ricané et j’ai collé mon flingue contre la tempe du fumier qui a crié comme une p**e, et ai ajouté : “ Tu me suis où je le bute. Devant toi, devant les gosses, je n’en ai rien à branler, Amyliana”. L’autre l’a suppliée de ne pas le faire, de ne pas m’écouter, mais la brune connaît l’homme qui les menaçait. Elle me connaît mieux que quiconque sur cette terre, et a répondu au Trouduc’ : “Prends les enfants et rentre. Il ne me fera rien à moi. N’appelle surtout pas les flics, Will”. Sur le chemin qui séparait le parc de la voiture, elle m’a insulté alors qu’elle avançait devant moi, le canon du gun entre les reins. Si Amyliana connaît ma façon de faire, elle ne devait pas oublier que je savais à quel point sa témérité pouvait la rendre cupide. Obligée de grimper sur le siège passager, son regard vert devenu noir me prouvait que je n’allais pas m’en tirer comme ça, que j’allais le regretter. Et je regrette. Je regrette de ne pas avoir buté son mec, je regrette de ne pas l’avoir embarquée de force avec les gosses, je regrette ces années à ne pas s’être parlé. Je finis par me lever du fauteuil et avance vers la salle de bains. Les doigts en suspens au-dessus de la poignée, j’hésite à entrer. “ Je te hais !”. Elle a récité ces trois mots comme une litanie durant tout le trajet. Elle a pleuré, elle a refusé de me regarder. “Je te hais, je te hais, je te hais.” Je la déteste aussi de m’avoir abandonné tel un clébard. Je l'exècre de m’avoir écrit une bête lettre pour m’achever. Elle me répugne de m’avoir volé une partie de ma vie sans que je puisse la supplier, lui expliquer, lui causer. Parce que j’aurais dû vivre chaque instant de la grossesse avec elle, parce que j’aurais dû la rassurer et voir naître mon enfant. Parce que le premier “papa” ne m’était pas destiné, que les premiers pas je les ai loupés. Parce que le temps a filé et que je ne pourrai jamais le rattraper. “Je te hais, je te hais, A, je te hais p****n!”. Je l’aime. Je l’aime comme un crevard d’alcoolique serait fou de son Whisky. Je l’adore comme un camé qui aurait besoin de sa dose, je la chéris pour les souvenirs que nous avons ensemble. Des souvenirs… Voilà la seule chose qu’il me reste d’elle, de nous. De ce nous qui me torture l’esprit, de ce nous qui me charcute l’âme, de ce nous qui me broie le cœur. En peu de temps, Amyliana était devenue ma force, ma résurrection. Elle avait fait de A le Cobra au regard d’acier, un homme capable d’aimer. Parce que j’ai vécu durant presque six années à me les remémorer, à sourire en la revoyant avec ma casquette, à sentir mon cœur palpiter en me représentant ses lèvres douces et sucrées contre les miennes. Les souvenirs ont été ma survie. Ils ont été la raison pour laquelle je me suis accroché, sans jamais avoir la conviction de devoir tout lâcher. Parce que même quand mon cerveau me hurlait d’arrêter d’espérer, mon cœur envoyait un majeur à ma raison et continuait de s’affoler devant les mots qu’elle m’avait écrits, face aux souvenirs qu’elle m’avait abandonnés. Je finis par pousser la porte sans prévenir. Je fais encore ce que je veux et ce ne sont pas ses larmes qui vont me changer. A-t-elle pensé une seule fois aux cicatrices indélébiles qu’elle me causait ? A-t-elle juste une seule fois réfléchis au mal et à la culpabilité qui me rongeaient ? Je ne crois pas, non. Sinon elle ne serait pas partie, elle n’aurait pas fui sa réalité pour se créer une vie éphémère, sans aucun sens, ni passion. Dès que la porte claque contre le radiateur, Crew se retourne vers moi. Accroupi devant Amyliana, ses yeux noirs me mitraillent. — Alors, dis-je en enfonçant mes mains dans les poches de mon jeans, elle te parle à toi ? Crew presse le bras de ma femme qui refuse de me regarder, lui marmonne un “je reviens” avant de sortir en me bousculant. La porte de la chambre s’ouvre dans mon dos, et même si je sais qu’il m’attend, je reste prostré contre le chambranle de la salle de bains. Jambes ramenées contre son buste, bras qui les entourent et tête tournée vers le mur, elle fait comme si je n’existais pas. Elle renifle, je soupire. Elle me saoule. — Tu peux garder le silence tant que tu veux, Amyliana. Je crois que la taule m’a appris à être patient. Tu finiras bien par me causer. ∞ Dehors, le vent souffle, faisant voler la neige des toits sur le balcon qui longe les chambres. Accoudé à la balustrade, Crew inspire longuement sur sa clope, le téléphone vissé à l’oreille. Je devine qu’il s’énerve, qu’il a des soucis avec sa meuf du moment, et l’espace de quelques secondes, je m’en veux de l’avoir fait venir ici alors que les cris de sa nana résonnaient derrière lui. — Je… p****n ! Je te jure que t’as intérêt à l’enfermer chez toi ! Jay, maugréé-t-il, tu n’as jamais dit un bête “dégage” à ta femme ? Ou un mot qui aurait dépassé tes pensées ? Ahhhhh, eh ben tu vois, elle est encore là. Je n’entends pas la réponse de Jay, mais connaissant parfaitement le personnage, j’imagine avec aisance la leçon de morale que Crew doit se prendre. Jay est un type bien, qui ne manquera jamais de respect à Mary. S’il dédie une partie de sa vie au Cobra, je n’oublierai jamais que son oxygène est cette femme. Une seule fois elle l’a menacé de partir à cause de nos conneries. Nous buvions chez eux, nous nous rassemblions là-bas pour compter nos biftons, nous y goûtions nos marchandises, et elle en avait marre. Depuis, il a imposé ses limites, son périmètre en limitant les choses. Chez lui, aucune arme si ce n’est la sienne, aucune vente directe de stup’. Il s’occupe des plantations puisqu’il a l’espace, Dam revend. Quand il se rend compte de ma présence, Crew raccroche sans avertir son interlocuteur, et range son téléphone dans la poche de sa veste. J’inspire, sors mon paquet de clopes mais son poing autour du col de mon pull me cloue au mur derrière moi. Férocité marquée sur le visage, et lèvres retroussées, Crew fixe ses yeux emplis de dédain aux miens. — Tu fous quoi, A ? C’est quoi ton p****n de problème ?! Je hausse les épaules, lui faisant resserrer sa prise, m’empêchant de moufter, de respirer. — Tu l’as menacée devant des gosses ? T’as quoi dans le cerveau, merde ?! De fils de p**e tu deviens un bâtard du style des connards des Black ! Où est ta loyauté, ton respect, ton amour propre, mec ?! Où, p****n ! Il a craché ses mots avec une telle violence que je n’ai pas eu le temps de lui coller mon poing dans la gueule pour le “fils de p**e” lancé. Il me relâche, tourne sur lui-même en se passant les mains sur le Cobra qui orne son crâne rasé alors que je reprends mon souffle. — Elle a un mec ! — Elle ne t’aime plus, A ! hurle-t-il en pointant son index sur mon torse. L’amour ça va, ça vient et ça se barre, sans même qu’on ne le décide ! Tout ce qu’on a à faire, c’est de se battre quand il est présent, et le laisser s’enfuir quand il est trop tard ! Six ans, Aaron ! Ça fait six ans qu’elle est partie ! Tu t’attendais à quoi ? Je clos les paupières et tente de calmer le feu qui crépite en moi, d’agoniser cette étincelle meurtrière qui me dicte de tous les achever pour qu’ils cessent de me rebattre aux oreilles cette connerie que je ne veux pas entendre. — Pas à ça en tout cas, soufflé-je. Il laisse tomber son bras le long de son corps, et quand j’ouvre les yeux, c’est un regard plein de pitié que je croise. — Tu comptes faire quoi maintenant ? L’enfermer jusqu’à ce qu’elle développe le syndrome de Stockholm ? Un rire las m’échappe. Si seulement… — Pourquoi pas… — A… — Je ne sais pas. Et c’est pour ça que je t’ai appelé toi ! Parce que t’as toujours les bons mots avec les femmes, avec elle, avec moi. Tu vas pouvoir la convaincre de me parler, non ? Je ne lui ferai pas de mal, je veux juste qu’elle sache la vérité, qu’elle se rende compte que c’est moi l’homme qui lui faut et pas ce connard en doudoune. Je veux qu’elle se fasse pardonner de m’avoir volé six années de ma vie. C’est au tour de mon ami de rire. Il s’adosse à mes côtés, puis me partage sa cigarette. — Je ne sais plus trouver les mots, A, crois-moi. J’ai merdé avec ma nana alors comment veux-tu que je parle à la tienne ? Je tire une longue taffe, lui rends la clope et nous gardons le silence durant quelques secondes avant d’éclater de rire. — T’y crois, toi ? On gère ce qu’on veut, quand on veut, où on veut. On fait face à des hommes encore plus durs et armés que nous, on fuit les flics et berne la justice… Et face à nos femmes, on devient des lopettes. — On devient comme Jay, répond Crew. Ça pue pour nous, ça.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD